« L'homme peut refuser, plus ou moins consciemment, de consentir au désir qui l'habite.
Dans ce cas, il est comme un aveugle-né. Il est empêché d'interpréter les signes. »

Articles

Publication des Séminaires

Nous débutons la publication des séminaires de lecture que Denis Vasse a tenu durant plusieurs années. Ils se composent de textes écrits et distribués aux participants par Denis Vasse au cours des séances de travail  ainsi que de notes ou d »enregistrements.

Nous commencerons par le séminaire consacré à « Au-delà du principe de plaisir » de Freud.

Vu l’importance de ces écrits et des notes qui montrent l’ouverture que la pensée de Denis Vasse donne à ce texte, nous le publierons par chapitres, un peu comme un feuilleton.

Ces textes ont été revus et retravaillés avec Denis Vasse dans l’esprit de sa pensée de l’époque.

Cure de Christian

Cette cure a fait l’objet d’une publication, dans « La grande menace », Seuil, 2004

Cure d’Agathe

Cette cure a fait l’objet d’une publication aux éditions Bayard en 2011-2012. L’ouvrage est disponible en le commandant sur ce site (voir page d’accueil).

Les chemins de l’Évangile en famille

La CROIX
Dossier paru le: samedi 01/07/2006

Les chemins de l’Évangile en famille.

« L’enfant rappelle que Dieu est le don de la vie ».

Parents et enfants s’indiquent mutuellement la source du don.

Interview de Denis Vasse,
jésuite et psychanalyste (1).

MAUROT Elodie.

– Voyez-vous la famille comme un lieu d’éveil spirituel ?

– La famille l’est nécessairement. C’est même un lieu de naissance spirituelle, c’est-à-dire un lieu de naissance de l’homme. Ce qu’essaie de faire le monde moderne, c’est d’organiser une famille dont les liens ne seraient pas spirituels. Naître, ce serait surgir de la jonction d’une moitié du patrimoine génétique du côté de la mère et de l’autre moitié du côté du père ! Alors que la naissance ne vient que d’une communion, dont le rapport génétique n’est qu’une métaphore. Ce qui fait l’unité de l’homme, c’est la différence. C’est dans cette unité-là que se manifeste l’Esprit. L’homme n’est pas d’abord homme et spirituel ensuite, il n’est homme que d’être spirituel. Être spirituel, c’est être dans l’unité de l’Esprit. Et être dans l’unité de l’Esprit, c’est pour l’homme être dans un rapport à la femme, et la femme être dans un rapport à l’homme, où tous deux sont en rapport originel avec quelque chose d’autre qu’eux. C’est de cette triangulation-là que naît l’enfant.

– Comment les parents peuvent-ils transmettre quelque chose de l’ordre de ce

spirituel ?

– Le savoir intellectuel et universitaire s’est développé de telle façon qu’aujourd’hui, pratiquement, il est interdit de transmettre quelque chose en en témoignant. Selon les règles du savoir, vous devez transmettre quelque chose d’objectif, c’est-à-dire dans un rapport d’extériorité avec vous-mêmes. Or les enfants sont perdus avec un savoir où on ne s’implique pas. Un jour, Lacan m’a demandé de définir la perversion. J’étais un peu pris au dépourvu, mais j’ai donné cette réponse : « Être pervers, c’est dire la vérité pour ne pas la faire. » C’est ce qui détruit la parole de vie. Témoigner de la vérité, à l’inverse, c’est témoigner de la vérité de la vie en nous, au prix parfois de ne pas pouvoir la dire… Il n’y a pas de vivant qui puisse continuer à vivre, s’il ne croit pas que la vie est la vérité de la vie. Ce qui caractérise la foi, ce n’est pas de savoir, mais de croire. Ce n’est pas parce qu’on le sait et qu’on veut le dire qu’on le transmet. C’est parce qu’on le vit. Le témoignage des parents ne doit pas passer par une attitude moralisante. Les grands névrosés et les grands psychotiques, d’ailleurs, sont ceux qui ont été ordonnés à l’image ou la ressemblance de leurs parents… Les parents ne peuvent qu’indiquer la source du don.

– Quand les parents peuvent-ils nommer Dieu devant leur enfant ?

– Tout de suite ! Souvent, les parents disent : « Je parlerai de Dieu à mon enfant

quand il sera plus grand, parce que maintenant, c’est trop difficile et il ne comprend pas. » Comme si eux, ou vous, ou moi, nous comprenions de quoi nous parlons quand nous parlons de Dieu ! Il est toujours assez tôt pour parler du don de la vie, qui est ce sans quoi nous ne pouvons pas vivre. Sinon, nous restons coincés dans ce qu’il faudrait être ou avoir pour être aimé…

– Comment parler de Dieu en famille ?

– La chasteté requise dans la tendresse due aux enfants ne peut que parler de Dieu. Car l’amour y parle d’un don de la vie qui ne cherche pas sa propre satisfaction. Elle parle d’un amour qui trouve sa vérité dans la générosité effective, c’est-à-dire dans le détachement même de l’amour. Cet amour-là parle de Dieu. Les parents peuvent aussi aider leur enfant à discerner ce qui les entraîne du côté de la joie, qui est toujours du côté de l’amour véritable.

– Cela, les parents peuvent en témoigner malgré leurs propres difficultés…

– Bien entendu. J’ai un souvenir d’enfance à ce propos. Mon frère aîné ne voulait pas aller se confesser, expliquant à mon père qu’il ne savait pas quoi dire au prêtre. Mon père lui a répondu : « Moi, j’ai été me confesser et j’ai dit que j’avais fait toutes les fautes, sauf de tuer. » Je vous garantis que cette manière de faire m’a sauvé ! Elle m’a montré que ce n’est pas parce qu’on pèche qu’on ne peut pas croire.

– Entre parents et enfants, il y a un rapport de filiation, mais ne sont-ils pas également appelés à devenir frères ?

– Il ne faut pas le dire trop tôt. Parents et enfants ont à être frères, dans la mesure où ils sont des hommes et des femmes de la même humanité. Mais les parents ont à transmettre ce qui est de l’ordre de la loi, même s’ils ne sont pas parfaits. Cet enseignement ne peut se faire que sur le mode objectif. Vous ne pouvez enseigner que si vous témoignez de ce que vous êtes, sans faire semblant quand vous avez des moments difficiles à vivre. Pourtant, il y a aussi un passage dans l’Évangile, où les rôles sont inversés. C’est la scène où Jésus, à 12 ans, reste avec les docteurs du

Temple pour la fête de la Pâque. Jésus a disparu et ses parents sont affolés. Ils le retrouvent au Temple et l’enfant leur fait cette réponse incroyable : « Ne savez-vous pas que j’ai à m’occuper des affaires de mon père », et il sous-entend « mon père, qui est aussi le vôtre ». Ainsi, tout enfant dit à son père et à sa mère : « Ne saviez-vous pas que je dois être dans la maison de mon père ? » Il leur dit : « Je suis venu vous indiquer ce qu’est l’origine vraie de l’humanité. » Tout enfant est le don unique et toujours nouveau de la vie. Et Dieu n’a pas d’autre acte en tant que tel que d’être le don de la vie. Si Dieu n’est plus le don de la vie, il n’est plus Dieu. L’enfant rappelle cela à ses parents.

Recueilli par Élodie MAUROT.

(1) Auteur notamment de Né de l’homme et de la femme, l’enfant (Seuil, 2006), La Vie et les Vivants (Seuil, 2001), Le Temps du désir (Seuil, 1997).

1981-1983 : Avec Freud – Au-delà du principe de plaisir

– Chapitre 1 : le-principe-de-plaisir-et-au-dela

– Chapitre 2 : le-traumatisme-les-jeux-denfant

– Chapitre 3 : transfert-et-resistance

– Chapitre 4 : La conscience comme lien entre les perceptions extérieures et les sensations intérieures de plaisir/déplaisir

– Chapitre 5 :Les détours compliqués que la pulsion utilise pour atteindre son but. L’état inanimé, la vie, la mort.

– Chapitre 6 :De la dualité pulsionnelle à l’intrication des pulsions

– Chapitre 7 :Conclusion

Synthèse de deux héritages (Algérie)

in Études, 15 rue Monsieur, 75007, Mars 1963, n°3, p.303-317

L’Algérie se transforme et les Algériens entendent assumer eux-mêmes leur évolution dans la Révolution. Nous devons les accompagner dans la découverte de leur personnalité et tenter de dégager les conditions d’un dialogue d’hommes. Un tel dialogue n’est fécond que dans la mesure où il engage en vérité les interlocuteurs : engagement vis-à-vis des autres et vis-à-vis de soi. Il implique donc un effort de connaissance réciproque : c’est à cela que voudraient contribuer les lignes qui suivent.

Un double héritage

Quand il s’agit de définir l’attitude du musulman algérien vis-à-vis de la culture française, deux opinions contradictoires s’opposent couramment : l’une affirme qu’« ils ne veulent plus du tout ce qui est français » ; l’autre que, « si on leur donnait encore la possibilité de choisir pour ou contre la France, la majorité choisirait pour ». Ces affirmations sont fausses toutes les deux, car elles ne tiennent pas compte de la réalité, plus complexe, d’un comportement d’homme à la recherche de sa dignité, sollicité par plusieurs « forces » et qui évolue à la lumière d’une liberté politique toute nouvelle.

Lorsqu’il est possible de sortir du contexte passionnel, l’expérience nous en a convaincus, la réaction des Algériens musulmans à l’égard de la culture française est d’abord admirable. Quand ils la connaissent suffisamment pour l’avoir goûtée, ils l’aiment un peu comme la leur – et elle est leur – même si, à cause d’elle, ils sont intérieurement déchirés parce qu’elle les alimente d’un lait qui n’est pas celui dont l’Islam et sa tradition les a nourris.

En effet, les connaissances acquises à l’école ou au travail, la nécessité d’aborder et de découvrir le monde sur un mode d’efficacité conquérante, l’exploration de valeurs nouvelles dans le domaine technique ou personnel, font irruption dans un milieu où elles paraissent étrangères. La nouvelle manière d’être s’accorde mal avec l’ancienne, léguée par la structure familiale traditionnelle, la morale de religieuse soumission aux évènements. Elle ébranle la sécurité que donne le respect des valeurs sur lesquelles on s’est modelé dès l’enfance et qu’on veut éviter de remettre en question. Partagé jusqu’au déchirement par la friction avec une culture qui mesure les nouvelles dimensions du monde, le musulman va vivre sur deux registres. Il aura l’impression d’avoir une personnalité d’emprunt, ou de n’en plus avoir.

Bien avant le cessez-le-feu que nous désirions avec une même énergie, je bavardais en cœur à cœur avec un de mes amis musulmans, professeur d’arabe. Comme je lui disais mon inquiétude de voir, dans une Algérie indépendante, la culture française progressivement évacuée, parce que coupée de sa source métropolitaine et étouffée par des manœuvres politiques (nous ne savions pas alors ce qui sortirait des accords d’Evian, ni même s’ils aboutiraient), B.K m’a répondu, les larmes aux yeux : « Mais il n’y a pas de culture algérienne, notre culture est française ! »

A Messad, lors d’une conversation aux portes du désert avec un infirmier dont le nationalisme était évident et qui, s’il avait pu suivre des études, eût certainement fait un médecin de valeur, j’ai recueilli cette phrase dont la saveur est très orientale : « s’il se fait quelque chose en Algérie, cela ne se fera qu’avec la culture française, qui sera comme le fer dans le ciment armé. » Et cette autre d’un épicier d’Ain-Mabed : « On ne peut travailler sérieusement qu’avec deux mains ».

A travers ce qu’elles ont de symbolique, ces images montrent mieux qu’un raisonnement la nécessité de tenir compte d’un double héritage. Cette double influence devra se retrouver au niveau de l’organisation politique du pays, dans une algérianisation qui ne devrait être ni une européanisation ni une arabisation. Elle existe encore plus certainement au cœur même de chaque Algérien musulman.

Dans de rares cas, la reconnaissance de cette division est lucidement analysée par ceux-là mêmes qui la vivent et chez lesquels elle provoque une mise en tension, un état de crise. Un émouvant témoignage nous en était encore donné récemment par un homme qui avait passé quatre ans dans le maquis et qui occupe une fonction administrative importante : « voyez-vous, celui qui ne sait pas parler le français (celui qui n’est pas ouvert à la culture française), il faut que vous le considériez comme un enfant, car il n’a pas pu progresser. »

Ma sympathie accueillait la sienne : il montrait avec beaucoup de confiance devant moi la « distorsion » dont il était lui-même l’objet. On ne pouvait mieux mettre en relief le rapport de l’éducation uniquement « arabe », communément reçue dans la série des valeurs affectives de l’enfance, avec la progression nécessaire dans un « autre » univers.

Du même coup, l’homme prenait conscience d’une accession à un « état adulte » où la synthèse personnelle peut se réaliser. On pourrait évoquer beaucoup d’autres réactions de ce genre, manifestant un attachement profond et vrai à la culture française ou du moins occidentale. Et cela, même si, pour les besoins d’une cause politique, les « rebelles » ont dit et répété au peuple des campagnes et des bidonvilles que « tant que les Français occuperaient l’Algérie, il serait comme l’âne attaché à sa longe ». La  contradiction entre cette estime professée pour la culture française et le violent désir d’expulser ceux qui s’en réclamaient dans l’ambiguïté d’un régime colonialiste arrive par là à s’expliquer.

La plupart des Algériens musulmans se sentent donc encore écartelés entre l’évidente volonté de continuer à assimiler ce que peut leur apporter d’éléments positifs et « constituants » la culture française, et la farouche détermination à s’édifier eux-mêmes sans que d’autres s’en mêlent (d’autant plus farouche qu’il a fallu la guerre pour que de part et d’autre on en prenne une véritable conscience). Peu nombreux sont ceux qui ont accédé à la stabilité et au dynamisme d’une personnalité sûre d’elle-même. Une telle réussite ne va pas sans heurts ni difficultés dans des conditions de vie unifiée. Faut-il s’étonner alors qu’elle soit en Algérie, actuellement du moins, au-dessus des moyens du plus grand nombre ?

L’homme qui n’est forgé que par le Coran et la tradition musulmane a pratiquement disparu. On  le retrouve à l’état presque pur dans le Sud, sous les traits de ces patriarches qui vivent sous la tente la vie d’Abraham. Ils forcent l’admiration et le respect, un peu comme des êtres d’un autre âge dont la sagesse est à respecter mais dont le mode de vie ne saurait être imité.

A côté d’eux, et suivant le degré de pénétration de la civilisation occidentale, l’immense majorité de ceux qui, à des degrés divers, aspirent à « autre chose ». Ceux-là ont connu les valeurs véhiculées par la culture française ; ils s’y sentent très nécessairement et très vitalement attachés, sans que pour autant elles soient incorporées dans une vision islamique du monde où elles demeurent étrangères.

Il semble, en effet, que l’adaptation au monde technique – et par conséquent, dans une certaine mesure, à l’univers occidental – soit une question de vie ou de mort pour une nation qui se veut moderne, pour la nation algérienne. Or l’assimilation des valeurs nouvelles risque de mener à la douloureuse remise en question d’une tradition. C’est pourtant vers celle-ci que les Algériens musulmans se tourneront encore, instinctivement, pour retrouver la sécurité que toute crise de croissance fait disparaître. Le « milieu » que les vérités traditionnelles constituent, ébranlé par les exigences nouvelles, saura-t-il leur rendre la sérénité perdue ? Ou devra-t-il « s’ajuster », dans un discernement nécessaire des valeurs à accepter ou à rejeter ?

Cet effort de synthèse que les musulmans sont appelés à réaliser dans tout le monde arabe, et plus manifestement peut-être en Algérie à cause d’une imbrication plus grande des lignes de forces cultuelles, ils ne sauraient s’en dispenser sous peine de mort. Il est à l’individu ce que la « qawmîya » est à la société musulmane.

« La quawmîya, écrit Muh’Yeddin Gaber au Congrès des Ecrivains arabes de 1957, n’est pas un concept ethnique, mais une lutte en vue d’actualiser les valeurs idéales de la  civilisation industrielle, et notamment celles qui parmi ces valeurs sont les plus équitables dans les domaines politique, économique, social et culturel. C’est aussi un ensemble d’intérêts vitaux communs et une  communauté de destin qui se font jour à travers l’ethnie arabe, mais la débordent, puisque ces intérêts et ce destin restent liés à ceux du monde contemporain tout entier. »

Et J. Berque conclut : « La qawmîya,  c’est donc l’effort des Arabes pour s’ajuster aux autres en restant fidèles à soi ».

De cet ajustement quels sont les conditions et les obstacles ?

A travers l’effervescence des « nationalismes » et l’exercice nouveau de leur liberté politique, le courant actuel entraîne les musulmans vers plus d’autonomie individuelle dans une action qui engage. L’initiative et la participation effective à l’« histoire » ne peuvent plus être évitées. Apparaît alors pour eux la nécessité d’acquérir les caractères de l’autonomie, de l’action, voire de l’échange, qui sont ceux de ce qu’en langage moderne on appelle « la personne ».

S’il fallait analyser, en effet, les raisons pour lesquelles il y a tant de différence entre un Algérien musulman et un Algérien européen, nous serions tenté de dire que l’essentiel réside dans le fait que le premier ne s’éprouve pas comme une personne. Même si des chercheurs tentent de dégager une perspective à partir de quelques ouvertures coraniques dans le sens du personnalisme, une analyse objective montre à l’évidence que l’Algérien musulman, encore peu marqué de culture étrangère au Coran, s’éprouve davantage comme faisant partie d’une collectivité, d’un tout sur lequel il ne peut pas grand chose. Il ne concourt pas à façonner le monde dans lequel il vit : ce monde, en revanche, lui impose inéluctablement ses lois, sans qu’ait à jouer le mécanisme d’une libre acceptation ou la possibilité d’une révolte.

Mis dans l’obligation de pénétrer dans un monde de valeurs nouvelles, régi par les lois de la conscience personnelle et non plus par celles d’une collectivité à partir de laquelle l’individu se définit tout entier, l’Algérien musulman ne va plus pouvoir s’enfermer dans un formalisme trop passif, dans la sincérité du moment, dans la dépendance soumise. Mais il lui faut accéder à plus d’autonomie dans l’action, à plus d’objectivité, à un sens plus poussé du dialogue. Ce sont ces trois aspects que nous allons essayer de préciser.

Vers plus d’autonomie dans l’action

Cette autonomie n’apparaît guère dans le comportement quotidien de l’Algérien musulman. « Inch Allah », « mektoub » : expressions dont on connaît suffisamment le sens et qu’on emploie souvent de manière abusive, mais qui n’en reflètent pas moins l’absence d’engagement volontaire, de projet visant à la formation du monde et de soi. Elles indiquent une soumission inconditionnée à une volonté qui « dépasse » et vis-à-vis de laquelle il serait vain de se situer en « co-opérateur ». A moins que cela ne soit déjà ressenti comme une « faute ».

C’est cette soumission à un état de fait considéré comme l’expression d’une volonté plus haute que l’on retrouve, par exemple, dans la complicité plus passive que franchement active lors de la rébellion. Elle était, certes, un des moyens les plus sûrs pour favoriser la révolte armée, menée par un petit nombre, et pour user l’agressivité de l’adversaire. Mais elle était aussi l’expression naturelle du tempérament. Que l’on pense un moment, pour éclairer cette affirmation, à cet art de la compromission dans la manière de traiter les affaires entre musulmans, qui n’est jamais initiative directe mais qui utilise à son profit l’initiative de l’autre : la position est toute d’attente et de patience. On guette la faille qui survient souvent au moment même où l’on a donné à l’interlocuteur l’impression qu’il était maître de la situation…Revenons à la guerre d’Algérie : combien de militaires ont cru sincèrement qu’ils ne pouvaient que « gagner » les populations. Au moment même où le comportement « ambigu » des musulmans leur donnait la certitude illusoire d’avoir raison, la réalité signifiée par ce comportement leur échappait totalement. Aveuglés par ce qu’ils « croyaient », ils devenaient inaptes à discerner l’évolution réelle d’un milieu dont ils ne distinguaient plus que la surface protectrice. C’est ce non-engagement solidarisant dans l’impersonnel d’une collectivité qui autorisait, quelle que soit l’adhésion secrète du  cœur, une « certaine » soumission (défensive et protectrice) aux tenants de la force qui devenait loi : l’Armée française le jour, l’ALN la nuit. Cette attitude, observée sans l’effort de compréhension qui implique qu’on sorte de ses propres structures mentales, faisait dire à beaucoup : « Avec eux, c’est le dernier qui parle qui a raison ! ».

Si l’on tente de remonter de l’expérience analysée à la source de ses principes, si l’on éclaire le musulman par le Coran dans son interprétation vécue la plus banale, force est de reconnaître que l’Islam ainsi vécu s’adresse à un agrégat d’individus pliés sous une même loi. Il ne nourrit pas une communauté de personnes.

N’est-ce pas ce modelage foncier que l’on retrouve dans le comportement quotidien, traduction visible du rapport profond de l’homme avec Dieu, sur lequel nous reviendrons plus loin ?

« L’Islam est vécu comme pression plutôt que comme appel. Il propose des croyances fort simples, la plus importante étant la profession de foi en un Dieu unique. Au demeurant il suscite moins l’élan du cœur et de l’âme que des comportements minutieusement réglés par des normes précises, et s’adresse moins à la personne qu’au personnage, à l’être social qui pense et agit par et pour le groupe ; comme on voit en la prière, acte social, non point dialogue avec Dieu, mais plutôt composition « solennelle et théâtrale », représentation dont le spectateur  peut saisir sans peine le sens, rôle compliqué et minutieusement ordonné, objectif et impersonnel qui attend moins de l’acte initiative et intention de conscience que conformité entière aux indications prescrites. »

Il manque dans le comportement du musulman le ressort de l’initiative, qui plonge chez nous ses racines dans la nécessité où nous sommes de coopérer à la création constamment entretenue du monde qui devient nôtre. Le travail n’est guère pour le musulman que le moyen de vivre en mangeant un pain qui n’est pas usurpé. Dans une perspective chrétienne, ou peut-être même « occidentale », il est plus : il traduit la conscience d’une responsabilité, le souci de prendre en  charge la matière et le monde, afin de s’en rendre maître, de les façonner, de les orienter.

Cette absence d’adhésion aux choses, d’appréhension volontaire du monde, est due au fait que, sous le ciel d’Allah le Tout-Puissant, il n’entre pas dans les prérogatives de l’homme de devenir avec Dieu l’artisan du monde. A le vouloir, il se départirait du rôle qui lui est dévolu. Ce « manque », J.Berque le constate et l’analyse dans ce qu’il nomme  « l’absence du sens de la chose ».

L’Islam ainsi compris fixe définitivement l’homme dans une relation à Dieu donnée une fois pour toutes. Pour lui ne s’ouvre aucune perspective de progrès au terme duquel l’homme rejoint Dieu dans son immutabilité, propulsé par sa liberté et invinciblement attiré par l’amour. Ce n’est pas le monde dynamique de la personne en devenir, celui du « travail ».

Un plus grand souci du réel

Ce manque d’adhérence et de l’adhésion aux choses et aux êtres par quoi se caractérise l’effort créateur, l’absence de l’intention transformatrice du travail, vont de pair avec un sens du « réel » affaibli au profit d’une vision formelle et formaliste du monde, qui, ne variant pas et faisant écran au vrai,  permet l’étonnante égalité du comportement musulman. Mais alors, la notion de « vérité » est-elle identique pour un européen et pour un musulman ? Il semble que le même mot désigne deux réalités différentes, d’où naît une constante ambiguïté.

Pour le musulman, la « vérité » réside en un certain ordonnancement des choses, bon de préférence, menant à cette « sagesse » orientale qui ressemble à de la tranquillité et qui ne se veut troublée par rien. C’est ce qui répond à un ordre de choses donné et statique, c’est  ce qui obéit à une loi beaucoup plus que ce qui « est » réellement. Dans cette perspective, ce qui importe finalement, c’est de satisfaire formellement à ce que demande la règle. La rigueur de la correspondance entre le vrai et la manière dont il est exprimé (où réside pour nous l’effort de vérité) a peu d’importance. Par contre, la réponse que la loi ou l’interlocuteur attendent, devra être la plus conforme à leur désir et la plus propre à les satisfaire. Ce n’est pas là intention mensongère, mais souci de satisfaire, de faire plaisir, pour se concilier l’autorité : la loi, la force ou Dieu. Emporter son adhésion, c’est paradoxalement être en règle vis-à-vis de ce qui est « réel ».

Les exemples ne manquent pas de cette divergence profonde. Qu’on se réfère à la manière qu’ont les musulmans de donner des renseignements ou de répondre à un interrogatoire médical. Combien de médecins métropolitains sont déconcertés par l’interrogatoire en milieu musulman, qui, pris littéralement, n’a pas grande valeur ! On ne retrouve pas dans les réponses, précisément, ce souci de la conformité avec le réel mais l’unique intention de satisfaire à la pudeur ou de faire plaisir au médecin. Là encore il ne faudrait pas voir rouerie ou inintelligence ; il s’agit d’une forme profonde de l’esprit.

Ce qui devrait être a plus d’importance que ce qui est. En lui donnant la primauté sur le vrai, on édifie un rempart moral, formaliste et stéréotypé, qui permet à l’homme d’évoluer dans un domaine caché, protégé, à l’abri des investigations de sa propre conscience ou de celle d’autrui. A la limite, peu importe ce qui est dit et fait dans le secret du cœur en conformité avec ce qui est « vrai ». Ce qui a valeur, c’est le pensé, le dit, le signifié extérieurement, « hic et nunc ». A cela on finit par croire comme à la réalité.

De cette tournure profonde de l’esprit résulte une divergence entre la conception qu’a le chrétien du sens et de la valeur du témoignage et celle que s’en fait le musulman.

Sur le plan spirituel, « être témoin » consiste, pour un chrétien, à rendre le plus possible son comportement extérieur conforme à ce qui inspire sa personne intérieure, à ce dont « il vit » : l’amour du Christ vécu par lui, expérimenté comme vrai. Le chrétien cherche à être témoin, selon le texte de la messe du Dieu vivant et vrai.

Or, pour un musulman, « être témoin » n’inclut pas la nécessité de cet échelon intermédiaire du « cœur »  et de la « personne », où s’opère pour le chrétien tout le vécu et l’authentique du témoignage. L’intériorisation, semble-t-il, disparait. Témoigner, c’est alors affirmer dans l’apparence, dans la forme et par devoir, ce qui « doit » être (plus que ce qui est) et, sur le plan proprement religieux, affirmer les attributs de Dieu, particulièrement son unicité. Mais il n’est pas nécessaire de vivre la vie de Dieu. Pour l’Islam traditionnel, le témoignage, comme les valeurs religieuses, habillent l’homme, le rendent conforme ; ils ne le transforment pas en un autre homme vivant et « nouveau » 1.

Dans ces conditions, désirer une plus grande fidélité dans l’expression à la réalité quotidienne, quand elle se trouve aller à l’encontre d’un ordre de choses établi selon les principes inaltérables d’une autorité supérieure, c’est déjà s’insurger contre cette dernière. Dans le domaine religieux, rien ne peut échapper à cette autorité qui est Dieu : il est le maître unique incontesté du monde, et il n’est pas convenable qu’une opposition quelconque à sa volonté puisse s’inscrire dans la réalité des évènements.

Ce mécanisme psychique difficile à analyser joue instinctivement vis-à-vis de toute autorité qui fait la loi. Il en résulte une patiente et inlassable soumission dans les épreuves, presque inconcevable à nos yeux, et une résignation si entière qu’elle est souvent donnée comme le modèle d’une « acceptation », voire d’une maturité qu’elle n’est pas en fait. Il y a dans ces deux dernières une nécessaire nuance de « participation  active » et de discernement qui ne se trouve aucunement dans une passivité sage, certes, mais inerte.

Cette patience qui acquiesce devant l’autorité ou la force, a donné aux Européens l’impression qu’avec « les Arabes » c’est le plus fort qui a raison. Ce n’est qu’une impression dont l’illusion tenace est compatible avec une réalité toute autre : la guerre d’Algérie en fournirait une infinité d’exemples, dont le plus manifeste, croyons-nous, réside dans le mythe de l’Algérie française. Rendue possible par la force, elle eût cachée, pour peu de temps encore, une situation contradictoire et explosive.

Pour un musulman, l’évènement a valeur en soi : il ne se discute pas. La suite des évènements enferme les hommes sous un plafond divin qui est nécessairement l’expression de Dieu. Et pourtant ce ciel implacable craque sous la poussée d’un nouveau dynamisme.

Pour un chrétien, l’évènement est  bien la main de Dieu sur nous, mais il est aussi « le livre sur lequel il nous faut lire la divine volonté » : il a valeur par la manière dont il est considéré, interprété ; le regard que nous portons sur lui pouvant et devant être purifié jusqu’à ce que notre vision personnelle du monde se confonde avec la vision de Dieu sur nous. « Si ton œil est clair, tout ton corps sera lumineux » : discernement d’une volonté et d’un dessein d’amour qui transcende tout, le bien comme le mal, enchevêtrés dans nos vies.

Pour un vrai dialogue

Le musulman algérien adore Dieu d’une manière absolue, « sans recul », sans qu’il lui soit nécessaire de s’engager librement et progressivement dans cette démarche, Dieu est « l’Unique et l’Inaccessible » et le rapport de l’homme à Dieu – qui donne conscience de lui – même à tout croyant – est négatif : l’homme ne peut atteindre Dieu et Dieu ne peut abandonner son inaccessible situation.

Le musulman ne peut connaître Dieu sans l’adorer, tandis que le chrétien ne peut connaître Dieu sans l’aimer. L’amour de Dieu qui transcende gratuitement dans le don en Jésus-Christ, l’omnipuissance et l’intangibilité divines, pour « se » donner et permettre le don en retour – et ceci fonde la véritable et positive relation rétablie par le Christ – n’est pas perçu par le musulman dans l’Islam, car il n’est pas, croyons-nous, inscrit dans le Coran. Ce dernier affirme bien une certaine proximité avec Dieu mais, pour lui, Dieu est proche de tout être, devenu extérieur à lui, et sur lequel il continue de régner en maître : il lui est présent « comme physiquement », comme est présent l’artiste à son œuvre. « Nous sommes plus près de l’homme, dit Allah dans le Coran, que sa veine jugulaire. »

Avec Dieu, c’est-à-dire dans sa relation essentielle, le musulman n’accède donc pas au dialogue. C’est pourquoi, pensons-nous, il ne vit pas ou il vit mal l’amour personnel qui est échange. A cet état de personne, il se doit d’accéder, dans l’Islam, comme dans le christianisme se retrouve la marque laissée par Dieu sur la psychologie de l’homme : d’un côté règne le Dieu Unique et Inaccessible, de l’autre le Dieu trinitaire « en relation avec », l’Emmanuel, le Suprême Dialoguant.

Mais, à ce propos, un regard rétrospectif nous force à reconnaître que nous avons eu tendance à ne retenir du christianisme que ce qui s’impose de l’extérieur comme une loi, pour démontrer aux musulmans eux-mêmes qu’au fond nous adorions le même Dieu et que « c’est la même chose. »

Les chrétiens n’ont-ils pas failli gravement à leur rôle de témoins ? Peut être par éducation, ou à dessein, nous avons été des témoins du Dieu de l’Ancien Testament, négligeant de révéler le Dieu Amour en qui réside toute la vérité de l’Evangile, toute son originalité. Avons-nous été effectivement les témoins de ce dialogue personnalisant qui s’établit Dieu dans et par le Christ ? Au lieu de faire connaître le véritable visage de notre Dieu, n’avons-nous pas tenté d’en présenter une image faussée, pour la faire coïncider avec celle d’Allah, nous satisfaisant d’une admiration ambigüe et extérieure, qui est plus une entrave à la mutuelle compréhension qu’un effort de commune recherche ?

Si, pour le musulman, l’approche des êtres et des choses ne se réalise pas dans le dialogue, elle se réalise cependant, mais sous une forme différente et qui nous désarçonne. Elle est plus intuitive que directe et logique. Elle est aussi plus concrète qu’intellectuelle. L’on n’y retrouve pas la tendance à la généralisation qui caractérise  la même démarche chez l’européen. Dans l’univers maghrébin, l’on n’affronte pas l’interlocuteur, on le circonscrit plutôt, on l’observe dans ses réactions les plus secrètes, dans sa forme. Mais, en aucun cas, on ne s’expose devant lui, on ne s’exprime dans un effort de vérité, ce qui est souvent la première démarche du dialogue et le début d’une réciproque découverte. L’attitude du musulman n’est pas d’« obliger » l’autre à se découvrir tel qu’il est, mais, selon un jeu parfois très protocolaire, de faire plaisir et de regarder, ce qui est un moyen subtil d’éprouver, de connaître, sans affronter. C’est ainsi que l’on traite les affaires en Algérie ou que l’on raconte un évènement. Le jugement porté sur une situation est rarement donné sous une forme personnelle, qui engage. Le recours à des formules consacrées, à des images impersonnelles, à des phrases du Coran, est à peu près constant. Et sous le même comportement d’accueil conventionnel, la distance est toujours respectée, l’engagement jamais définitif. A l’interlocuteur de ne pas se tromper. C’est ainsi que les mêmes remarques d’une chaleureuse politesse pourront cacher les racines du plus profond mépris ou la plus authentique estime.

Ainsi l’interlocuteur européen se laisse connaître tandis que le musulman n’est pas connu, ni dérangé par l’intrusion d’autrui en soi qui accompagne nécessairement tout dialogue véritable.

Cette analyse ne veut pas « juger » mais comprendre. Nous pensons qu’il ne s’agit absolument pas, comme on le répète souvent même en milieu musulman, de « fourberie » ou de « duplicité », mais d’une manière d’être, due à la  structure d’un esprit façonné par une tradition particulière. Il s’agit d’accepter cette réalité psychologique telle qu’elle est, non telle que nous la voudrions. A cette condition seulement, notre dialogue aura des chances d’être vrai.

Il faut réaliser, ici, l’erreur essentielle de l’« action psychologique »,  telle qu’elle a été pratiquée en milieu musulman, ces dernières années. Entreprenante pour deux, elle a renforcé, en augmentant le degré de contrainte extérieure, cet aspect « caché » de la personnalité musulmane qui se « laisse faire », mais qui n’en évolue pas moins secrètement pour son propre compte. Les organisateurs en ont fait la cuisante expérience…

Non seulement la non-résistance aux méthodes employées leur a fait croire au succès, mais encore, projetant sur les Arabes une image de leur personnalité propre, cette action était loin d’être inefficace sur ceux-là mêmes qui s’en croyaient les maîtres ! Ils en étaient en réalité les victimes.

Ils offraient ainsi aux musulmans une double possibilité. D’abord, ces derniers résistaient sans difficulté à l’action envahissante : elle ne les atteignait pas profondément, en raison de leur passivité patiente et protectrice. Ensuite, par cette inertie même, naturellement érigée au rang de vertu, ils usaient lentement mais sûrement le potentiel d’agressivité de ceux qui se manifestaient de plus en plus comme des occupants, alors qu’ils se voulaient et s’imaginaient comme des « libérateurs ». Comme le faisait remarquer le maire musulman d’une commune des Hauts-Plateaux : « Ce sont ceux qui seront fatigués les premiers qui s’arrêteront les premiers. »

Depuis longtemps on pouvait prévoir quel serait ce « premier » : même lorsqu’elle est victorieuse une armée se fatigue. C’est certainement ce que ressentait ce jeune Algérien musulman lorsqu’il nous avouait ingénument : «  Ce que je ne comprends pas c’est que l’Armée française n’ait pas mieux réussi avec tous les moyens dont elle disposait sur le plan de la propagande. » Il était nationaliste, mais désireux d’une coopération sincère et effective avec la France : peut être aurait-il mieux compris s’il avait su analyser ce qui se passait en lui-même.

Ici encore, il faudrait s’interroger sur les dispensaires médicaux et l’Assistance médicale gratuite, tels qu’ils ont été conçus. La gratuité proliférante et étouffante des soins devient une nouvelle forme d’aliénation et de contrainte qui ne tient pratiquement aucun compte de la « décision » plus ou moins larvée qui doit exister chez celui qui consulte. S’il veut être éducateur, le médecin ne peut être que discret dans l’exercice de son art. Sinon, il cède le plus souvent et dans le meilleur des cas, à la « tentation de faire le bien »… Nous excluons volontairement ici le gigantesque mépris qui consiste à soumettre à des soins injustifiés des gens, même primitifs qui les réclament sans en avoir besoin. Si on lui reconnaît  donc le rôle éducateur qu’elle a incontestablement, la consultation médicale peut mais ne doit pas être un acte unilatéral : c’est aussi la démarche de quelqu’un qui décide de s’en remettre à un autre. La valeur coopératrice des malades est à déclencher et à favoriser : sinon  mieux vaudrait dans bien des cas s’abstenir. Tout autre évidemment est le problème de l’urgence médicale.

En face de cette passivité, il convient d’être entreprenant, certes, mais discrètement, dans un appel coopérant au respect et à la liberté d’autrui. Il y faudra la même patience, désespérante parfois, que cette passivité en met à attendre. Il s’agit bien davantage de susciter que de faire faire…

Cet apprentissage douloureux du dialogue en Algérie, l’on serait tenté de dire avec une pointe de pessimisme qu’il a été trop souvent tenté entre des européens qui ne se comportaient pas en « personnes », au sens défini plus haut, et des musulmans qui ne le sont pas encore.

*

Une tâche inéluctable

Nous avons suggéré l’opposition de deux courants qui nous permettent d’éclairer les divergences profondes d’attitudes : la tradition islamique qui trouve sa source dans le Coran ; la culture occidentale, où la tradition chrétienne joue un rôle incontestable, quelle que soit la conception que l’on se fasse de cette notion de « culture occidentale ».

Il nous faut ici reprendre conscience  de la force et de la signification d’une « tradition » : au-delà du concept puéril et formaliste où une réflexion trop superficielle enferme ce mot, il nous faut y retrouver le sens de courant, d’ « héritage » livré à chacun des membres selon des lois aussi impérieuses, bien que d’un autre ordre, que celles de la biologie et de la génétique. La tradition, c’est ce qui se livre de la profondeur des « trésors » humains par la naissance, le foyer, la culture, la « vie ».

Une autre remarque vient alors à l’esprit de qui a vécu en Algérie ; dans un même individu se retrouvent des attitudes qui relèvent de « traditions » différentes, des deux lignes de force culturelle et religieuse mises en présence depuis plus de cent trente ans. Cette constatation d’expérience peut alors nous éclairer beaucoup dans notre effort de compréhension. Elle doit nous aider à réaliser qu’un musulman de culture française reste un homme dont les infrastructures psychologiques sont façonnées par les valeurs coraniques transmises d’âge en âge : c’est là le fond, le noyau, le centre de sa vie, sa personnalité de base. Ce « livré », ce « donné » à partir duquel il va construire sa personnalité, est et reste orientale. Il va induire tout l’acquis humain et culturel assimilé par la suite et qui finira de structurer son « moi », d’affermir les points essentiels sur lesquels tout homme s’arc-boute. Il devra teinter cet acquis d’une couleur propre et unique. Quoiqu’il advienne, jamais un homme ne se départit totalement de cet héritage ancestral sur lequel il va édifier sa synthèse personnelle. Même s’il entre en conflit avec lui, même s’il veut l’ignorer pour conquérir plus de liberté il ne lui sera jamais possible de  le renier, de s’en défaire. Sur un plan plus conscient, plus individuel, avons-nous jamais fini de tenir compte de certaines tendances en nous, qualités ou défauts, enracinées dès l’enfance ? Nous ne parviendrons pas à les évacuer, même et surtout si nous prenons conscience qu’elles sont pour nous un obstacle à pénétrer dans un autre milieu que le nôtre, à habiter un nouveau genre de vie. Il nous faudra bon gré mal gré composer avec elles.

Ainsi donc, au contact d’un monde occidental nécessairement attirant, aussi librement qu’il évolue dans la culture française, « l’arabe » ressent plus ou moins lucidement la nécessité d’une douloureuse « conversion » : il lui faut se repenser, se re-situer sur une échelle de valeurs qui, au terme de l’itinéraire qu’il poursuit, ne peut et ne doit plus être totalement ni celle qui lui a été transmise dès le sein maternel, ni celle au contact de laquelle il a grandi. Apparaît alors une tension entre ce qui constitue les deux pôles d’un même « moi » : le premier, dit « traditionnel », est « donné » ; le second dit « culturel », est « acquis », constitué par une culture étrangère, mais intériorisée. Les valeurs propres de chacun des deux sont ressenties comme constituante d’une unique personnalité. Or, en raison de ce que l’on a tenté de suggérer au cours de ces pages,  ces valeurs sont quelquefois contradictoires, elles ne se recouvrent ni ne s’assument réciproquement ; d’où la nécessité, pour être fidèle à la totalité des exigences de son « soi », d’une synthèse personnelle. Cette tension douloureuse et dramatique est vécue comme un défi entre deux forces qui se disputent un champ d’action, mais non pas encore comme le concours de deux énergies qui s’allient dans le développement d’une recherche unifiée. Elle est pourtant la tâche qui s’impose à l’Algérie d’aujourd’hui.

Denis Vasse


1 Ceci n’est plus vrai en dehors de l’Islam traditionnel, notamment dans le Soufisme. Ce courant religieux, toujours combattu d’ailleurs par l’Islam « orthodoxe », a développé, à partir de certaines pierres d’attente retrouvées dans le Coran, une véritable « vie spirituelle » de caractère ésotérique.

La femme algérienne

LA FEMME ALGERIENNE

Travaux et jours n° 1, avril-juin 1964, p.85 à 102.

Le problème de l’apparition de la femme dans les milieux culturels, professionnels, politiques de la cité musulmane est périodiquement soulevé en Algérie comme dans les autres pays d’obédience coranique. Dans un mémoire consacré à « la femme algérienne face au problème de l’emploi » Nefissa Zerdoumi écrit :

« La société algérienne, longtemps muette à ce sujet, se trouve, elle aussi, qu’elle le veuille ou non, confrontée avec ce problème dans le cadre religieux et juridique, dans le contexte social et la condition économique où il se situe, cela ne lui paraît guère facile. La question est pourtant inéluctablement posée par l’accès de l’Algérie à l’Indépendance et par l’aspiration de tous ses enfants à la liberté pour laquelle ils ont combattu. »1

L’émancipation féminine est un fait majeur dans l’évolution d’une société et nous voudrions, dans les pages qui suivent, esquisser dans une première partie une analyse de la société musulmane pour mettre en évidence la place qu’y tient la réalité féminine et le rôle qu’elle joue dans les soubassements psychologiques. Dans une deuxième partie, toujours guidés par l’observation des faits, nous nous interrogerons sur les profonds bouleversements qu’une telle évolution peut entraîner dans les structures d’une société traditionnelle.

C’est jusqu’à ce degré de profondeur, croyons nous, qu’il faut aller si l’on veut comprendre  ce que signifie, pour la société musulmane, l’émancipation de la femme, et si l’on veut saisir la complexité des réactions conscientes ou non qui n’ont pas fini de paralyser une évolution « inéluctable » mais qui  « ne paraît guère facile ».

Le « dehors »

Dans le milieu musulman traditionnel, c’est, de toute évidence, l’homme qui organise la cité : il est présent partout, du minaret où il appelle à la prière au souk hebdomadaire où il est chargé de marchander vivres et biens pour la subsistance des siens. Les hommes occupent la place publique et la rue, portés par le rythme lent des gestes et la mélodie parfois interminable du verbe qui impose ses lois. Dans cet univers codifié depuis des siècles, les choses et les êtres semblent liés dans l’essentiel : le détail ici disparaît ; à la nécessité de vivre sur une terre austère répond la sobriété envoûtante du comportement à la lumière torride qui efface les lignes, l’économie du geste, à la difficulté de maîtriser les éléments, la soumission à Dieu dans l’attente de l’eau qu’il répand, du troupeau qu’il féconde, du grain qu’il fait croître. Tout obéit à la loi de Dieu qui est aussi la loi du Verbe, celui du Coran. Le spontané de la vie se superpose aux institutions divines. Plus encore : l’un et l’autre ne se distinguent pas la réalité de la première recouvre la réalité des secondes. La vie n’est authentique que si elle se déroule selon la loi de Dieu.

C’est pourquoi on ne peut aborder vraiment un musulman que dans la mesure où l’on se conforme aux normes de la loi. Dans ce monde réglé selon une secrète harmonie ignorante des déterminations purement extérieures, le dialogue n’échappe pas davantage à la règle : il ne laisse guère s’extérioriser les réactions immédiates du cœur. Il tient à la fois du récit et de la parabole : l’interlocuteur y puise, sans jamais y être contraint, la signification  cachée.

Il ne manque jamais de réserve, d’autant moins peut-être qu’est plus grande la force des sentiments éprouvés. La nuance s’y exprime par le biais des sentences et des citations chargées d’un sens traditionnel, ou évoquant, sans la  trahir, la circonstance qui lui donne sa valeur ou son actualité. Jamais l’interlocuteur n’est obligé par la discussion de prendre conscience du rapport existant entre la parole et son contenu. Il reste libre de comprendre ou non, de charger à son tour la parabole de sa propre pensée. La langue arabe se prête magnifiquement à ce jeu qui est un art. Son charme et son génie interdisent à autrui le plus intime du cœur ; soit en préservant l’accès, soit en le soumettant à la mesure d’une expression rituelle.

Le vêtement exerce la même double protection. Le burnous comme la djellaba sont une efficace protection contre la chaleur et le froid en même temps que, laissant le corps à l’aise, ils n’en révèlent que les mouvements intentionnels, en leur donnant amplitude et majesté. La réception de l’hôte, dans la plus pauvre des demeures ou sous la plus effilochée des tentes, est toujours empreinte d’une dignité réelle. Nul doute, l’homme, ici, est seigneur.

De la femme, au contraire, l’activité sociale de la cité musulmane ne révèle rien, si ce n’est la discrétion et le silence du voile. Celle-ci longe les murs de la ruelle la moins passante pour se rendre au cimetière, ou suit l’époux, à quelques pas derrière, dans les déplacements nécessaires. Jamais la femme ne participe à une conversation dans la rue, et souvent même la venue d’un passant l’oblige à un moment d’arrêt, le visage tourné contre le mur : le temps d’être dépassée ou  croisée.

Le domaine extérieur des relations sociales est exclusivement masculin. La femme en est absente. A qui sait voir pourtant, un fait n’échappe pas : les allées et  venues « des vieilles femmes » et la grande liberté dont elles jouissent au marché, chez les commerçants, voire même dans leurs relations avec les hommes. Elles ne portent plus le  voile, leurs vêtements sont de couleur sombre, et tout pourrait paraître indifférent en elles, n’était le regard mobile, perçant et souvent malicieux. Hormis cette présence discrète de femmes âgées sur le pas des portes,  c’est bien un visage masculin qu’offre au regard la cité musulmane. L’homme y évolue sur le fond turbulent d’une population enfantine qui laisse vivre côte à côte et jusqu’à la puberté filles et garçons. Elevés dans la plus grande liberté, ils sont intimement mêlés aux activités des adultes, et très vite, pour les garçons du moins, pris en charge par tous.

Ce monde du « dehors », sans femme, est abandonné dès que s’entrouvre la porte soigneusement verrouillée des demeures. Au monde du dehors, répond, comme en une opposition nécessaire, le monde du « dedans ».

Le monde du « dedans »

Ce monde du dedans est celui de la femme. Il est inconnu de l’étranger, et l’homme lui-même y est un étranger… alors même qu’il y règne en maître. Il est reconnu comme le chef et sa volonté n’est contestée par personne. Il est celui qui « sait » et qui décide au point qu’il ne saurait avoir d’autre attitude que de nier ou d’ignorer une quelconque résistance à son désir. Ce n’est jamais à la femme qu’appartient la décision : en face de lui, elle ne « comprend rien » et « ne sait pas ».2 Ainsi, et paradoxalement, il est amené à minimiser constamment un univers féminin qui est pourtant l’objet de ses préoccupations quotidiennes les plus concrètes.

Cette ignorance acquise de ce qu’est la femme dans son intimité, jointe à la préoccupation parfois obsédante dont elle est l’objet, a fait écrire à L.Massignon que la femme était, au foyer musulman, « la première hôtesse étrangère ». 3 Cette vue des choses n’est que partiellement vraie et répond à l’unique perspective masculine, celle du « dehors ». Si la femme n’a guère d’accès dans le domaine et au cœur de l’homme, le mari, en revanche, ne pénètre pas davantage dans l’enclos féminin dont il est le gardien et le seigneur. L’indifférence affichée vis-à-vis de la femme contraste violemment avec la place qu’elle occupe au cœur du foyer qu’elle anime. Tout se passe comme si l’homme était jaloux d’une présence qu’il ne connaît pas. L’autorité maritale peut être très affirmée, et se monnayer parfois en  brutalités, l’épouse garde toujours une secrète puissance : elle reste un des pôles entre lesquels l’homme évolue, l’autre, nous l’avons vu, étant la vie extérieure de la cité. D’un côté, le secret d’une présence qui échappe à toute prise (et pour cela même, qu’on isole), de l’autre, la sécurité d’une tradition soigneusement observée.4

Dans cette opposition, l’institution séculaire vient en aide à l’homme : elle contribue à séparer du réseau des relations sociales dont il dépend entièrement, la présence féminine qui dépend de lui. Dans la mesure où elle lui échappe, cette dernière échappe à l’ordre établi dont il est le témoin. D’autant plus même qu’elle est étroitement enserrée et mise à l’écart. Décidément, elle semble appartenir à un autre ordre : face à l’institution et à l’autorité, elle symbolise le domaine de l’être et de la ruse. Plus l’homme se fait contraignant, plus la femme se fait souple ; plus il règne selon la loi, moins elle se laisse saisir dans son être même. Finalement, tout comme l’homme en son propre foyer, ce que la loi ne peut saisir, elle préfère l’ignorer. L’ignorance en effet est l’ultime recours devant la passivité de la femme qui vient à bout de toute contrainte et de toute colère. L’agression masculine reste pour ainsi dire sans effet, et, alors qu’elle confère au mâle l’apparence du bénéfice, elle l’épuise au contraire sans lui livrer l’objet convoité.5

Ce mécanisme d’opposition ne peut être rompu que dans l’oblation réciproque des personnes caractérisée par l’indépendance de chacune et la liberté du don qu’elle fait d’elle-même à l’autre. Au contraire, l’univers maghrébin semble dominé par le jeu de la dépendance et de la possession.

A l’entrée d’une « mechta »6 ou d’une « ghaïma », on éprouve souvent le sentiment de violer un sanctuaire dont la femme est la raison. Lorsqu’on est admis auprès d’elle, à l’occasion d’une visite médicale par exemple, elle se tient assise sur une natte ou sur un tapis de haute laine, au centre d’une pièce la plupart du temps sans meuble. Elle garde les yeux baissés, prête à disparaître à la moindre injonction de son époux. Ses vêtements, riches ou haillonneux, ont toujours signification de parure. Le geste contenu est empreint de réserve et de respect. Elle ne s’exprime qu’à voix basse, et aux questions, même les plus intimes, qui lui sont posées, c’est la mère ou le mari qui répondent selon les normes d’une pudeur rigoureuse plutôt que selon celles de l’objectivité. Quand la nécessité d’obtenir des réponses précises l’exige, sur la demande du médecin, le mari consent à se retirer. Rapidement, alors, s’engage une conversation véritable. La qualité des rapports, jusqu’ici conformistes, se transforme sensiblement. La relation devient plus aisée ; le silence perd un peu de sa réserve provocante ; la parole devient vite abondante. Le dialogue révèle quelqu’un de réellement présent, et, quand il s’élargit, ne se pétrifie plus en sentences savoureuses mais protectrices. Un certain monde s’ouvre qui apparaît nouveau à qui vient du « dehors », le monde du « dedans ». Délivré de la présence masculine, le milieu féminin change d’allure. Au silence, succède le bavardage ; à la réserve, le rire et le geste précipité mais efficace. La liberté de rapports des femmes entre elles contraste avec le comportement noble mais emprunté dont les hommes ne se départissent jamais.

Il suffit pour s’en rendre compte d’observer et de comparer un rassemblement d’hommes et une réunion de femmes. Le dispensaire médical et les bureaux de vote nous en fournissent l’occasion.

Dans la salle d’attente réservée aux femmes, il règne une atmosphère qui ne se compare à ce qui se passe chez les hommes, qu’en s’y opposant. Dans celle-là, tout éclate et se dissipe, dans celle-ci, tout est imprégné d’un silence inlassable.

Dans la première, le bruit n’est pas fait que de l’agitation des enfants et de l’exubérance dont le « sexe fort » taxe commodément le « sexe faible » pour éviter, souvent, d’en saisir l’aspiration profonde. C’est aussi le bruit du monde que l’on reconstruit par le « dedans »…Il s’y dit tout ce qui, dehors, ne s’y dit pas. Les intrigues s’y rapportent, s’y nouent et s’y dénouent ; les jugements s’y portent, des accords plus ou moins explicites prennent forme qui seront comme autant de bras de levier et de commandes dont le monde extérieur et l’homme devront finalement tenir le plus grand compte. L’influence de la société féminine dans la cité musulmane s’exerce d’autant plus puissamment qu’elle se trame dans le secret et la ruse. N’ayant jamais droit de cité, elle en est comme le contenu et le moteur. En Algérie, durant la guerre, ce réseau féminin a plus d’une fois sous-tendu d’une efficacité sans faille le réseau officiel des relations politiques.

Il est remarquable, d’ailleurs, que l’homme se méfie du milieu féminin – dont il est l’inconscient artisan – plutôt qu’il ne se défie de sa propre femme. Ainsi, s’il s’oppose à la consultation du dispensaire, c’est moins parce qu’il craint le contact avec un élément masculin, médecin ou infirmier, qu’à cause des interminables rencontres féminines. Ces échanges rendent toutes les femmes solidaires, détentrices des mêmes secrets au moyen desquels s’ébauche et s’organise leur commune résistance. C’est ce pore par où s’infiltre l’indocilité qui nuit à la perfection d’une soumission inconditionnée que l’homme redoute. Soins et élections ne sont pas les occasions de rencontres les plus caractéristiques. Moins directement observables, mais combien plus riches de sens, sont les rituels pèlerinages au cimetière, les visites rendues périodiquement lors des fêtes religieuses et à l’occasion des mariages et des naissances.

En dehors de ces rencontres épisodiques, le lien le plus constant de cette solidarité féminine est représenté par les femmes âgées que nous avons déjà remarquées sur le pas de leur porte, ou se portant garant, au travers des rues de la ville, de la fille ou de la belle-fille qu’elles accompagnent. De plus, par elles, est rétablie la communication entre le monde du dedans dont elles sont issues et celui du dehors où elles ont accès. Cette double connivence autorise un jeu très complexe qui culmine, à l’intérieur de la famille, en la personne de la belle mère. Représentante incontestée des femmes de la maison, elle détient aussi – parce qu’elle est la mère de l’époux et participe donc de sa toute puissance – une autorité quasi absolue. Si la bru est réticente, c’est là une source de conflits sans nombre auxquels la jeune épousée ne peut échapper que par le divorce. Rarement le recours à l’époux évite cette ultime solution, et l’on touche ici du doigt les conséquences d’une dépendance à la mère qui colore inconsciemment toutes les attitudes de l’homme et dont il ne se débarrasse jamais pour accéder à une vie plus autonome et plus personnelle.

Mieux que maîtresse de maison, la mère est un centre vital. Elle s’occupe de tout, et ses enfants en grappe dense autour d’elle, comme son mari, reçoivent d’elle tous les soins nécessaires à l’existence. Ils dépendent d’elle. Le bébé qui suce à la demande le sein souvent vide, l’enfant agrippé aux jupes maternelles se retrouveront dans l’adulte prisonnier, tout à la fois mais selon une modalité inverse, de la communauté religieuse et politique qui lui donnent l’existence, et des charmes de la femme.

Cohésion des deux mondes

Cette double polarité semble être la clé de voûte de la société musulmane et la raison de son monolithisme. La psychologie moderne peut nous aider à comprendre pourquoi, par l’ « ambivalence » qu’elle révèle au cœur de l’homme, de l’être humain. L’ambivalence, en effet, se situe à la racine de toute relation affective. Elle doit son existence au jeu d’un couple de forces opposées dans une relation unique à un même objet : elle est comme le résultat d’un constant équilibre entre l’amour et la haine, par exemple, ou entre la dépendance et la possession. A travers ce jeu de forces, se personnalisent les deux termes de la relation qui sont ici l’homme et la femme. Ces deux courants, en sens inverse l’un et l’autre, sont strictement corrélatifs, au point que la dépendance apparaît comme le signe de la possession et réciproquement. Qui ne sait que la haine est proche de l’amour ? On dit même qu’elle lui ressemble. Cette prise de conscience ne s’effectue qu’au prix d’un indispensable recul et d’une investigation souvent douloureuse dans les profondeurs de la conscience. Sans cet effort de lucidité, au contraire, une seule des deux composantes de la relation affective envahit tout le champ de conscience au détriment de l’autre. Plus un individu devient visiblement dépendant d’un autre, plus il ignore ou nie le désir de possession devenu invisible. La contradiction que susciterait la venue au jour de la conscience d’une telle dualité est ainsi évitée, tandis que se trouve permise la jouissance d’une satisfaction immédiate qui interdit toute remise en question. Le mécanisme de régression ainsi amorcé se consolide en une fixation, lorsque les deux courants contradictoires dont la personne est la source unique s’adresse à deux objets différents bien qu’ayant entre eux une indéniable parenté. Cette analogie permet à ces deux objets de se substituer l’un à l’autre très inconsciemment. Ainsi le plus faible des pères et le plus pâle des époux prend figure à l’usine de patron menaçant ; la femme la plus possessive dans la vie conjugale se révèle d’une soumission sans discernement à l’autorité de son père. Tout se passe comme si l’un des deux vecteurs essentiels à la vérité de la relation s’atrophiait, dans un cas, pour laisser l’autre se développer de manière exclusive, tandis que, dans l’autre, il s’hypertrophie et envahit tout. Cette double attitude n’est guère ressentie comme une contradiction par le sujet qui la vit. Au contraire, plus les deux objets qui se symbolisent l’un l’autre sont apparemment distincts, plus les désirs de possession et de dépendance chercheront à se satisfaire sans jamais se heurter dans la contradiction. Ce processus se réalise d’autant plus aisément que les deux objets en question assument une fonction identique qui les lie entre eux d’une parenté très réelle et  cependant inconsciente.

Si l’obscure confusion, rapidement analysée ici, vient à disparaître, réapparaît alors l’ambivalence avec son corollaire, l’insécurité. Cette dualité de l’affectivité, en effet, s’enracine dans une tension interne qui assure le dynamisme de la personnalité en la poussant à une constante remise en question de soi et des autres, condition de tout progrès. Cette analyse ne jette-t-elle pas une certaine lumière sur les structures de la société musulmane algérienne ?

Dans l’Islam, l’homme semble « possédé » par la Communauté des Croyants – la Oumma – et, à son tour, il semble bien « posséder » la femme. Il dépend de la Oumma et la femme dépend de lui, cependant que l’une et l’autre l’ont engendré. En outre, les choses étant ainsi établies de droit divin, la Loi renforce l’unilatéralité des deux relations et évite ainsi le nécessaire conflit qui naîtrait de l’union dans un même rapport à la « mère » des deux forces opposées. La langue arabe indique bien que, malgré la différence des objets, l’homme ne sort jamais réellement d’une relation de type « dépendance-possession » : les mots « Oumma » et « mère » dérivent de la même racine.

La jalousie outrancière à l’égard de sa femme n’est que l’envers de sa totale dépendance dans la Oumma. Islam signifie « soumission ». Bien plus, l’une ne saurait exister sans l’autre : elles ne se conçoivent que dans une réciprocité précise et puissante. Le « dehors » ne se conçoit pas sans un « dedans » ; l’homme de la Cité, hors d’une relation à la femme qui l’a engendré.

Entre la Oumma-mère et la femme-mère, l’homme est le moyen terme « possédé-possédant ». La vérité du lien entre les deux extrêmes donne sa cohésion au tout et se laisse entrevoir quand la femme devient mère, donnant la vie à l’homme tout comme la Oumma donne l’existence au musulman : mais, de la seconde, la première reste cependant exclue.

Ainsi, en « possédant » la femme, l’homme récupère inconsciemment une des composantes de son propre être que sa dépendance religieuse lui interdit : il possède à son tour sa mère, et, par là même, nous venons de le voir, la Oumma, qui lui donne sa raison d’exister, qu’elle-même tient de Dieu. Il achète à ce prix le refus inconscient du double mouvement qui, accepté après avoir été reconnu, l’eût porté à l’indépendance et à la liberté de la personne.

Plus est étanche la séparation entre les deux aspects de la même réalité maternelle, plus la situation ainsi créée est dispensatrice de sécurité. Elle permet la fuite de l’inéluctable remise en question qui naîtrait de leur identification : le monde musulman ignore l’angoisse.

Une telle prise de conscience mettrait en évidence l’ambivalence affective. Elle obligerait l’individu à se re-situer dans un rapport réciproque d’un autre ordre.7 Que l’un des deux termes, la femme vis-à-vis de l’homme, ou l’homme dans la Communauté, en vienne à revendiquer sa dignité de personne inaliénable, et tout l’édifice risque de craquer.

Nous verrons, au terme de cette analyse, que le problème est effectivement posé par l’émancipation de la femme en milieu musulman.

Après avoir observé le « dedans » et le « dehors » de la société musulmane et tenté d’en saisir l’articulation profonde, revenons à une vision plus directe des faits. Approchons-nous de notre objectif pour mieux entrer dans le mouvement d’émancipation à la faveur duquel l’enfant, l’épouse et la mère de l’homme tend à devenir femme pour elle-même, reconnue par l’homme comme telle en même temps que comme son égale.

La femme en tant que fille, épouse et mère

Pour mieux se rendre maître de la personnalité féminine, ou pour mieux l’ignorer, la claustration et l’exclusion de la vie sociale ne sont pas les seuls moyens mis à la disposition de l’homme. Celui-ci lui refuse inconsciemment sa fondamentale unité. Selon la courbe de sa vie génitale, la femme connaît trois statuts différents qui la « découpent » en trois réalités distinctes : la fille, l’épouse, la mère.

Au contraire, le développement du mâle n’est pas morcelé par les étapes de sa vie physiologique : puberté, activité génitale, sénescence. Il doit, en outre, à son sexe, si ce n’est plus d’affection, du moins plus de considération. Dès que, vers sa quatrième année, il quitte sa mère pour accompagner son père, dans toutes les assemblées, il occupe déjà, au sein de la société, le rôle que celle-ci réclame de lui. Quand il parle, très vite sa volonté est prise en considération, et, sans brisure de rythme, le lendemain de sa première pollution nocturne, après les ablutions d’usage, il pourra être admis à la prière commune dans les rangs des adultes.

La petite fille jouit bien de la même liberté que le garçon, cependant, elle n’est pas toujours l’objet de la même sollicitude. Les signes avant-coureurs de la puberté mettent un terme à son indépendance d’enfant. Elle rejoint le gynécée et fait partie, désormais, du monde du « dedans ». C’est alors qu’elle se voile.

Ainsi, le garçon de son côté, la fille du sien, dans une double et séculaire identification, sans qu’ordinairement aucun recul critique ne soit permis, deviennent homme comme les hommes, femme comme les femmes. Au nom de la tradition et de la Loi, très tôt est prise pour eux l’option qui les engage dans l’impossibilité d’une relation réciproque authentique : celle d’une acceptation de l’autre différent, mais égal. Le rapport homme-femme semble, en pays d’Islam, inspiré de celui d’Allah avec l’homme. De même que l’homme ne se meut en ce monde que dans une soumission inconditionnée à Dieu, ainsi  « la femme ne prend ordinairement sa place que si l’homme la lui donne ». Si l’homme n’a de sens que dans la Oumma dont il est membre, la femme, située au-dessous dans la pyramide dont Dieu est le sommet, n’obtient de signification que dans son rapport à l’homme. La vie d’une telle compagne se réduit à une suite de moments masculins. Elle n’est que fille, épouse ou mère.

Nubile, l’enfant devient susceptible d’être une épouse, ce qui fait sa valeur. Inconnue et voilée, elle ne saurait être désirée pour elle-même. Elle ne l’est qu’en fonction du vouloir toujours légitime d’un mari éventuel qu’elle n’a jamais rencontré. Souvent encore, en milieu rural, le consentement au mariage est donné à la suite de longues délibérations et tractations entre les deux familles intéressées plutôt qu’il n’est le choix des deux futurs époux.

La relation amoureuse, dont les fiançailles sont le temps en d’autres pays, permet idéalement à deux libertés de se reconnaître et de se soumettre librement l’une à l’autre. Ici l’engagement juridique est premier et la prise de possession unilatérale rend très aléatoire et souvent impossible la reconnaissance réciproque des « personnes ».

Dès qu’elle enfante, l’épouse voit s’approfondir le sens qu’elle revêt aux yeux de l’homme. Elle apparaît comme le privilège que Dieu donne. La postérité est le signe certain de sa faveur. La plus haute bénédiction divine réside en cette fécondité qui – au sens actif du terme – constitue la Oumma. Le musulman doit son existence à l’Oumma et l’Oumma tire la sienne de la femme. La mystérieuse volonté de Dieu s’inscrit aussi bien dans l’une que dans l’autre.

Sur les Hauts-Plateaux algériens, aux alentours de Djelfa, l’atmosphère qui entoure une naissance appelle à une participation quasi religieuse et il s’agit là de tout autre chose que d’une sentimentalité vide. Dans une pièce sombre, devant des cendres où s’épuisent quelques charbons ardents, la parturiente est accroupie à même le sol, se crispant à chaque douleur sur une corde ou sur une ceinture aux fibres multicolores nouée à une poutre solide. Toutes les femmes de la maison sont là. Une ou deux vieilles voisines, réputées pour leur expérience, sont aussi présentes. Les enfants dont les yeux s’agrandissent cherchent à comprendre, s’immobilisent ou pleurent. Le mari se tient debout dans un coin ou attend dans une pièce voisine : pudeur, certes, mais aussi sentiment d’être dépassé ; le mystère de l’enfantement ne le  concerne pas.

Dans un silence tendu s’écoulent les nombreuses heures de l’attente qui manifeste l’essentielle pauvreté de l’être humain. La pauvreté matérielle évoque la pauvreté du cœur : tout vient de Dieu, la vie comme la souffrance. Jamais, d’ailleurs, on ne s’insurge contre celle-ci. La femme qui enfante souffre et c’est tout. On ne s’agite pas autour d’elle en vains encouragements ou en besogneux réconfort : qu’elle laisse faire Dieu, ici plus qu’ailleurs il est le maître. Les contractions s’accompagnent souvent du nom d’Allah indéfiniment répété, et, à l’instant même de la naissance, la « chahada » est récitée tandis que le visage de la femme en couches est recouvert d’un voile. Interrogée sur les sens de cette coutume, une femme âgée nous a répondu que la mère ne devait pas voir son sang.

Le cri de l’enfant est suivi d’un silence envahissant. L’attente est comblée. Le repos est à peine troublé par la répercussion de quelques « you-you ».

Comment, mieux qu’en cette occasion, l’homme saisirait-il que la femme lui échappe parce qu’elle détient, de par Dieu, les forces de la vie ! Elle est décidément très précieuse celle qu’institutionnellement il est tenté d’ignorer. Elle est, pour lui, l’énigme d’un univers dont l’ordre est voulu par Dieu.

Quoi qu’il en soit, fille, épouse ou mère, la femme n’est jamais reconnue en sa fondamentale unité, dans sa  dignité de personne.

Or, cela est de moins en moins vrai. Les bouleversements des dernières décades favorisent une prise de conscience irréversible : la femme se reconnaît de moins en moins comme une succession de moments masculins. Elle découvre qu’elle a, en elle, son sens.

La femme en tant que femme

A travers le craquellement des institutions où l’homme et la Loi sont complices, surgit une personnalité féminine qui revendiquera bientôt ses droits et inquiète ceux-là même qui les niaient davantage. Ici ou là, le cadre de vie traditionnel n’est plus assez puissant pour continuer d’imposer le « découpage » légal de la femme. Bien plus, celle-ci est appelée  par les principes révolutionnaires eux-mêmes introduits au cœur de l’Islam, à prendre la place que la société nouvelle lui offre et qu’elle lui assure être la sienne. De nombreux discours des présidents Bourguiba ou Ben Bella8 en témoignent. Il est vrai, d’ailleurs, que la transformation d’une société quelle qu’elle soit ne se réalise jamais sérieusement sans que se repose le problème de la femme.

Parallèlement, la femme entend bien, de son côté, conquérir sa propre dignité, non comme une concession, mais comme un droit. La femme devient l’égale de l’homme et, parfois, son émule. « Il n’y a plus de profession à laquelle une femme ne puisse parvenir : les femmes sont aujourd’hui ministres ou pilotes d’avions à réaction », disait une égyptienne lors d’une conférence à Paris en février 1963. Et, elle ajoutait : « Je suis fière de mon sexe ».

Une telle affirmation évoque justement la nouveauté du contexte actuel. Ce n’est plus sa relation à l’homme qui donne à la femme sa valeur, c’est ce qu’elle est elle-même qui donne valeur à sa relation avec autrui. Certaines pages des romans d’A. Djebar ne disent pas autre chose.

Le désir que la femme inspire, ou la vie dont elle est la source, ne rendent pas compte de toute la femme, et, maintenant, elle le sait. Du moins, celles qui peuvent déjà s’exprimer en son nom le savent.

La question est posée et elle appelle impérieusement une réponse. Rejoignant la préoccupation universelle de notre temps, la femme musulmane tout comme l’européenne a besoin de savoir qui elle est.

Ce que des intellectuelles privilégiées écrivent avec force, des multitudes d’autres femmes ont commencé de le vivre jusque dans les coins les plus reculés du bled. Même si elles ont résisté aux secousses de ces huit dernières années, les structures n’en sont pas moins modifiées. Les déplacements de la population, la pénétration de la technique et le quadrillage des armées opposées, la profusion des magazines illustrés et des transistors, enfin et surtout le départ ou la mort des maris et des grands enfants, tous ces facteurs ont attribué à la femme, insidieusement ou brutalement, pour les besoins de la cause, un rôle auquel elle n’était guère préparée. Elle s’y est pourtant révélée d’une étonnante efficacité. Aujourd’hui, elle accède à la vie de la cité avec une aisance qui déconcerte son émule masculin. Les analyses de F. Fanon retracent à grands traits les étapes de ce surgissement : celui-ci ne va pas sans inquiéter les protagonistes eux-mêmes du socialisme en Algérie. A ce propos, un jeune Algérien qui, après avoir eu des responsabilités dans le maquis, avait été chargé par son gouvernement de quelque mission de confiance, nous déclarait : « En ce qui concerne l’évolution de la femme, je suis à la fois conservateur et révolutionnaire. D’autant plus que nous n’avons personne pour les  guider…». Non, vraiment, qu’il prenne parti ou qu’il hésite, ce n’est plus à l’homme que la femme demandera les principes de son émancipation. Et cela même est une révolution en Islam.

Plusieurs passages du « Journal » de Mouloud Ferraoun reflètent la même ambivalence, signe de désir et de crainte, de fierté et d’amertume. « A présent les femmes veillent sur les blessés, les portent sur leur dos en cas d’alerte, embaument les morts, collectent de l’argent, font le guet. Les maquisards mobilisent les femmes et les soldats commencent à arrêter, à torturer les femmes. « Un monde nouveau est peut-être en train de s’édifier » sur les ruines, où la femme portera culotte, au propre et au figuré, ou le reste des vielles traditions sur l’inviolabilité au propre et au figuré de la femme sera balayé comme quelque chose de gênant.

Ainsi « toutes les tentatives pacifiques d’émancipation » qui s’étaient heurtées à l’entêtement général et « n’avaient pas fait avancer d’un pas cette malheureuse sur le chemin de la liberté », trouvent aujourd’hui une éclatante revanche puisque demain les femmes d’Algérie n’auront plus rien à envier à d’autres. Si peut-être : l’éducation ».9

Après la guerre, les constants progrès du nationalisme, l’effort de socialisation aussi bien que les soubresauts de l’économie ne cessent de creuser la brêche ouverte dans le mode de vie traditionnelle, jusqu’à son infrastructure féminine où les idées nouvelles inlassablement répétées, libèrent à temps et à contre-temps l’énergie dont elles sont porteuses.

Conséquence de la Révolution, l’irruption de la femme dans la vie sociale représente en même temps un facteur réel et puissant d’évolution. Le dynamisme réveillé contribue à conduire l’équilibre de la société traditionnelle à son point de rupture. Mais il engage sur la voie de l’insécurité, condition nécessaire à la réalisation d’un ordre nouveau où s’équilibrent de façon neuve les forces mises en présence : celles de l’homme en croissance qui se révèle à lui-même.

Déjà inscrite dans les faits, l’émancipation de la femme se heurte à des obstacles qui ne se réduisent pas à la mauvaise volonté des dirigeants masculins. Quand elle existe, cette réticence traduit la perception à peine consciente des conséquences d’une Révolution qui plonge son fer bien au delà du rétablissement de l’Indépendance nationale. Les processus déclenchés ne sont plus contrôlés par leurs promoteurs et n’ont pas fini de les entraîner dans les secousses d’une aventure où se joue la vie de tout un peuple.

Pour inéluctable qu’elle soit, en effet, l’émancipation de la femme ne sera guère facile : elle implique une remise en question de la société tout entière.

Denis Vasse


1 Compte-rendu donné dans le n°157 d’El Moujahid, 7 décembre1963.

2 Expression souvent employée par les musulmans eux-mêmes.

3 Cité par J.BERQUE, Les Arabes d’hier à demain, coll. Frontière ouverte, Paris 1959.

4 Sécurité de la loi, donnée une fois pour toutes et par Dieu : « La société musulmane est beaucoup moins une société fondée sur un droit naturel que la raison pas à pas dégage, qu’une société aux bases établies de l’extérieur par la Révélation. Tout est conçu comme étant un droit positif (Divin) en Islam, alors même que les règles données recoupent en fait le contenu objectif de ce que la tradition chrétienne appelle droit naturel. » L. GARDET, Cité musulmane, Vrin, Paris, 1954, p.39- 40.

5 Nous renvoyons au roman d’Assia DJEBAR, en particulier : Les enfants d’un nouveau monde, Julliard, Paris, 1962.

6 La « mechta » est une demeure, souvent pauvre, construite en terre et en pierre du pays. La « ghaïma » est une tente, souvent tissée en poils de chameau et qui sert d’habitat aux tribus nomades.

7 Un ordre « personnel », pensons-nous, où la relation soumission-possession se transmue en relation d’amour entre « personnes » ne dépendant d’aucune autre liberté que la leur. Elles se reconnaissent réciproquement comme ayant valeur absolue. Le jeu de dépendance-possession fait place à celui de l’indépendance et du don.

8 A. BEN BELLA, Le Monde du 12-4-63. «  Je vous demande d’ouvrir les portes à vos femmes, car il est impossible de construire le socialisme si l’on ne met pas fin au préjudice qui les frappe. Le voile n’est pas le meilleur moyen de préserver la dignité de la femme. » (Constantine, le 11 avril).

9 Maloud FERRAOUN, Journal  1955-1962, Le Seuil, Paris, 1962, p.259.

Race et racisme (Essai d’analyse)

RACE ET RACISME

Essai d’analyse

Etudes, juillet-août 1965, 15 rue Monsieur, Paris (7ème).

Celui qui cherche à savoir s’il est ou non « raciste » éprouve souvent un certain malaise : « je ne voudrais pas être raciste…, mais au fond je sens que j’ai à lutter contre une tendance à l’être. » Les réflexions qui suivent sont nées de l’ambiguïté de cette réponse et de l’étude des mécanismes psychologiques qu’elle met en jeu. Il nous est apparu qu’y étaient confondus deux « sentiments » : celui de l’appartenance à une race, à une descendance, et celui de la prévalence d’une race sur une autre. Le premier répond à la genèse nécessaire du sentiment de soi ; le deuxième à la justification secondaire d’une affirmation arbitraire de la supériorité (ou de l’infériorité) « objective » de soi.

Après avoir décrit ce que nous entendons par « sentiment de soi », nous verrons comment la formation d’une personnalité exige des conditions de cristallisation qui nous paraissent réunies à la plus grande échelle dans le « milieu racial », la race. Un tel cheminement nous permettra de mettre en évidence que le concept de race est de l’ordre du mythe, tandis que celui de racisme est de l’ordre de la mystification.

Racisme et antiracisme : faux dilemme

Une jeune femme européenne ayant épousé un Juif s’étonnait de découvrir que, pour venir à bout des problèmes que son mariage posait, l’affirmation illusoire que « le racisme, ça n’existe pas » ne lui était d’aucun secours ; les heurts et les joies de la rencontre avec son partenaire, l’impossible fusion en une seule de leurs deux familles lui apprenaient à tenir compte de l’appartenance raciale de chacun. C’était à ce prix que pouvait se développer la passion amoureuse immédiate qu’elle vivait. Mais alors, devenait-elle « raciste », puisqu’elle se voyait amenée à prendre conscience d’une différence entre son époux et elle-même ?

Ce schéma-type de l’appartenance à une souche à travers la négation de toute différence dans la passion amoureuse nous ramène à la constatation plus générale du début. Comment se fait-il donc que le désir de n’être pas raciste exige, pour ne pas verser dans l’illusion, une contre-démarche, succédant à la reconnaissance d’une différence originelle.  Personne n’est d’emblée antiraciste, et ceux-là mêmes qui se proclament tels a priori passent leur temps à échafauder des constructions  justifiant leur position négative ; ils courent ainsi le risque – loin d’être rare – de voir un jour leur position se renverser en son contraire avec la même violence immotivée qu’ils avaient mise à nier le racisme. On a vu plus d’une fois la libéralité évidente du jeune métropolitain se métamorphoser, sur la terre d’Algérie, en une férocité ou un mépris tout aussi peu expliqués ou explicables, l’une et l’autre attitude se justifiant par une position politique toujours seconde.

Ceux qui érigent en principe les théories racistes savent, plus ou moins confusément, qu’ils jouent avec ces mécanismes psychologiques : leurs adversaires, ceux qui sont antiracistes immédiatement, le « sentent » aussi et leur dénégation absolue de la différence raciale ne s’origine que dans la culpabilité relative qu’ils en éprouvent. Les uns et les autres sont exposés à la même erreur : les uns érigent une vérité de fait en une contre-vérité de droit (de la constatation d’une différence ne peut jaillir la prévalence d’un des termes) ; les autres la méconnaissent volontairement pour éviter la culpabilité que le raisonnement des premiers fait naître en eux.1

La race

La querelle « racisme »-« antiracisme » nous indique la raison commune des deux positions contraires : la différence des races. Que recouvre le concept de « race » ? Bien des auteurs ont cherché à le définir scientifiquement, en le rapportant à une norme objective et mesurable. Tous ont échoué, ne parvenant qu’à une meilleure compréhension d’un des facteurs qui caractérisent une race, sans jamais rendre compte de ce qu’elle est. Et pourtant, la différence de race est une vérité de fait. Sans prétendre réussir là où d’autres ont échoué, nous voudrions éclairer le concept de race par le dedans, et non plus par une référence à une norme objective extérieure qui la définisse positivement, comme c’est le cas dans la classification des « races » animales. La « race », quand il s’agit de l’homme, se présente pour nous comme une matrice, dans laquelle les individus se personnifient en sujets : une matrice, c’est-à-dire un lieu qui renvoie à ce qui se fait en lui. D’extérieur  qu’elle était dans le règne animal (la couleur du poil, la forme du museau, etc.), la référence d’une race humaine est donnée par le recours à l’intériorité. La matrice évoque aussi le jeu de mouvements complexes aboutissant à l’agencement des éléments qu’elle contient en une unité dont elle est le modèle en creux. La race est pour nous ce qui permet la cristallisation d’un être en une unité personnelle. A l’intérieur de la matrice, le jeu des forces noue en un exemplaire particularisé et unique les différents vecteurs qui le composent : génétique, race n’est pas, en rigueur de terme, définissable. Comme l’homme auquel elle donne son statut, on ne la définit pas, on en témoigne.

La cristallisation d’un être humain

Si la race représente les conditions de cristallisation d’un être humain, nous voici amenés, par notre cheminement même, à tenter d’éclairer cette dernière notion. C’est à la pensée de Jacques Lacan que nous nous référons ici explicitement, à ce qu’il a appelé le « statut du miroir » dans la conception du narcissisme tirée de l’œuvre de Freud.2

A ce stade, l’enfant de six mois environ appréhende avec jouissance son image comme une unité vivante. Il n’éprouve plus les différentes parties de son  corps comme séparées ; il se distingue comme un tout, bien qu’encore dépendant des êtres qui l’entourent – et particulièrement de sa mère – auxquels il peut dès lors s’identifier.

Cette image de soi, où le « sujet se prend lui-même comme objet en tant que totalité »3, est déterminée dans sa genèse par tous les éléments qui font une race, mais sa prise en masse, la conscience de totalité dont elle devient le lieu, n’est pas de l’ordre de la quantité des éléments mis en présence, mais de l’intériorité qui les lie entre eux. La perception de l’image de soi ainsi conçue renvoie à l’activité de l’esprit qui caractérise, dans son ordre, l’homme dans son corps. Le corps propre de l’homme est le lieu de son esprit. Le corps devient sujet se regardant en lui à partir d’une matrice qui l’a formé. Il est le point de réflexion de l’esprit : en lui se retrouvent tous les éléments qui le composent en une unité irréductible.

Le concept de race est de l’ordre du « mythe »

A la cristallisation du sujet sont nécessaires tous les éléments étudiés de façon dissociée dans le concept de race. Plus encore, à l’unité du sujet est nécessaire l’unité mystérieuse de la « race » : elle procure à l’individu un négatif – ou, si l’on veut, un schéma, un engramme – qui conditionne et informe son image de soi. Les forces qui font la « race » modèlent l’homme de telle façon qu’émerge de son identité avec les autres l’originalité d’un être nouveau.

Ces forces à l’œuvre dans une « race », et qui se manifestent en un homme de cette race, nous font descendre un dernier échelon dans l’organisation psychique, jusqu’à ce concept de « pulsion » situé par Freud à la mystérieuse limite du somatique et du psychique.

L’engramme selon lequel le milieu racial façonne son rejeton est à multiples facettes : génétique, psychologique, sociale, économique, etc.

Cet engramme racial se trouve ainsi relié aux pulsions en ce qu’il s’origine comme elles en cette articulation du corps et de l’esprit, en ce qu’il est, comme elles, orienté vers un objet à investir : l’image de soi comme totalité.

Les pulsions, en leur travail, se nouent et se dénouent constamment en cette image de soi où l’enfant s’est reconnu en reconnaissant l’autre du « miroir », puis l’autre des autres. Cette forme totalisante du je ne l’est, en définitive, que parce qu’elle est le lien de son moi et du moi d’un autre appréhendés en une seule image.

C’est sur le modèle interne qui a cristallisé les pulsions des autres que vont se cristalliser à leur tour les pulsions du bébé. A cette fondamentale genèse de l’image de soi concourent et le matériau multiforme, physique, biologique, esthétique, et l’originalité qualitative du lien qui lui donne sens. Ainsi, le « miroir » met en rapport les pulsions éparses du bébé avec la résultante des pulsions de ceux qui l’entourent, c’est-à-dire leurs corps devenus signifiants d’eux-mêmes. La forme du visage et des membres, l’expression du regard et le pli des lèvres, la tonalité affective du comportement doivent se retrouver et chez l’enfant et chez ceux qui l’entourent pour que le « miroir » puisse jouer son rôle de catalyseur de totalité. Le petit s’y reconnaît comme l’autre des autres, parce qu’il s’y voit identique à eux et différent d’eux, puisque la moindre injonction de sa part s’y répercute dans la jubilation.

En l’image spéculaire, l’enfant prend son identité, et, pour qu’il en soit ainsi, il ne convient pas que le « miroir » renvoie une image qui ne serait que la sienne. L’originalité de son propre visage s’enracine dans l’originalité des visages qu’il contemple. Lui et eux sont de la même race. N’est-ce pas une des caractéristiques de l’enfant que de finir par ressembler à ceux avec lesquels il vit ? On dit de lui qu’il a « un air de famille » ; on parle aussi du « sang » : ce « je ne sais quoi » ainsi désigné n’est pas suffisamment expliqué par la stricte hérédité ; il s’agit de bien plus, de la vie même qui se transmet en héritage et dont les composantes sont multiples. Ce sont celles précisément de la matrice raciale. Pour faire partie de l’ethnie noire, il ne suffit pas d’avoir la peau chargée de pigments, les cheveux crépus et les lèvres épaisses, il faut qu’en ce substrat se synthétise, en une nouvelle vie d’homme, le faisceau de vecteurs qui fait un héritage humain. La race ainsi conçue comme le véhicule actif de l’expérience humaine a les caractères du « mythe ». Hors de cette ligne de force directrice, de ce « milieu » qui fait cristalliser le petit d’homme en sujet d’expérience, le corps trouve difficilement sa signification pour autrui.

L’observation de certains individus auxquels il a manqué le support de l’environnement racial nous aidera à comprendre ce qui se passe lorsque, dans le développement d’une vie d’homme, s’effrite ou est absente l’insertion dans une race. Le jeu du miroir décrit plus haut devenant impossible, le sujet n’acquiert jamais son identité : il se voit ou comme isolé, coupé des autres (le miroir ne lui renvoie que son image) ou comme indéfiniment confondu dans une multitude de visages qui sont tous le sien.

Les sans-race

Deux exemples illustrent ces deux situations extrêmes : celui de l’enfant adopté par des parents nourriciers d’une race différente et celui de ces hommes qui, étant de partout, ne sont nulle part chez eux.

Peu de situations sont aussi douloureuses – elles sont pourtant assez fréquentes – que celle de l’échec dans l’adoption et l’éducation d’un enfant de « race » étrangère. L’histoire est classique et belle : un bébé sans soutien est recueilli. Il grandit dans la douceur d’un foyer retrouvé. Il est investi de l’amour le plus vrai. Cependant, rapidement, les parents constatent des troubles dans la petite enfance, auxquels succèdent des difficultés caractérielles plus ou moins graves, accompagnées de la litanie de leurs conséquences, qui vont de la désadaptation la plus légère à la dissociation la plus remarquée. « Pourtant, assurent les parents, nous l’avons élevé comme s’il était notre enfant » : ce qui est à leurs yeux le comble de la bonne volonté se trouve être justement le ressort du drame. Souvent, poussés par leurs amis et lorsque s’est épuisée la réserve des « bonnes raisons », les malheureux bienfaiteurs en viennent à reconnaître, dans la consternation, l’aigreur ou la résignation : c’est bien un Arabe…ou un Chinois…etc. Cette constatation est fausse à son tour. A y réfléchir sérieusement, il n’est pas plus de la race de ses pères que de la race de ses nourriciers : le miroir lui a renvoyé une image qui n’est pas identifiable à l’image d’autrui ; la superposition des deux images révélatrice de son identité n’est pas possible. Une parfaite éducation ne saurait effacer la marque du patrimoine génétique. Pas davantage le legs chromosomique responsable du type d’un individu ne saurait se réaliser effectivement, aussi pure que soit la race des ascendants, indépendamment du milieu familial et racial où il s’actualise.

Pour s’actualiser, le potentiel chromosomique d’un enfant a besoin d’être référé à un modèle  adulte. Hors du champ de la reconnaissance, c’est-à-dire hors des limites qui permettent au bébé de découvrir son image en découvrant autrui, le mécanisme de l’unification s’enraye. La référence du corps propre au corps d’autrui est frappée d’étrangeté ou d’inadéquation.

Le faisceau de facteurs désigné plus haut par le terme de matrice raciale devient bancal ; les vecteurs ne s’entrecroisent plus en un point unique permettant l’équilibre des éléments constitutifs en l’unité d’un tout : c’est le conditionnement racial qui détermine en marge où se réalise cet équilibre. L’homme n’est pas un puzzle. On ne fabrique pas un homme nouveau comme on obtient une nouvelle espèce de rose noire, en forçant le patrimoine génétique d’une souche à se développer dans les conditions sociales et psychologiques d’une autre souche. Si les modifications sont possibles, elles sont toujours lentes et ne se produisent avec succès que dans des limites qu’il ne nous appartient pas ici d’étudier : l’évolution a ses lois.

L’homme n’est pas un puzzle : il est révélation d’un être nouveau, c’est-à-dire manifestation de l’esprit par un corps, ce qui ne se peut dans une référence à l’extériorité des éléments qui le composent, mais dans un rapport d’intériorité qui les noue en une unité d’un autre ordre. Lorsque les conditions de l’expérience spéculaire ne sont pas remplies, les tâtonnements de l’enfant échouent à prendre la mesure de son identité.

Un autre exemple de cet échec nous est donné par ces hommes qui, nés en terre étrangère, élevés par une nurse elle-même de nationalité différente, poursuivent leurs études dans de multiples pays, avant d’aller exercer leur métier en quelque nouveau point du globe. Ce cas évoque soit une conscience formée à l’échelle planétaire, soit une conscience fluide, sans racine et sans horizon. La première surgit toujours d’une cellule familiale stable, ayant parfaitement rempli sa fonction intégratrice, médiation nécessaire entre la multiplicité des sociétés rencontrées et l’enfant. La seconde, beaucoup plus fréquente, reste à mi-chemin, errant entre une origine multiforme qu’elle recherche jusqu’à l’épuisement et une image de soi dont la variable est trop grande pour être un jour réalisée. Ces hommes sans racine et sans race se caractérisent par une étonnante compréhension de la diversité du monde des hommes et par une douloureuse incompréhension d’eux-mêmes. Se reconnaissant dans tous les visages, ils n’ont pas de visage propre. Miroitement des valeurs rassemblées des diverses races, ils ne sont d’aucune. Leur cheminement les entraîne dans une indéfinie et abstraite reconnaissance des autres qui n’a plus de lieu : cette image de soi où s’inscrivent la différence et la ressemblance correcte. Il n’y a de reconnaissance véritable que de quelqu’un par quelqu’un. De tels êtres ne sont jamais regroupés dans leur originalité : le « miroir » leur a renvoyé toutes les images « d’autrui », sans qu’aucune n’y soit privilégiée comme la leur.

La différenciation dans la race et la différence des races

Dans la cristallisation en une unité vivante qui, à son tour, pourra s’identifier à d’autres unités en s’en différenciant, le petit homme pose les bases de sa taille d’adulte. Par la médiation de son corps, il centre et organise l’univers et prend sa place au milieu d’autres « centres » qui, comme lui, sont irréductibles en leurs éléments qu’ils remanient sans cesse. Cette activité d’investissement du monde et de constante modification de soi dans l’unification est une activité spécifiquement humaine : elle est tout entière contenue et résumée dans l’amour et dans le travail. Or, il y a plusieurs manières d’aimer et de travailler, et toutes restent spécifiquement humaines, si elles sont l’expression et l’aboutissement de l’unification du monde et de l’homme. La « race » nous paraît être l’expression la plus large d’une modalité de  vie, d’une manière humaine de vivre à partir des éléments donnés.

Par l’enracinement 4 dans la continuité d’une descendance, par le rapport constituant à un milieu de vie, qui actualise un héritage pour une nouvelle appréhension du monde, l’appartenance à une race différencie – par le jeu du miroir – un sujet d’avec ses frères. La notion de race est indissociable de celles de famille, de descendance et de milieu.

A partir de cette « différenciation dans la race », le sujet apprend à reconnaître des manières radicalement (racine) nouvelles pour lui d’envisager le monde et d’y être présent. Différencié en une unité dans une race, l’homme peut saisir la diversité de races, sans que la présence de l’étranger soit pour lui ressentie comme une menace de disparition ou d’aliénation de l’un ou de l’autre.

La crise algérienne, nous fournit ici un exemple encore vivant dans toutes les mémoires. Beaucoup d’Européens, les « pieds-noirs », protestaient avec indignation lorsqu’on les accusait de racisme. Le pivot de leur argumentation en réponse était celui-ci : « Mais regardez donc, il n’y a pas en fait de différence entre eux et nous ». Suivait alors la cascade de justifications : le partage de la même vie et des mêmes bancs à l’école, l’accès aux mêmes professions, etc. Ce discours n’est certainement pas mensonge : il n’en demeure pas moins meurtrier. Niant la vérité de fait, cette différence raciale qui tout à la fois distingue et unit deux manières d’être, la protestation antiraciste devient le masque très exactement ajusté au racisme plus ou moins conscient, ce qui nous ramène au dilemme qui a servi de point de départ à notre réflexion. La négation radicale du fait racial contient la même erreur que l’affirmation arbitraire d’une question raciale concluant à une supériorité : elle croit éviter l’erreur en niant la réalité ; elle se trompe doublement. Dans l’un et l’autre cas, on conclut à la négation de l’autre, soit en le faisant disparaître, soit en l’absorbant.5

Dans les pays où le problème racial ne se pose qu’au niveau individuel, et non plus, comme c’est le cas en Amérique aujourd’hui, au plan national, les manifestations de racisme ou d’antiracisme prennent une allure plus subtile, mais épousent le même mouvement profond. Dans le numéro d’Esprit de mars 1965, Paul Dehem écrit fort justement :

Il y a ceux pour qui le problème racial n’existe pas : il n’y a qu’à ne pas en parler et qu’à être gentil. Ce qui veut dire à peu près : très indulgent. Pour ceux qui n’ont pas notre couleur de peau. On daignera oublier que ces gens-là sont noirs, jaunes, arabes ou juifs. A moins qu’étant soi-même juif, arabe, jaune ou noir on ait à attendre de son entourage cette indulgence. Car ce n’est que dans la mesure où ils ne sont pas différents des bons Français que nous sommes ou que nous voudrions être qu’on peut leur pardonner d’exister…6

Une certaine conception de la mission n’est pas exempte de l’ambiguïté ici soulignée et du malaise qu’elle engendre : sans vouloir en traiter ici, citons les réactions de deux jeunes « missionnaires » récemment rencontrés. Poussé dans ses derniers retranchements, celui d’entre eux qui tendait à prouver que toutes les races pouvaient se réaliser dans la même prière et la même morale, celle du Christ – il faut traduire : sa manière à lui de le comprendre – en est venu à conclure dans le feu de la discussion que «  les païens n’avaient pas l’esprit » !

Quant à l’autre, rencontré plusieurs semaines après et venant du même pays, il s’assimilait immédiatement aux gens avec lesquels il avait vécu quelques mois (contrepartie exacte de la suppression de l’autre) et, parlant au pluriel pour analyser ses sentiments et réactions, il émaillait la conversation de formules ostentatoires, mais non démunies d’un accent très parisien : Dans mon pays…notre mentalité…mon évêque…etc ». Il disait cela pour parler des Noirs. Sur la place de la Concorde, parlant à des Français, il se conférait, avec l’abstraction de l’inconscience, le statut de l’étranger. Dans son effort pour en reconnaître d’autres, il en venait à se nier dans sa personnalité propre : cela lui permettait d’entretenir l’illusion qu’ainsi « ses frères noirs » pouvaient se reconnaître en lui. Mais comment se reconnaître en un visage devenu pour lui-même étranger ? C’est la question qu’il ne s’est pas encore posée.

Les hommes, en devenant frères, s’enrichissent de leur différence. Cela exige que soit réalisée la particularité de chacun, assumée et dépassée l’angoisse qui naît de la mise en présence d’un monde étranger. L’appartenance raciale devient racisme latent ou conquérant dans la mesure exacte où naît la peur d’être absorbé par la présence d’un autre, d’être modifié, non dans le sens de son unification propre, mais dans celui de la dissociation et de l’aliénation. Cette peur, lorsque sa source et ses mécanismes sont cachés, devient angoisse. Elle se traduit par l’abandon punitif de soi – je ne suis pas différent d’autrui – ou par la réduction violente de l’autre – il ne peut être différent de moi. L’exaspération de la tension anxieuse apparaît toujours lorsque le dernier bastion des concessions « possibles » s’écroule. Le heurt des « races » devient alors une question de vie ou de mort : pour exister, il s’agit d’assurer la prévalence de sa race sur l’autre. A ce point précis surgissent les slogans qui emprisonnent dans l’alternative de la fuite ou de la mort : « La valise ou de cercueil ».

Le racisme est de l’ordre de la mystification

Si le concept de race est de l’ordre du « mythe », celui de « racisme » est, lui, de l’ordre de la mystification : il prône arbitrairement la supériorité ou l’infériorité d’une race. La réflexion qui mène à ce résultat n’est qu’une pseudo-réflexion, rationalisant sans fondement les forces pulsionnelles de l’homme pour les dévier de leur but qui ne peut être que l’unification de l’homme et la possibilité d’investissement du monde.

Nous avons vu dans les pages qui précèdent que le passage de l’appartenance raciale à la théorie du racisme (ou à son corollaire, l’antiracisme) est illégitime, parce qu’il ne peut pas rendre compte, à la fin de son cheminement, de la situation de départ : la différence des races. Des conditions d’unification jouant de manière différente dans la diversité des races, le racisme comme l’antiracisme passent arbitrairement à la nécessité d’une seule combinaison des facteurs pour obtenir le « meilleur » type d’homme.

Alors qu’il utilise le mythe de la race, le concept de racisme s’y oppose en tout point. Il en est une inversion intégrale.

La raison de la race, son critère dernier, nous l’avons dit, se trouve dans l’unification de l’homme, dont elle réalise les conditions.

La raison du racisme, ses critères – car ils sont nombreux et aucun ne s’impose – se situent au plan de la comparaison, de l’évaluation d’un type d’homme en référence à une « norme » abstraite et d’un autre ordre que ce qui est spécifiquement humain : l’intériorité unifiante. Ce recours à l’extériorité s’adresse à une gamme de valeurs (biologiques, économiques, esthétiques, psychologiques, etc.) qui, prises séparément, ne sont qu’un aspect de l’homme, aucune d’entre elles n’étant spécifique. Le critère de l’humain se perd ainsi dans l’étalonnage de la multiplicité de ses parties. Ce qui serait essentiellement humain, dans une race donnée, ne serait plus la faculté dans un race donnée, d’être présent au monde et à soi par le jeu des mécanismes évoqués plus haut, mais ce serait que l’homme est de telle taille, que ses cheveux ou ses yeux ont telle ou telle couleur et que son intelligence possède telles caractéristiques.

Ce qui, dans la race, permet le « regroupement » en image de soi d’éléments dissociés est à nouveau, dans le racisme, abandonné à la dissociation de l’uniformité. En définitive, le « raciste » veut que tous soient comme lui ou, mieux encore, que tous soient semblables au regard d’une norme « objective » ; ce qu’il n’a pas compris ou voulu comprendre, c’est que l’homme ne découvre son identité que par la médiation de la différence. S’il voyait, comme par enchantement, se réaliser ses projets, le raciste supprimerait du même coup les autres et se supprimerait lui-même. Le racisme est mystification parce qu’il utilise la force mythique, ce schème vivant et transmis dans la race, à une fin contraire à celle de la race. Au lieu d’organiser les pulsions de l’homme en une unité personnelle et concrète, le racisme construit une humanité uniforme et dévaluée en une quantité d’individus, formes isolées d’une idée générale et abstraite. La théorie raciste opère l’inversion du concept de race : elle maquille la  vérité du mythe en son contraire ; elle ne réalise pas l’homme, elle l’anéantit.

Qui tue son père n’a pas réalisé la vérité du mythe œdipien, mais son contraire. Le mythe est devenu mystification, condamnant le sujet à l’irrésolution et au non-sens.

*

Au terme de cette analyse, qui exigerait de longs développements pour éclairer les repères qu’elle indique, il apparaît qu’un antiracisme prenant l’exact contre-pied du racisme méconnaîtrait la nécessaire appartenance de l’homme à un milieu. Ce milieu comprend plusieurs niveaux : la famille, la cité, la race, entre lesquels peut s’établir un jeu de suppléances, mais dont la nécessité demeure pour mener à bien l’édification de l’homme. Ces différentes sphères, qui ont entre elles un certain rapport dialectique, sont soumises, pour l’individu d’une lignée donnée, à des lois qui ne se modifient que dans certaines limites, hors desquelles la fonction d’intégration qu’elles devraient remplir devient impossible.

Dans les lignées raciales différentes, le jeu des lois n’est pas identique et, si leurs modifications successives au cours des temps et sous la pression des circonstances (industrialisation, rapidité des transports, accélération de l’histoire) laissent entrevoir, au-delà du niveau racial, une conscience planétaire, ce ne peut être que dans la mesure où tous les niveaux intermédiaires d’unification seront vécus et dépassés. Mais il semble impossible d’en éviter aucun.

L’homme ne peut atteindre à une conscience unitaire du monde que s’il respecte les lois de son cheminement propre, les mécanismes de son unification. Son unité, tout comme son universalité, sont les fruits de sa personnalisation en sujet. Nous pensons que le concept de race et celui de racisme pourraient trouver un éclairage nouveau à être envisagés sous cet angle.

Denis Vasse


1  On retrouve le même comportement dans un autre domaine : de l’existence du complexe d’Œdipe, certains concluent que tous les hommes sont de criminels ; d’autres, pour ne pas aboutir à de telles conclusions, s’acharnent à nier la découverte de Freud.

2 « Il suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification, au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage, dans la théorie, du terme antique d’« imago ». L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit d’homme à ce stade de l’infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le Je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet.

Cette forme serait plutôt au reste à désigner comme je-idéal, si nous voulions la faire rentrer dans un registre connu, en ce sens qu’elle sera aussi la souche des identifications secondaires, dont nous reconnaissons sous ce terme les fonctions de normalisation libidinale. Mais le point important est que cette forme situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction à jamais irréductible pour le seul individu, ou, plutôt, qui ne rejoindra que symptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité. » (J. LACAN, «  Le stade du miroir », dans la revue Française de psychanalyse, n°4, PUF, 1949, p.450.)

3 J. LAPLANCHE, Höderlin et la question du Père, PUF, Paris, 1961, p.93.

4 On pourrait songer à une étymologie des mots « race » et « racine », qui nous ramène à un radical commun. En réalité « racine » dérive de radix, radicis, mais « race » dérive d’un mot latin « razza », d’origine difficile à préciser, l’hypothèse la plus probable renvoyant au moyen latin ratio : raison, ordre, espèce.

5 Les tortures de la guerre d’Algérie comme la citoyenneté à part entière lors du 13 mai 1958 ont finalement une signification identique bien qu’inverse.

6 P. 553, 554. C’est nous qui soulignons.

De l’isolement à la solitude

De l’isolement à la solitude

in « Christus » n° 49 Janvier 1966, tome 13, p.11-23, 35 rue de Sèvres, 75006, Paris,
in « La solitude », livre édité par Christus.,
in « Christus », « L’expérience spirituelle dans l’aujourd’hui de Dieu » n° HS 174, mai 1997 p. 107-118, 35 rue de Sèvres, 75006 Paris

« Le choix que tu fais entre toi ou non. »

N.E.

L’homme moderne a beaucoup de mal à être seul. Paradoxalement, il éprouve autant de difficultés à entrer en relation véritable avec ses plus proches qu’à supporter la solitude.

Le goût effréné – jusqu’au snobisme – du « dialogue », de la « dynamique de groupe », de tout ce qui touche à la psychanalyse exprime l’impossibilité qu’il ressent à communiquer avec autrui tout comme son impuissance douloureuse à rentrer en lui-même. Constamment, il oscille entre la conformité d’un anonymat qui le dissout dans la foule et le retrait de l’isolement par lequel il s’affirme contre elle. Mais l’une et l’autre attitudes lui sont insupportables. Tout se passe comme si l’homme d’aujourd’hui était frappé d’une double incapacité : celle de vivre avec les autres et celle de vivre seul. Pas plus qu’il ne se supporte, il ne supporte les autres. Ronde infernale qui lui fait désirer indéfiniment d’être ailleurs que là où, précisément, il se trouve.

Les exemples foisonnent. L’époux muet à la maison, inattentif à la toilette de sa femme ou à la couleur de ses cheveux, devient, dès que pour une raison quelconque il est séparé de son foyer, l’auteur passionné de lettres d’amour qui n’omettent aucune délicatesse. Le religieux débordant d’idées apostoliques durant l’austère cheminement de sa formation ou lors de ses retraites, se métamorphose, sur le turf, en un révolté que ne satisfait aucune des conditions dans lesquelles il vit et qui implore, au milieu de ses vicissitudes imaginaires, le bienheureux silence de la Trappe.

L’homme d’aujourd’hui a beaucoup de mal à trouver le chemin de la solitude, le chemin qui le mène à lui-même, au monde et à Dieu.

Qu’est-ce donc que la solitude ? Si elle se définit par la relation à l’autre que je côtoie comme à l’autre  qui gît au plus intime de moi-même, la solitude s’oppose à l’isolement qui nie cette relation. C’est pour sortir de cette mauvaise solitude qu’est l’isolement que beaucoup ont recours aux thérapeutiques psychologiques. Nous verrons que ces dernières consistent, en définitive, à convertir le mouvement « carcéral » 1 de l’isolement en un processus d’ouverture intégrant la réalité de l’autre. Cela nous conduira à considérer, en terminant, que la solitude est du côté de l’amour et qu’elle en est comme le signe.

Isolement et solitude

L’isolement diffère de la solitude en ce qu’il nie la possibilité de l’ouverture à l’autre, toujours vécue comme une altération. Plus radicalement encore, il est négation du désir dont nous sommes porteurs, le désir de l’autre. L’isolement et le mutisme vont de pair, car la relation à autrui trouve son expression dans la parole, et la négation de la première entraîne la disparition de la seconde. L’isolement nous semble être à la solitude ce que le mutisme est au silence. Se taire implique qu’on ait quelque chose à dire ; être seul suppose aussi la possibilité de ne l’être pas, d’être ouvert au monde. La présence de l’être aimé est ressentie, dans la solitude, comme une absence. Dans l’isolement, l’éloignement est vécu comme une rupture menaçante de contact. Pour se prouver qu’il existe, l’isolé a besoin de la présence matérielle de l’autre, elle-même insupportable. La disparition ou la transformation de cet autre le fait vaciller dans une douloureuse incertitude, celle qui apparaît quand tout point de repère a disparu. Une jeune femme exprimait ainsi ce qu’elle ressentait lors d’un épisode critique qui l’avait conduite à l’hôpital : « …les effets de liens spontanés, ceux de la maternité, se révèlent, se décolorent, frôlent la dissolution ».

Celui que la solitude n’effraie plus a appris, de sa relation à autrui, que la présence n’était pas fusion dévorante et que l’absence n’était pas meurtrière étrangeté : il apprend ainsi « à éviter les deux écueils de la destruction par l’objet et de la perte de l’objet dans l’éloignement ». Entre « retenir et être retenu, engloutir et être englouti », il retrouve, dans sa relation à l’autre, une « mesure », « une échelle susceptible de plus ou de moins ». Entre la fusion et la déréliction, il découvre qu’il est susceptible d’exister pour lui-même, seul.

La solitude exige un apprentissage que l’isolement évite. Elle est un moment de notre existence au monde.

Dans sa forme extrême, l’isolement est gravement pathologique. Un étudiant en médecine décrivait son sentiment d’isolement comme un « vide » qui ne lui permettait ni d’apprendre, ni d’exister. « Tantôt, disait-il, je me sens réduit à un point de plus en plus petit ; tantôt j’ai l’impression d’être très grand et très fort, plus grand que le Général de Gaulle que je vois sur l’écran de télévision ». Il avait besoin de cette fantasmatique invasion du monde pour se prouver son existence même. A l’univers, il avait besoin d’envisager sa réduction radicale pour prendre conscience qu’il n’était pas « rien », ce qui l’avait mené, plusieurs fois déjà, au deuxième étage de la Tour Eiffel afin de se persuader qu’il pouvait bien se suicider.. Quelques semaines plus tard, il se jetait sous une rame de métro, ce qui le faisait disparaître, non seulement à ses propres yeux, mais aux yeux d’une foule d’autres… et donc exister ! Tout se passe comme si de tels individus ne parvenaient à sortir de leur isolement qu’au prix de leur propre disparition, soit qu’ils se tuent, soit que, confondus avec le monde ambiant et avec ceux qui les entourent, ils les tuent. Dans les deux cas, la mort seule est la preuve qu’ils existent. Paradoxalement, ils se suicident ou deviennent des criminels parce qu’ils n’ont pas, en rigueur de terme, la possibilité de vivre. Pour eux, vivre, c’est mourir.

Pour pathologique qu’il soit, cet exemple ne nous est pas si totalement étranger que nous n’y reconnaissions certaines de nos tendances. A un degré moindre, notre propre activité peut devenir la manifestation d’un processus d’isolement. Il y a des êtres qui ne se situent que dans la distraction. Il y en a d’autres qui ne prennent conscience d’eux-mêmes que dans un travail perpétuel qui prend souvent couleur d’ascèse. Pour les uns comme pour les autres, le repos est littéralement insupportable : ils ne peuvent pas rester seuls. En général, ils se complimentent en une formule ambiguë et fréquente : « Je ne peux pas rester sans rien faire ». Dès que cesse l’activité, apparaît comme une douloureuse incertitude d’exister, l’impression d’être en marge de l’existence, marge que va venir combler un nouveau plaisir ou une nouvelle obligation. L’activisme est l’obstacle, le plus répandu peut-être, au face à face de la connaissance de l’autre et de soi. Nous nous isolons avec un soin jaloux à l’intérieur de carapaces multiformes : celles de nos fichiers et de nos journées programmées,  celles de nos annuaires et de nos relations comme celles de nos jouissances et de nos conquêtes amoureuses, celles de nos trahisons et de nos fidélités.

Cela est si vrai que nous ne supportons pas que l’on nous interpelle sur ce que nous sommes. Nous nous habillons de titres pour apparaître aux yeux des autres et pour disparaître aux nôtres. Ce mode de vie est supportable tant que les autres et nous-mêmes feignons de croire à ce que nous faisons, mais on ne peut croire à ce que l’on fait que si, dans une certaine mesure toujours à reprendre, ce que l’on fait manifeste ce que l’on est. Sinon, il advient, un jour ou l’autre, que les seuils critiques d’une croissance d’homme ou le simple vieillissement révèlent un décalage qu’aucune illusion n’est plus susceptible de masquer. Là encore, mais sur un mode différent, surgit le spectre du vide ou, plus exactement, d’un remplissage qui n’a plus de sens. Les pseudo-sages de ce monde disent alors, forts de leur expérience, que « la vie n’est qu’un tas de merde ». Cette sentence ne cache plus que partiellement l’aigreur ou la déception d’une simili-sagesse.

Elle confesse que la vie est, pour eux, ce lieu où, justement, on s’isole et qui a pour fonction d’accueillir les déchets. Le déchet est un compromis entre ce qui a déjà existé et ce qui  n’est pas encore réduit au néant.

La plongée immédiate dans l’extase ou la déréliction, dans notre première analyse, la complaisance d’une sagesse illusoire, dans la seconde, indiquent, croyons-nous, les deux mécanismes majeurs de l’isolement. Ni l’un ni l’autre ne mènent au repos dynamique d’une croissance qui se  constitue à partir des éléments du tout pour émerger du néant.

La solitude, au contraire, marque le pas de la révélation d’un être à lui-même. Le solitaire n’est ni perdu dans le monde, ni isolé en lui-même. Son ouverture au monde est la

substance même de son unique personne, c’est pourquoi, quand il fait retour en lui-même, il y

redécouvre la réalité du monde. Il marche sur ce chemin de crête où il côtoie l’angoisse du néant et le délire de la surpuissance sans jamais se laisser prendre à leur mirage. Il devient seulement ce qu’il est : un être entre d’autres êtres. Pour lui, vivre, ce n’est pas mourir ; ce n’est pas non plus refuser l’affrontement de la vie et de la mort dans la spiritualité du déchet ; c’est – simplement – apprendre  à  vivre pour apprendre à mourir.

Isolement et thérapeutiques 2

Le sentiment d’isolement s’accompagne souvent d’une angoisse ou d’une agressivité qui conduisent ceux qui en souffrent chez le psychothérapeute. Peu nous importe ici la façon pour ce dernier d’exercer son art. Des hommes et des femmes s’ennuient et ennuient les autres jusqu’aux ultimes limites de la folie, qui se présente comme le dernier essai – avant la mort – pour consacrer, dans l’isolement, la déconnection par rapport au monde et à soi-même.

L’attitude des gens de métier qui se préoccupent de cette pathologie de l’isolement est fort variée. Mais, par-delà les oppositions de doctrine, nous pourrions mettre en évidence quelque chose  comme un dénominateur commun. Le psychothérapeute « fonctionne » toujours, pour ses patients, comme un point de référence, axe et reflet des différents mouvements qui animent leur cœur. « Pour l’analysé, écrit Freud, le médecin doit demeurer impénétrable et, à la manière d’un miroir, ne faire que refléter ce qu’on lui montre ». Sa présence et sa parole vont progressivement devenir la médiation par laquelle le sujet qui est là et qui parle pourra se découvrir dans son propre corps et son propre discours devenus médiation pour les autres et pour lui-même. Le thérapeute rétablit, vis-à-vis du patient, la « distance » nécessaire à la possibilité même du « rapprochement » et la communication à partir de laquelle tout éloignement n’a pas forcément le sens d’une rupture.

Ne cédant pas au mouvement de son patient qui cherche à l’entraîner dans le jeu de l’annihilation ou de l’exaltation, dans le labyrinthe des défenses interdisant l’accès à tout désir, le thérapeute manifeste qu’il est seul avec son patient, seul sans jamais en être isolé, sans jamais non plus se confondre avec lui. Ni dévoré, ni dévorant, il est seulement ce qu’il est : quelqu’un qui prend le risque d’être ouvert sur la présence d’un autre, quelqu’un qui supporte l’absence de cet autre sans disparaître à son tour, quelqu’un qui est seulement là comme le témoin toujours insaisissable d’une présence à soi-même toujours à découvrir. Jamais le patient ne peut le réduire à lui dans la monstruosité d’une hyper-présence où il serait tout ; jamais il ne peut se réduire à lui dans le fantasme d’une dépendance meurtrière où le  thérapeute serait tout. Le temps, par ailleurs, déjouera tous les pièges d’un discours  trop cohérent dont le souci constant est d’annuler l’apparition du désir dans une relation vraie, ce désir qui exige aussi bien la possibilité de la distance que celle du rapprochement, la possibilité d’être seul.

Voici ce que, en substance, un patient pouvait dire, après sa cure, à son médecin :  « Au moment où je vous rejetais, au comble de l’agressivité contre vous, de même qu’au moment où je tentais de me nier, au comble de l’agressivité contre moi, alors que je désirais vous perdre ou me perdre, je le faisais pour me convaincre de votre existence même, et, partant, de la mienne. Je pouvais enfin aimer quelqu’un sans le faire disparaître, et quelqu’un pouvait m’aimer sans me faire disparaître ». Il pouvait se retrouver seul en face de quelqu’un aussi bien qu’éprouver la consistance de sa propre personne dans la solitude.

On ne se délivre de l’isolement que dans l’apprentissage de la solitude. Le cheminement d’une thérapeutique est caractérisé par ce passage, de la caricature de la solitude qu’est l’isolement, à la solitude véritable qui permet d’entrer en rapport avec autrui sans se confondre avec lui. S’isoler, en effet, c’est avouer implicitement la dépendance étroite et meurtrière d’un contact avec le monde, vécu soit comme un outrage ou un heurt, soit comme une insupportable confusion. Apprendre à être seul, c’est accepter d’être différent des autres sans avoir l’impression de cesser d’exister pour eux et pour soi-même.

Dans le dernier film de Fellini, Juliette des esprits, la solitude terminale de la jeune femme signifie tout le contraire de l’isolement : elle indique l’accès au monde de la réalité ; Juliette retrouve dans une joie pleine ce qu’elle cherche depuis le début : elle-même. C’est alors que son visage est tourné vers les spectateurs eux-mêmes, et que la voix des « amis » qui l’appellent ne vient plus d’un des personnages du scénario mais de ceux qui, face à l’écran, peuplent l’univers réel. Au bout du cheminement fantasmatique qui est le déroulement de son « désir d’être avec », Juliette renaît à elle-même en sortant de l’univers totalitaire du rêve ou de l’illusion qui la tenait prisonnière : illusoire, en effet, cet univers du mariage où « je serais tout pour lui et il serait mon univers » ; leurre que ce monde du plaisir et du voyeurisme où tout s’évanouit dans l’apparence ; rêve terriblement meurtrier que cette religion qui réclame le martyre pour satisfaire la toute-puissance maternelle vécue comme l’exigence absolue. Exclusivisme et totalitarisme sont synonymes d’isolement ; ils caractérisent l’univers, clos sur lui-même, du rêve ou du délire. Nous retrouvons en eux le mécanisme de l’isolement qui tente de peupler l’imagination de personnages « réels », et la réalité du présent, de personnage imaginaires : l’imaginaire n’y remplit plus sa fonction d’ouverture sur le monde, il est immédiatement pris pour le monde. Dans  ce processus de perpétuel échappement à soi et à l’autre, rien jamais n’a la consistance de la joie.

Solitude et amour

Dans les pages qui précèdent, nous avons réfléchi sur le mécanisme de la solitude opposé à celui de l’isolement. Mais que signifie ce passage de l’isolement à la solitude ? La solitude, disions-nous, ne se comprend que dans la relation à l’autre. Si cette relation à l’autre prend le sens de l’amour, la solitude prend le nom de renoncement.

C’est parce qu’ils entendent rester dans le domaine qui est le leur que les psychothérapeutes (et en particulier les analystes) se défendent de prodiguer de l’amour et d’apprendre à aimer. Comme instinctivement, ils évitent ainsi toute confusion. Leur domaine est celui du déterminisme et des lois qui le régissent, celui de la science. Le royaume sur le seuil duquel ils se tiennent, en tant que psychothérapeutes, et au seuil duquel ils mènent leurs patients, est celui de la liberté, c’est à dire du sens que revêt, pour chacun, l’histoire de sa vie. Cette distinction est difficile à découvrir et à respecter et, si nous l’évoquons, ce n’est pas pour nous y attarder, mais pour orienter notre réflexion. Après avoir entrevu comment l’on peut passer de l’isolement à la solitude, demandons-nous : pourquoi cet apprentissage est-il nécessaire ?

Parce qu’il permet l’amour.

Les psychothérapeutes, quant à eux, se défendent d’aimer leurs patients. Ils parlent de transfert et de contre-transfert. Freud étudie même « l’amour de transfert ». Quoi qu’il en soit de ce mot technique qui désigne une réalité bien mystérieuse encore, c’est à travers cette relation transférentielle que se fait l’apprentissage de la solitude. A travers elle s’instaure la distance entre les personnes, leur radicale différence. Dans ce rapport progressivement établi, le rapprochement perd sa signification de destruction d’un des termes : le sentiment d’annihilation, qui naît de tout éloignement vécu comme une rupture, s’estompe. L’isolement perd progressivement sa fonction de protection contre la présence de l’autre ressentie comme un empiétement. L’altérité, pourrions-nous dire, n’est plus vécue comme une altération. Au contraire, elle devient témoignage vivant de l’altérité consistante (subsistante) que je suis pour les autres. A travers le jeu patient et douloureux des multiples fausses routes que le patient tente de prendre, il se voit, dans le miroir de cet autre qu’est pour lui l’analyste, ramené à son être propre. Il ne perçoit sa solide différence que dans le rapport qui la fonde : celui qu’il entretient avec un autre être.

Le sentiment d’isolement naît de l’insatisfaction d’un besoin. L’enfant se sent perdu dès que sa mère s’éloigne parce qu’il en a besoin. La solitude, au contraire, nous paraît être de l’ordre du désir et, dans une autre terminologie, de celui de l’amour. La reconnaissance de soi et de l’autre à travers le désir – et la distinction que cela implique – a quelque chose à voir avec la liberté intérieure. Tandis que le besoin ne peut qu’être satisfait (sa non-satisfaction entraînant l’isolement et la mort), le désir, quant à lui, ne peut jamais l’être totalement puisqu’il se nourrit de cela même qui lui est étranger. Bien mieux, on peut renoncer à son désir sans mourir et sans tuer. A travers la sexualité, le désir mène à la découverte de son propre corps, c’est-à-dire de son être même assumé tout à la fois dans sa relative autonomie et dans sa radicale incomplétude. En une sorte de renversement du mécanisme du besoin, le surgissement de la différence devient le signe et le moteur de la relation amoureuse. Ce mouvement fait prendre conscience de l’unité inaliénable de chaque être, de la solitude qui est la vérité de l’amour. La confusion dans une vibration indifférenciée, ou la déchirure de la séparation, nous maintient dans un monde infantile pour lequel n’existe que ce qui est objectivement là, que ce contact de quoi l’on est. Pour le bébé, la présence n’est qu’un contact et tout être disparaît s’il s’en va. L’absence n’y est pas encore vécue comme l’intériorisation d’une présence.

Nous pensons que ce passage par l’absence marque le pas de la vie de l’esprit. (« Il est bon pour vous que je m’en aille. »). Là, l’union des êtres n’est plus un obstacle à leur irréductible particularité, elle les révèle, dans leur réciproque solitude.

Solitude et renoncement

Lorsque l’isolement est trop vite pris pour du renoncement, lorsque l’impossibilité  de laisser se développer le désir est baptisée «  sublimation », toute la vie s’organise en vue de justifier ce  contresens.

Le renoncement, en effet, est corrélatif du désir comme la solitude l’est de la relation à un autre. Pour renoncer à quelque chose ou à quelqu’un il faut être en situation de désirer quelque chose ou d’aimer quelqu’un. Le désir nous lie à ce qui n’est pas nous, à l’autre.

Son mouvement fait éclater l’univers imaginaire où il suffirait de rêver de l’autre pour le posséder et pour en jouir. Pour réaliser l’être de désir qu’il est, pour se révéler à lui-même, l’homme a besoin de connaître le monde comme objet de son désir, en même temps qu’il reconnaît comme autonome l’être qu’il appréhende mais qui constamment lui échappe. Parce qu’elle touche à ce qu’il y a en nous de plus profond, cette démarche mobilise notre angoisse : ne trouvant pas en nous-mêmes notre satisfaction, nous sommes tendus vers l’autre qui nous renvoie indéfiniment à nous-mêmes. Parvenus au pur mouvement du désir de l’autre qui échappe par sa radicale altérité à la réduction imaginaire, nous entrons dans le jeu du renoncement véritable qui est dépassement du besoin d’être consommé par l’autre ou de le consommer pour le reconnaître lui aussi, porteur d’un désir dont nous sommes l’objet.

L’homme qui renonce accepte de témoigner, par sa solitude, du désir qui le lie à l’autre. Le désir témoigne en lui de la liberté des autres, c’est pourquoi il est le ressort de l’amour.

Mais, dans bien des cas, tout se passe comme si le renoncement, de conséquence de l’amour, devenait le fallacieux moyen d’y parvenir. Plus ou moins incapable d’aimer, on renonce non plus à la satisfaction temporaire offerte par l’objet du désir, mais au désir lui-même. Renoncer, dès lors, c’est faire comme si on était parvenu au terme de l’amour sans avoir parcouru le cheminement du désir. On prétend aimer en tuant le désir, seule voie d’accès à l’autre. L’inversion est parfaite : au lieu d’épouser le mouvement d’un désir qui ne peut se rassasier que de tout et qui, pour cela même, ne s’aliène dans aucun objet, on s’acharne à ne rien désirer. D’expression paradoxale et vraie de l’amour, le renoncement devient un truc, un moyen dont l’inhumaine exigence fait oublier – et c’est là son but – l’incapacité ou la peur d’aimer. On se « réfugie » dans la prière, on fait pénitence pour des désirs imaginaires…ceux-là mêmes qu’en fin de compte l’on voudrait sentir en soi. On renonce pour se donner le change : voilà qu’il suffit de faire pénitence pour aimer, alors qu’en vérité c’est du contraire qu’il s’agit !

Du pseudo-renoncement à l’isolement, il n’y a qu’un pas vite franchi. Le registre fantasmatique d’un désir qui ne s’inscrit jamais dans la réalité – qui ne se réalise jamais dans le renoncement à ses objets – risque  une trop hâtive sur-naturalisation qui n’est que le masque d’une nature vide. On désire le ciel, ce qui permet l’évitement du monde présent hors duquel l’homme n’a pas d’existence. Pour être un jour susceptible de « sortir » de ce monde, encore faut-il y être vraiment entré. On ne peut apprendre à désirer l’autre monde qu’en réalisant celui-là, c’est-à-dire en faisant l’objet de son désir.

Jouée, la solitude du renoncement, quelle qu’en soit la forme – celle du mariage ou de la vie consacrée -, devient isolement qui cache une impuissance. Ceux qui s’isolent ainsi élèvent autour d’eux les remparts de leur tour d’ivoire. Ils érigent aussi leur masochisme en principe de vie, c’est-à-dire qu’ils se détruisent. Ils paient leur pseudo-sagesse du prix de leur morcellement, ruisselants d’ingénuité pour supporter l’inévitable et intolérable contrainte de la réalité où tente de s’inscrire le désir des autres et le leur. L’abnégation prend le goût d’une inconsciente comédie dont le bénéfice, sous des modalités diverses, est toujours le même : aux yeux des autres, et plus encore aux leurs, ces sacrifiés de l’amour font de l’incapacité d’atteindre l’autre en son corps le signe sans contenu du véritable amour. Même si les murs en sont d’ivoire, leur tour est vide : elle n’a pas de sens. Leur « je » ne naît ni ne s’entretient du rapport avec un « truc » ou un « vous », d’où la lente dissolution de sa substance même, le désir de l’autre. La méconnaissance de l’autre conduit à nier le désir qui n’a plus de raison d’être et, par conséquent, elle conduit aussi à la méconnaissance de soi. Quant l’isolé ouvre la porte de sa tour pour laisser pénétrer quelqu’un dans son cœur, il réduit bientôt l’originalité, l’altérité de son hôte, pour tenter de l’assimiler. Devenu sa possession exclusive, il le broie et, ce faisant, il  asphyxie un peu plus son désir. « Et quand il croit serrer son bonheur, chante Brassens, il le broie. » Ce n’est pas pur hasard si, dans l’imagerie du péché comme dans les fantasmes de Narcisse, se  conjuguent les thèmes de la prison et de la mort. Narcisse se donne la mort parce qu’il est prisonnier de son image.

Si le glaive du désir n’est pas porté au cœur de cette paix fallacieuse, toutes les ressources de vie sont utilisées pour la mort. Elles sont mobilisées au profit d’un univers de fantômes sans consistance. L’amour n’est qu’un songe où le monde et l’autre n’existent pas plus que moi-même. Reste  le faux espoir de croire en un autre monde pour oublier celui-là.

Ainsi, au terme de ces réflexions, l’isolement nous paraît trouver son origine dans la non-reconnaissance du désir qui donne accès à la solitude. Mais la solitude ne se comprend pas hors d’une relation à autrui dont elle est, à son tour, la garante.

S’il en est ainsi, non seulement la solitude s’oppose à l’isolement, mais encore elle prend sens : elle devient un des signes de l’amour, et, peut-être, le seul. Il n’y a pas d’amour sans le douloureux apprentissage de la solitude, mais il y a une pseudo-solitude sans amour, celle de l’isolement. « Ne te laisse mettre en prison par aucune affection, écrit Simone Weil. Préserve ta solitude. Le jour, s’il vient jamais, où une véritable affection te serait donnée, il n’y aurait pas d’opposition entre la solitude intérieure et l’amitié, au contraire. C’est même à ce signe infaillible que tu la reconnaîtras »3.

La solitude est le creuset de l’amour. Elle est l’épreuve par où passent, à des degrés divers, l’époux, l’ami, le mystique. Elle n’est pas repliement stérile mais réalisation de la constante nouveauté du désir : désir de l’autre, désir d’ouvrir à l’autre cette part de nous-mêmes qui échappe à notre propre regard, cet autre qui nous est plus intime que nous-mêmes.

Elle est fidèle à ce désir unique dont la réalisation n’est possible que dans l’invincible espérance qui est sa force et qui, de requête en requête, nous mène au cœur invisible du monde : Dieu.

Denis Vasse


1 « Carcéral », ce qui a trait à la prison.

2 C’est essentiellement à la psychanalyse que nous nous référerons en matière de psychothérapie. La découverte freudienne est la source, ou, du moins, l’inspiratrice de toutes les méthodes thérapeutiques, même si celles-ci cherchent à se définir parfois en opposition à celle-là.

La pesanteur et la grâce, Plon, Paris, 1948, p.73.

Le travail scolaire

in « Pédagogie » , 21° année, Centre d’Études Pédagogiques, 15 Louis David, 75016 Paris

« Du rapport de force à la création d’un espace »

Contrairement à ce qu’il apparaît d’abord, le travail scolaire est bien loin de n’être que l’affaire de l’élève. Il est, certes, une activité individuelle, mais nous verrons que s’y imbriquent des intérêts divers qui en font un fait social. C’est à l’analyse de ce nœud de préoccupations dont le travail scolaire est le siège que nous devrons de découvrir le désir de l’enfant : le désir d’être et de connaître qui, par son développement, va lui ménager un espace. Le nœud de préoccupations des adultes a pour fonction de ménager l’espace nécessaire où une nouvelle préoccupation, celle de l’enfant, va prendre place pour ce nouer aux autres. On voit déjà – à filer la comparaison – que le nœud peut être gordien et mener à l’étouffement, ou qu’inversement, il peut s’agir d’un nœud routier, merveilleux échangeur de circulation.

Le travail scolaire, en effet, est le lieu de multiples préoccupations : préoccupation des parents, préoccupation des professeurs, préoccupation de la société tout entière par le biais de l’État qui en est responsable. L’État exerce cette responsabilité en confiant l’enseignement à un corps constitué (qu’il soit confessionnel ou non) et de ce corps, vous êtes ici les représentants.

À ce réseau de préoccupations, et pour être complet, ajoutons – bien qu’elle n’apparaisse pas toujours – la préoccupation de l’élève.

S’il en est ainsi, si ce travail préoccupe tant de monde, s’il est l’objet de tant de soucis, de programmes, de réformes et d’institutions, c’est qu’il revêt une importance majeure. Mais pour qui ? Et pourquoi ? Quelle est la partie qui se joue et comment se joue-t-elle ?

Tant que « l’obligation de travailler à l’école » ne faisait de doute pour personne, le travail scolaire était une sorte de fait premier, d’évidence de base qui motivait tout le reste. À cause de l’évolution de notre société, à cause de la poussée démographique et pour une série d’autres raisons qui nous font, comme on dit, progresser vers une « civilisation des loisirs »… il n’est plus tellement évident qu’il faille travailler à l’école. Voilà que ce qui, jadis, nous apparaissait univoque, d’une évidence allant jusqu’à l’obligation… manifeste aujourd’hui une ambiguïté cachée.

Les réflexions qui suivent voudraient faire entrevoir l’ambiguïté du « travail scolaire », non pas ambiguïté au sens moral et peccamineux du terme, mais ambiguïté au sens où le travail scolaire, comme toute activité humaine, est de soi ambigu. Il peut revêtir pour le sujet qui la vit plusieurs sens.

Ainsi donc, le travail scolaire, cette occupation qui va de soi (« il faut travailler à l’école ») puisque tout le monde s’y intéresse (papa, maman, le maître et Monsieur le Maire), est susceptible de se révéler comme chargé de plusieurs sens possibles pour peu que, délaissant le royaume de l’évidence et de la préoccupation qui nous donne bonne conscience, nous tentions de saisir le mécanisme intime d’un tel processus.

Il est nécessaire que ce travail de l’enfant soit suscité par le désir des adultes, parents ou maîtres. C’est parce qu’on le lui demande qu’un enfant travail ou, comme on dit, « fait effort ». Dans une certaine mesure, il doit satisfaire à cette demande pour ne pas perdre sa « place » auprès du demandeur. À cette sollicitation, l’enfant peut répondre positivement ou négativement. Il est à remarquer, ici, que l’enfant qui travaille mal est souvent considéré comme « ne répondant pas » à la demande qui lui est faite, alors qu’en réalité, il y répond, mais la signification de sa réponse n’est pas comprise. Elle est, le plus souvent dans ce cas, radicalement méconnu et niée[1]. Dès lors, tout se complique[2]. Pourquoi y en a-t-il qui « marchent » et d’autres qui « ne marchent pas » ? Les parents et les maîtres sont déconcertés et ils ne supportent guère de l’être. « Pourtant avouent-ils ingénument, c’est la même éducation ou le même enseignement que nous leur donnons et comment se fait-il… » Il se fait, parents et maîtres, que votre attitude et vos préoccupations peuvent avoir pour vos enfants ou vos élèves une autre signification que celle que vous voulez consciemment lui donner. Une autre signification pour l’enfant, oui. Une autre signification pour vous aussi. Cette ambiguïté, gordienne si elle est méconnue, est reconnue, la condition sine qua non de la communication, celle de l’amour comme celle du savoir. Elle permet, à l’intérieur d’une même relation, la constante différenciation des être mis en présence.

Si l’enfant satisfait à la demande des parents, c’est pour ne pas perdre leur amour. S’il consent à quitter la maison pour l’école (cf. la grande résonance affective de l’expression « aller à l’école »), s’il accepte la discipline scolaire et l’autorité du maître, ce ne peut être que pour ne pas contrarier la volonté des parents. Idéalement du moins, ceux-ci reconnaissent comme leur expression, la discipline de l’école et l’autorité du maître. Dès lors, l’enfant devient élève.

Il satisfait aux désirs de ses parents, en satisfaisant au désir du maître : s’il apprend, et si, apprenant, il « sait », non seulement il ne perdra pas la sécurité de l’amour parental, mais encore il gagnera l’estime du maître. Il fait d’une pierre deux coups. Dans cette situation, il résulte qu’au départ l’exigence de l’amour et celle du savoir sont confondues. La nécessité de l’une va permettre la possibilité de l’autre. Point n’est besoin d’avoir une grande expérience pour percevoir que, souvent, les premiers contacts de l’enfant avec le maître rééditent la relation exclusive ou libérante que l’enfant entretient avec ses parents.

Cette analyse schématique et, donc, idéalement fausse, a le mérite de laisser voir qu’en plus d’une passe de cette partie jouée, qu’en plus d’un carrefour de ce réseau, les cartes ou les pistes peuvent être brouillées.

La connivence imaginaire des adultes et la puissance réelle de l’enfant

Qu’il soit ainsi inconsciemment et vitalement lié aux désirs de ses parents[3] et, par procuration, à celui de ses éducateurs, l’enfant, d’une certaine manière, le sait mieux que quiconque. Non d’un savoir conceptuel, mais d’un savoir qui ne se différencie pas encore de sa vie, de sa propre existence. Apprendre ce qu’enseigne le maître est pour lui la même chose que demeurer objet d’amour des parents. Le désir de savoir est encore confondu avec le désir d’être aimé.

Cette confusion, l’enfant la repère et la ressent inconsciemment très tôt. Mais il pressent qu’à acquérir un savoir il va devenir responsable de l’immédiate préoccupation d’amour dont il est l’objet. Pour éviter de se différencier des parents dont il est – au sens strict – la préoccupation, il aura tendance à ne pas acquérir un savoir qui, peu ou prou, vise à le distinguer ou à le séparer de ceux qu’il aime et qu’il ne veut pas quitter. Pour garder le privilège d’être un objet d’amour, il aura tendance à refuser la possibilité de devenir « sujet d’un savoir ». Ce « blocage » comme disent les parents va se traduire par une inhibition intellectuelle plus ou moins accentuée et par une indiscipline inexpliquée. L’une et l’autre seront mises sur le compte du « tempérament », ce grand responsable et ce grand inconnu qui soulage la conscience de tous.

Assez rapidement, en effet, l’enfant saura – de se savoir inconscient et vital dont il était question tout à l’heure et qui conserve l’amour – l’enfant saura jouer avec efficacité sur la gamme des préoccupations dont il est entouré. Il évitera de prendre en charge son propre savoir comme sa propre vie pour s’aliéner, par son existence et par son savoir, dans l’existence et le savoir d’autrui. Refusant l’exigence de sa propre vie d’enfant, il continuera de se « blottir » dans les prétendues exigences d’adultes. Qu’il le fasse, encore une fois, sur le mode de la complicité sans histoire ou sur celui de la mise en échec tapageuse, il détient, dans son travail, un moyen puissant de satisfaire parents et maîtres ou de les irriter. Mieux que personne, il saura se servir de cet instrument précieux qui intéresse et inquiète tant de monde et dont il est, en définitive, le seul maître. Peu importe qu’il s’y révèle comme sujet, pourvu qu’il « donne satisfaction » et garde ainsi son privilège d’objet. On voit, dès lors, que le travail scolaire, loin de remplir son rôle de révélateur d’un sujet, est employé à satisfaire les inconscients besoins des parents et des maîtres.

Ainsi, par le plaisir ou le déplaisir qu’il procure, l’enfant obtient une double réassurance : il vérifie qu’il a toujours besoin de ses parents et que ses parents ont toujours besoin de lui. On ne se sépare pas de ce dont on a besoin. Au niveau du besoin, toute séparation est vécue comme une rupture définitive. Ou l’on a besoin de quelque chose ou de quelqu’un. Ou l’on n’en a pas besoin… et c’est l’indifférence.

Le besoin instaure entre celui qui a besoin et celui dont on a besoin une connivence trompeuse : toujours celui qui a besoin de l’autre et qui « s’en sert » s’imagine être le plus fort et le plus libre alors qu’en fait, sa force réside tout entière dans celui-là même dont il a besoin.

Pour que cette relation duelle soit rompue et que chacun puisse exister pour lui-même et non plus, pour l’autre, il faut que le besoin, renonçant à la satisfaction ou la dépassant, devienne désir. On ne meurt pas, en effet, de ne pas satisfaire un désir. Le désir n’assimile pas son objet comme le besoin, mais vise son objet en tant qu’il est différent et que cette différence demeure au-delà de la satisfaction, dans l’insatisfaction même.

Le travail scolaire et le besoin des parents

Lorsque la préoccupation des parents est de l’ordre du besoin, c’est-à-dire de leur propre satisfaction à travers l’enfant et son travail[4], que peut-il se passer ?

–      ou l’enfant satisfait au besoin parental en y répondant et nous avons vu que réussir ou échouer pouvaient être interprétés comme une « réponse » ;

–      ou l’enfant ne satisfait pas au besoin parental et le lien entre enfant et adulte s’épuise de n’être pas alimenté.

. Dans le premier cas, pour ne pas perdre sa place d’objet aimé, l’effort de l’enfant va consister à faire plaisir à ses parents en « travaillant bien » ou au contraire, à manifester des difficultés en tous genres pour démontrer qu’il a encore besoin de l’aide de ceux à l’amour desquels il tient tant. Le besoin d’être aidé traduit le besoin d’être aimé. Il « répond » au besoin d’aider, c’est-à-dire de faire quelque chose pour se prouver qu’on aime…

Dès lors, engagé dans une sorte de cercle vicieux, au lieu d’être l’effort nécessairement douloureux de l’édification de soi payé de la gratifiante reconnaissance par autrui, le travail scolaire devient pour tous la perpétuelle satisfaction d’un besoin trompeur d’où rien ne sort. Le travail devient (ce qu’il est d’ailleurs pour la plupart des adultes…) le moyen de plus en plus exigeant de satisfaire quelqu’un d’autre, et de ce plaisir ou de ce déplaisir de plus en plus intense il fait sa propre fin. Le travail devient à lui-même sa propre fin et, ce faisant, il ne désigne plus celui-là même qui lui donne son sens, son auteur ou son destinataire. Oh, merveille ! Et l’on retrouvera d’ailleurs ce mécanisme dans les Sociétés d’adultes : la discipline pour la discipline à l’armée ; l’obéissance ou la chasteté pour l’obéissance ou la chasteté dans les règles religieuses. Le besoin et son cycle intermittent de satisfaction poussent à un mouvement de destruction bien compréhensible après tout : le besoin, nous le savons tous, ne se satisfait qu’en disparaissant.

Ce processus de gloutonnerie ou de faux ascétisme que j’articule avec la satisfaction du besoin, j’en vois une illustration parlante devant ces parents qui poussent l’enfant obtenant des résultats brillants en classe pour qu’il en obtienne de plus brillants encore. Il n’est question, autour de lui, que de contrôler son travail, de lui faire faire des devoirs à la maison (même en vacances, croyez-moi, cela existe et des maîtres y poussent…) ou de lui donner des leçons particulières.

Ainsi, classés dans la catégorie des bons ou des mauvais élèves – celle qui lui assure le maximum de préoccupation de la part des parents – les enfants peuvent éviter sans cesse et sans crainte l’expression d’eux-mêmes que devrait révéler aux autres leur propre travail. Caricatures fidèles du besoin impulsif de leurs parents, ils les flattent ou les blessent avec un rare bonheur selon qu’eux-mêmes, les parents, ont constamment besoin d’être loués… ou punis… Installés par la tranquillité ou la révolte dans ce berceau ambigu de récompenses ou de punitions, bien malin qui viendra les en déloger, puisque, au sens strict mais très inconsciemment la plupart du temps, c’est là que leurs parents ont besoin qu’il soit.

. Dans le second cas, celui où l’enfant ne satisfait pas, par son travail, au besoin parental, on assiste à un désinvestissement de l’enfant par les parents et des parents par l’enfant. Prenez désinvestissement au sens strict c’est-à-dire que ce terme désigne le fait de cesser de s’intéresser à une affaire qui ne marche pas. Le banquier en retire les fonds qu’il y avait engagés pour les investir ailleurs.

Ces situations, dite de rejet, ne sont pas peu fréquentes. Elles se cachent souvent derrière le tapage des grands sentiments ou la prétention d’un certain réalisme. Arrêtons-nous à une seule illustration : celle qui met en scène un enfant qui « ne travaille pas bien à l’école » et dont la sœur est, comme on se plaît à le dire, un « sujet brillant ». Généralement, après avoir tenté – et y avoir réussi d’ailleurs – de mettre les deux enfants sur un plan de comparaison pour stimuler le plus rebelle (« regarde ta sœur, elle travaille, elle… et en plus elle m’aide, etc. »), les parents, résignés, « acceptent » comme ils disent, que « le plus jeune ne soit pas doué pour les études ». En fait, ils le laissent choir puisqu’ailleurs, tout de même, ils « obtiennent (comme ils disent encore) satisfaction ». Bien mieux, l’affaire qui ne marche pas vient là aux yeux de tous et de chacun, faire ressortir celle qui marche. Mais pourquoi voudrait-on qu’ainsi coincé, l’enfant en « sorte »… puisque c’est son rôle. C’est qu’en rigueur de terme, on ne le « veut » pas, on ne le voit même pas tel qu’il est, mais en constante référence à un modèle, qu’il soit réellement existant ou imaginaire, idéal. Un père – instituteur de surcroît – et qui, à travers le traitement de son fils, avait pris conscience du mécanisme dont je parle, intrigué de ce que mon regard sur son enfant persistait à n’être pas le sien, en est venu, un jour, à me confier que « depuis que Didier était en psychothérapie, il voyait son enfant ». Il en était émerveillé. A la même époque, comme Didier avait dessiné une famille, constituée du père, de la mère et d’un enfant et que je lui faisais remarquer (apportant à l’appui d’autres dessins qu’il m’avait antérieurement fournis) que les hommes n’avaient « ni yeux, ni oreilles, ni bouche », il me fit cette réponse : « oh ! C’est qu’ils sont vus de haut ! » Les deux découvertes allaient de pair : l’enfant savait, de sciences sûre mais inconsciente, que son père ne le « voyait » pas.

Le jeu de connivence que je voulais souligner dans l’analyse qui précède revient à ne pas pouvoir ou vouloir accepter qu’une action ou une parole ait plusieurs significations. Paroles ou actions n’ont que le sens que je veux leur donner, les autres sont soient sous-entendus (dans la connivence hypocrite et consciente), soit non entendus (comme dans la connivence inconsciente qui nous occupe). Le sens que donnent les adultes aux activités de l’enfant est forcément le seul qu’ils « entendent » faire valoir, chargé qu’il est de toute leur autorité et de leur bonne conscience… et, c’est souvent, au moment où ils sont le plus aveugle et le plus sourd aux désirs naissants de l’enfant, qu’ils déclarent péremptoirement de lui : « il ne veut rien entendre »… Et il se peut que l’enfant trouve, à son tour, une certaine jouissance à se cacher derrière la signification qu’on donne à son comportement. Ce faisant il se défie et des autres et de lui-même. Chacun sait que faire plaisir ou mettre en colère est une excellente manière d’échapper à la rencontre de quelqu’un qui – pour être vraie – exige la révélation des deux personnes en présence. Procurer du plaisir ou procurer de la peine est une façon de renvoyer l’interlocuteur à lui-même en lui interdisant l’accès à notre propre moi. Nous en avons tous fait l’expérience, et à ce jeu, l’enfant joue mieux que nous. S’identifiant au travail qu’on attend de lui, il devient objet de plaisir ou de déplaisir pour un autre que lui.

Le travail scolaire et le besoin des maîtres

Pareillement et pour les mêmes raisons (nous avons vu combien le désir des parents et celui des maîtres était, pour l’enfant, imbriqués), s’identifiant aux résultats ou aux connaissances que l’on attend de lui, l’enfant va s’employer à justifier le savoir du maître. Qu’il s’en fasse le champion dans sa réussite scolaire ou qu’il le conteste dans une conduite répétée d’échec. En cotant le travail de l’élève, la note indique le succès ou l’échec du maître. Ne dit-on pas, après les résultats du baccalauréat, que tel professeur « a réussi » et que tel autre a « échoué » selon que leurs élèves respectifs réussissent ou échouent ? Dans cette perspective, l’enseignement devient aussi à lui-même sa propre fin. On a besoin d’enseigner comme, tout à l’heure, on avait besoin d’aimer ou d’aider, non pas pour que le savoir devienne un certain mode d’ouverture à l’autre et au monde, mais pour que le savoir justifie une présence à la révélation de laquelle il est le plus grand obstacle. Le maître, jaloux de ce savoir qui le rassure, ne peut s’en détacher pour qu’il devienne savoir de quelqu’un d’autre, expression d’une autre vérité et d’une autre présence que la sienne.

En cet endroit de notre cheminement, s’inscrivent différents problèmes sur lesquels vous avez plus que moi réfléchi : celui du système de cotation ou d’appréciation (le problème de la note évoquée plus haut), celui des programmes, celui du surnombre, celui de la formation des maîtres.

Évoquons rapidement le problème de la note. La note, en cachant d’une part l’orgueil ou la rage du maître et, d’autre part, l’approbation ou la désapprobation des parents, revêt, pour ainsi dire, les caractéristiques d’un dialogue secret entre adultes, dialogues chiffrés étrangers à l’aspect qualitatif du travail qui lui a donné naissance et plus encore à son auteur dont la première réaction sera de comparer sa note à celle du voisin. Ce qui me frappe, par exemple, c’est le peu d’intérêt porté au contenu et à l’élaboration d’une rédaction, alors que cette même rédaction corrigée par le maître devient occasion de gloire ou de mépris. Là aussi, la connivence des adultes implique que ne soit pas entendu celui qui parle, l’enfant. Ignorant le véritable « sujet de la parole », parents et maîtres se congratulent ou s’exècrent – sans jamais s’être rencontrés – à propos du même « objet » devenu le lieu de leur félicité ou de leur aigreur communes.

–       Je suis le père de Xavier, dit l’un.

–       Je suis le maître de Xavier, répond l’autre.

Mais Xavier, qui est-il ? si ce n’est celui qui se déserte parce que la place qu’il occupe est constamment occupée par autrui et que tout le monde y trouve à bon compte sa satisfaction.

Le travail scolaire et la création d’un espace

Le travail scolaire change radicalement de sens s’il est ordonné, au travers des préoccupations adultes et par elles, à l’éclosion et à la croissance du désir de l’enfant. S’il ne peut pas être le lieu du dialogue exclusif des adultes, c’est justement parce qu’il n’est pas conforme à la vérité du travail ou de la parole d’en exclure son auteur, sauf à réduire toute relation à un rapport de force où les plus grands et les plus forts ont toujours raison contre les plus petits et les plus faibles. Reconnaissons là, en passant, la philosophie, avouée ou non, de bien des adultes. Le travail scolaire est bien le lieu d’un dialogue, mais d’un dialogue entre l’enfant et le monde imaginaire dans lequel il vit, et les adultes qui lui indiquent le monde réel dans lequel il lui faudra pénétrer. Ce passage d’un ordre imaginaire à un ordre réel se fait par une activité symbolique qui sous-tend toute connaissance humaine. Cette activité exige que soit possible et reconnue la pluralité de sens de la parole et de l’action de l’homme, et que ne soit jamais perdue de vue l’ambiguïté dont nous parlions au début.

Un exemple nous servira de transition, qui voudrait nous faire entrevoir que du rapport de forces peut naître la création d’un espace, nécessaire à la réalisation d’un nouvel être de désir.

François est un garçon de 11 ans. Sa politesse timide et le soin des vêtements manifeste d’emblée un certain degré d’inhibition. Il est « gentil », comme on dit. Son inhibition s’étend d’ailleurs au domaine intellectuel, et, s’il m’est adressé, c’est qu’il présente des difficultés en lecture et, surtout, en orthographe. Son QI est normal.

Ses parents, très préoccupés par l’entreprise familiale qui a subi des revers il y a une dizaine d’années (naissance de François) et qui se redresse péniblement, sont d’autant plus « préoccupés » par cet enfant qu’ils se sentent plus ou moins coupables de n’avoir pas eux-mêmes prit soin de lui dans les premières années. Je ne l’apprendrai que plus tard, c’est une jeune fille, Annie, qui a élevé François. Par ailleurs, les deux sœurs aînées marchent bien, surtout la première dont le père est particulièrement fier. Au cours de l’unique entretien que j’ai pu avoir avec le père, le nom de cette grande et brillante fille reviendra sans cesse, plus beau fleuron d’une couronne paternelle qui subit à travers le comportement du fils quelque dommage.

Lors des premières séances, François se comporte comme quelqu’un qui a peur d’être jugé. À ce point il préfère ne rien dire, ne rien faire, ne rien écrire et ne rien dessiner… à moins qu’il n’y soit pressé, ce qu’évidemment je me garde de faire. Il argue même qu’il ne peut utiliser les jouets ou les crayons qui sont là car « ils ne sont pas à lui ».

Après quelque temps, son comportement varie légèrement : il se met à dessiner de manière stéréotypée ou conventionnelle, puis, tout de suite après, il efface ou crayonne ses dessins, les barre avant de plier la feuille jusqu’à la réduire à sa plus simple expression et la faire disparaître.

Un jour, je lui demande pourquoi, à son avis, il vient me voir : « si je viens ici, me répond-il, c’est pour que vous voyez si je suis intelligent… »

Un autre jour, alors qu’il me demandait de lui poser des questions et que je lui suggère de me dire simplement ce qu’il a dans le cœur, il rétorque : « mais je n’ai que des choses gentilles dans le cœur ! »

Conforme à l’image du « gentil petit garçon » qu’on avait besoin qu’il soit, il niait avec la dernière énergie le trouble qu’entraîne tout mouvement hostile ou agressif. L’agressivité qu’il s’ingénie à cacher derrière son comportement plein de douceur, va montrer l’oreille au premier dessin organisé que François pourra faire : un énorme serpent s’apprête à absorber un lézard qui est lui-même en train de gober une mouche, tandis que d’un bord de la feuille surgit un canon de fusil qui tue le serpent d’une balle.

Le dessin suivant sera une tête de mort.

Qu’on ergote autant que l’on voudra sur les symboles et leur lecture, peu importe et je ne suis pas là pour vous convaincre d’une méthode, mais ce dont je crois pouvoir témoigner, c’est que, chez cet enfant, tout mouvement d’agressivité n’a pas le droit de parvenir à la conscience ou d’être agi dans une action tendant à modifier l’ordre imposé par les adultes. Or, le travail ou l’amour requiert une certaine agressivité, mais l’interdit qui frappe celle-ci s’étend aux actions qu’ordinairement elle sous-tend. Toute expression de soi dans le travail et toute manifestation amoureuse sont ressenties comme coupables dès lors qu’elles avouent autre chose que la satisfaction de ces bons parents qui font tant pour lui : ils rentrent si tard le soir et ils sont si fatigués par leur travail (dont personne ne peut sous-estimer l’importance) que toute revendication affective apparaît déplacée. Ce qui compte, c’est que l’entreprise des parents ne fasse pas faillite… même si c’est au prix de la faillite du garçon ; ce qui importe aussi, c’est qu’il réponde correctement et que, par son savoir, il gratifie ceux qui s’occupent avec tant de complaisance de lui, qui est si « gentil ».

Cela va plus loin. Comme il expérimente que ses échecs sur le plan scolaire lui valent une attention qui lui est refusée par ailleurs et qu’ainsi se trouve renforcée la sécurité d’une dépendance constamment renouvelée, François va bientôt, par ce processus qui prouve à ses parents qu’ils s’en occupent, se trouver littéralement emprisonné sous un carcan de préoccupations multiples :

1. Il va à l’école où il « chougne » souvent et où il ne joue pas avec ses camarades de peur de se casser le bras, ce qu’il a fait il y a deux ans.

2. Il fait ses devoirs à la maison sous la vigilance de la sœur aînée.

3. Il est depuis deux ans en rééducation de lecture avec un rééducateur qui, sans obtenir aucun résultat, s’acharne à vouloir démontrer le bien-fondé de sa méthode. La grande et géniale sœur assiste, d’ailleurs, aux leçons.

4. La maîtresse de François, zélée et connaissant la famille, le garde après la classe pour lui faire travailler l’orthographe.

5. Il prend des leçons d’escrime, art dans lequel sa sœur excelle.

6. Il s’astreint à de longues marches quand il va à la chasse avec son père.

7. Il fait des performances en plongée sous-marine sous la direction d’un moniteur et comme son père.

8. On lui a fait redoubler son année pour assurer ses bases (toujours le zèle de la maîtresse et du rééducateur).

9. Il s’est cassé le bras, il y a deux ans (on lui permet de porter encore un bracelet de cuir qui le manifeste à l’attention de tous) et cet accident est encore un prétexte pour ne pas aller actuellement en colonie de vacances.

10. Enfin, on me le confie… sans doute pour que, m’occupant de tout ce qui échappe encore à la vigilance, je tâche d’en faire définitivement un enfant sans problème.

Je vous laisse le soin de compter les heures pendant lesquelles on contrôle, on mesure, on évalue les activités de l’enfant qui, exécutées sur le modèle de ce que font les autres, concourent toutes à refouler son propre désir : il a peur de découvrir la force qui l’habite.

Je passe sur les méandres de la cure, mais je vous assure qu’il a fallu toute l’autorité médicale et la menace de ne pas poursuivre le traitement pour que soient arrêtées toute leçon particulière et toute rééducation de quelque ordre que ce soit.

Progressivement s’est libéré une certaine agressivité, ressentie comme un outrage par les sœurs et comme ce qui ne fait pas plaisir par les adultes, mais François s’est mis à jouer en récréation et, paradoxe, à faire des progrès en lecture et en orthographe. Celle-ci était si fortement troublée parce qu’était vécu comme très coupable le désir qu’il avait d’écrire à Annie et qu’il tentait de nier. Annie est cette jeune fille dont il avait ardemment désiré être le fils et qui, depuis quelques années, était partie pour se marier et avoir, à son tour, des enfants.

Pour plus d’une raison, voyez-vous, il y a des familles où l’on a le droit de travailler comme tout le monde, mais pas celui de vivre pour soi, c’est-à-dire d’exprimer son désir.

Il est bien sûr que l’intérêt porté au travail de l’enfant par les parents et les maîtres fait le ressort principal de l’intérêt qu’accorde l’enfant à ses propres œuvres. Mais c’est en tant qu’elles renvoient à ce qui n’est jamais dit, parce qu’inexprimable, de leur auteur ou de ceux à qui elles sont destinées que ces œuvres présentent un intérêt. Le travail, en soi, n’est pas et ne peut pas être un but, une fin. Le travail, et le travail scolaire comme les autres, ne peut se soutenir – dans son intérêt même – que s’il indique autre chose ou quelqu’un d’autre que lui-même, en lui-même. À travers la réalisation d’une œuvre, si modeste soit-elle, c’est la possibilité d’un désir d’être qui se manifeste. Le travail scolaire devrait susciter un intérêt moins porté à ce que « fait » l’enfant ou plus exactement à ce qu’on lui fait faire, qu’à ce qu’il « est » et à la manière dont il l’exprime. Une telle orientation suppose que l’intérêt ainsi suscité soit moins celui d’un chef d’entreprise préoccupé de rendement que celui qui éprouve pour quelqu’un quelqu’un d’autre. Dans ce cas, l’intérêt de l’adulte (voire même son savoir ou son autorité) est nécessairement évacué au profit du désir de l’enfant. C’est ce qui constitue l’essence même de l’autorité, écrit le P. Fessard dans Autorité et bien commun, de « vouloir sa propre fin ».

C’est en se libérant de ses productions et de son savoir qui n’est que l’expression d’un désir d’être que l’enfant va se reconnaître comme inaliénable. Il intègre ainsi les connaissances qui lui sont transmises comme expression du désir de ceux qui l’aiment et, en en faisant l’épreuve, il fait la preuve de sa progressive liberté et de sa propre « maîtrise ». Dans le travail scolaire, l’élève ne fait pas qu’absorber le savoir du maître, il l’expérimente comme vrai aussi pour lui. Il le fait sien.

Jusqu’au jour où, se différenciant progressivement de ceux qui la suscitent, sa propre personnalité s’accuse, dans le heurt ou l’affirmation tâtonnante de sa progressive assurance. La fonction de cette assurance est l’expression toujours à reprendre de son être de désir. Elle n’est plus la réassurance répétitive que procure la satisfaction du besoin d’un autre.

Si cette différenciation est la fin du travail scolaire, à quelles conditions est-elle possible ? Est-ce en ajoutant à la liste des préoccupations un titre supplémentaire ?

Certainement pas.

Quelles que soient les structures – dont on parle beaucoup – ces conditions ne sont pas de l’ordre de la méthode ou de la technique. Elles sont d’un autre ordre comme est d’un autre ordre le désir par rapport au savoir. Le savoir du maître ne saurait devenir le savoir de l’élève qu’à condition d’être, pour le maître, l’expression toujours à reprendre et toujours reprise de son propre désir. Les conditions de la transmission du savoir résident dans l’attitude profonde (et souvent inconsciente) du maître vis-à-vis de son propre savoir. Ou il s’y aliène, et son savoir devient comme on dit « sa raison de vivre », où il s’en libère dans la mesure ou il l’exprime comme moyen d’accès à sa vérité d’homme, source désirante d’être et de connaître.

Quoi qu’il en soit, c’est une loi de la création : « Nous les faisons à notre image ».

Si, effrayés d’avoir à nous livrer à travers notre savoir, nous sommes de plus en plus acculés à nous répandre en discours et en activité vides de nous-mêmes, nous risquons de nous répandre en multiplicité alors que les élèves nous demandent, sans le savoir, de nous recueillir, de témoigner de ce que nous sommes par cette référence à ce qui manque toujours à notre savoir… Ce mouvement de recueillement du maître amorce immanquablement le mouvement d’expansion du désir de l’élève. Ce retrait lui permet d’inventorier le domaine du savoir qui le ramènera non moins immanquablement à s’interroger sur ce qui manque à son savoir : son être. À moins qu’à tout jamais, selon leur modèle, ils se répandent et se perdent en un savoir dilapidant leur être.

En mettant à leur disposition son savoir, expression de son désir d’être et de connaître, le maître ne peut, en vérité, ne vouloir qu’une chose : que son savoir devienne le lieu, le matériau, l’espace dans lequel le besoin de l’élève en désir d’être et de connaître, s’accomplisse au-delà de toute satisfaction.

S’il transmet le savoir pour le savoir, le maître tue le désir : le sien et celui de l’élève.

À ce terme de notre analyse, le travail scolaire m’apparaît comme le lieu de la substitution d’un rapport de force entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, d’un rapport de différence où chacun des termes se reconnaît au manque qu’il perçoit et qu’il exprime comme le sien à travers un unique savoir. Cette substitution, ce passage ne s’effectuent qu’au prix d’une lutte dans laquelle les antagonistes se reconnaissent finalement à leur place en tentant de prendre celle de l’autre.

Le maître et la hiérarchie

Nous voilà très loin, me direz-vous, de ce qui nous préoccupe, nous, chefs d’établissement.

Pourtant, à parler du maître dans son rapport à l’élève, nous ne sommes éloignés qu’en apparence de votre problème. Force nous est, en effet, de nous demander aussi d’où le maître lui-même tient sa maîtrise. De la place qu’il occupe dans un corps professoral, dans une hiérarchie ou une institution. De là, découle le rôle qu’il a dans un établissement dont vous êtes les chefs.

En partant du travail scolaire, nous avons redécouvert par le dedans, comme par critique interne, comment s’articulaient les éléments d’une structure – l’institution ou l’établissement – trop souvent posée arbitrairement comme première et exclusive, seul principe du travail demandé à l’écolier. Pour qu’elle ne perde pas sa consistance, une telle structure doit ménager, non par accident, mais par essence, l’espace nécessaire à la reconnaissance des désirs qui la sous-tendent.

Autrement dit, et en fin de compte, la question qui se pose est celle-ci : le chef d’établissement qui incarne et représente la nécessaire organisation du savoir et de la discipline, tient-il compte de l’autre pôle qui structure sa maison : la naissance et le développement d’un nouveau désir, celui de l’élève, qu’il ne peut percevoir que s’il se réfère à son propre désir d’être et de connaître ?

À travers la répartition et l’organisation du savoir, son inspection, le recyclage auquel il est soumis (j’allais écrire le calibrage), le travail scolaire reste, dans son rapport au désir de l’élève, la fin de l’institution, et, pourtant, le chef de l’institution ne saurait en tant que tel y être directement impliqué.

Pour qu’il perçoive la fin bipolaire du travail et du désir de l’élève, fin qui est la raison même de sa maison, le chef d’établissement se doit de parcourir le chemin qui nous a menés jusqu’à lui (jusqu’à son travail d’organisation articulé à son propre désir de chef), mais exactement en sens inverse : lui-même est impliqué, en effet, dans la libération du désir d’être et de connaître de l’élève, mais par la médiation de la libération du désir d’être et de reconnaître du maître : libération de son savoir qu’il va pouvoir dispenser comme expression de sa propre volonté, non pas à cause de l’obligation qu’un autre lui en fait.

À éclairer ainsi notre lanterne, il apparaît, en effet, qu’il existe dans les rapports dits « hiérarchiques » (de quelque nature qu’ils soient) quelque chose comme un rapport de force, un rapport du plus petit au plus grand, de celui qui a moins d’autorité à celui qui en a « davantage ». Il me semble que dans la relation des maîtres aux chefs d’établissement, il se passe quelque chose d’analogue à ce que nous avons découvert dans le rapport des élèves au maître. Le savoir était l’enjeu de celui-ci, l’autorité est l’enjeu de celle-là. Du rapport de force que nécessairement elle représente au départ, la relation hiérarchique est, en sa vérité, le constant passage à un rapport de différence : l’autorité du chef, expression de son désir et de sa présence, s’y recueille, s’y retire (pour ainsi dire) tandis que l’autorité du maître s’y développe en un espace devenu le sien.

Autrement, pour tenter d’échapper, sans y réussir jamais, à une relation de dépendance à laquelle, malgré tout, ils doivent leur place, les maîtres seront réduits (et nous y avons tous une propension) à adopter une attitude de complicité ou de revendication perpétuelle. Nous reconnaissons là le modèle de l’attitude infantile, entretenu non plus par le besoin d’aimer ou celui d’apprendre, mais par le besoin de commander.

Le maître, on le voit, partage alors à certains égards le même sort que l’élève. C’est-à-dire que, crispé sur son savoir devenu rapidement routinier, il est détenteur d’une autorité qui n’est pas la sienne, le représentant d’un désir qui n’est pas davantage le sien. Aussi, tant qu’il est dans cette situation, le maître est dans la position d’un élève destiné à le rester… pour satisfaire à ce qu’il croit être ses exigences (ne serait-ce que celle de devoir gagner sa vie) et qui ne sont, en fait, que celles d’autrui.

Le savoir, en effet, ne devient autorité réelle que s’il est l’expression, l’hypothèse au sens fort du terme entendu comme moyen d’accès (et de compréhension) au désir de celui qui le soutient et jamais ne pourra se dire en sa racine, son être. Que le savoir transmis soit mathématique ou littéraire, son autorité vient de ce qu’il est l’expression d’un désir de connaître, témoignage d’une présence jamais réductible au savoir qu’elle transmet. Le dernier mot de l’autorité véritable qui conjoint, dans une démarche toujours à reprendre, le savoir et l’être par la médiation du désir d’être et de connaître, est de l’ordre de la présence toujours non sue et non dite et à laquelle renvoient toute parole comme tout savoir véritable.

Ainsi, en étudiant le travail scolaire comme expression du désir de l’élève, nous en arrivons à poser l’autorité du maître comme révélation de son désir. Mais là n’est pas, pour aujourd’hui, notre sujet.

« Prendre charge d’une personne, écrit Heidegger, c’est l’aimer, c’est la pouvoir et la vouloir en la désirant. »

Le désir des parents et des maîtres, cette réalité difficile à cerner, voilà sur quoi, en définitive, il faut s’interroger lorsqu’on évoque l’autre rôle de la structure enseignante : le désir de l’élève. La paternité, comme la maîtrise ou l’autorité, consiste à vouloir l’enfant, comme l’élève ou l’inférieur, pour ce qu’il est, unique, prenant progressivement sa taille afin qu’au jour de sa maturité, à son tour, il puisse se pouvoir et se vouloir en se désirant, c’est-à-dire accéder à la toujours relative autonomie de l’homme.

Denis Vasse, s.j.

Docteur en médecine.


[1] Il est à peine besoin de préciser que nous n’entendons parler ici que des enfants dont le QI est normal et qui ne présentent pas de troubles somatiques ou psychiques tels qu’ils se trouveraient rangés dans la catégorie des malades.

[2] Cf. l’album de dessins de Sempe : « Tout se complique ».

[3] Il ne s’agit pas, ici, d’une pure logique de beaux sentiments. Il nous faut réaliser que l’enfant doit sa conception et sa naissance au désir des parents.

[4] Le contexte fait suffisamment saisir, croyons-nous, que les termes de « besoin » et de « satisfaction » n’ont rien à voir avec un vocabulaire à prétention éthique. Ils ne sont pas « péjoratifs » et n’appellent, en aucune façon, un jugement moral. Ce que tend plutôt à montrer cette étude, c’est que besoin et désir sont corrélatifs et qu’en réalité, chez l’homme, on ne peut pas penser l’un sans faire référence, au moins implicitement, à l’autre.

L’enfant, les parents et le monde

in « Échanges », revue publiée par les sœurs Auxiliatrices

Relations parents-enfants, n°78, 1966.

L’acte qu’accomplissent les parents, en mettant au monde un enfant, n’est que le premier mouvement de l’œuvre créatrice à laquelle ils collaborent, tout au long de l’éducation de cet enfant à qui ils doivent permettre de devenir un homme. «Mettre au monde» exprime bien l’œuvre du père et de la mère, en donnant la vie, est de conduire leur enfant d’une vie d’abord totalement dépendante d’eux à une vie de plus en plus autonome, de plus en plus libre et engagée dans le monde ; ce monde pour lequel tout homme est fait. Le désir des parents n’est donc pas comblé lorsqu’ils ont un enfant, il ne peut pas se refermer sur lui. Les parents ont à continuer à désirer le monde pour eux, pour leur enfant, et à accepter que leurs désirs réciproques soient différents.

Les parents, dit-on, sont responsables de l’éducation de l’enfant.

À enclore toute éducation dans la relation de l’enfant aux parents avec les avatars de son développement, on risque d’oublier que cette relation n’a pas d’autre but que celui de donner au monde un être nouveau, en lui donnant le monde. La mise au monde d’un petit homme n’est pas terminée, en effet, avec l’acte biologique de la naissance : avec lui, elle commence au contraire. L’état d’immaturité sensorielle et affective des premières années rend compte de ce que la croissance d’un être humain est chose délicate dans laquelle ceux qui l’entourent sont impliqués autant que lui-même. L’enfant est progressivement donné au monde par ses parents, et la manière dont il l’est, depuis la conception jusqu’à sa maturité, n’est pas indifférente à la vision qu’il aura du monde. Elle n’est pas indifférente non plus à la manière dont il donnera au monde, son tour venu, d’autres êtres, ses enfants. Tel père, dit-on, tel fils : mystère d’une solidarité humaine qui s’inscrit jusqu’au plus profond de nos gênes.

De la conception à la maturité

De la conception à la maturité, qu’est-ce qui caractérise cette mise au monde «prolongée» du petit homme ?

La conception, à l’origine, résulte de l’union de 2 êtres, c’est à dire du désir qu’ils éprouvent l’un pour l’autre.

La maturité, au terme, peut être définie, quant à elle, comme la rupture qui sépare un être de ceux qui l’ont désiré lorsque, prenant en charge son propre désir, il désire quelqu’un d’autre pour s’y unir à son tour : une femme, un homme, Dieu.

Au premier temps, l’homme a quitté Dieu pour la femme, et là n’est pas son péché. Et Saint Paul commentant la Genèse ajoutera même : « Que chacun aime sa femme comme soi-même. » (Ep. 5,33.) Le péché de l’homme, c’est de croire qu’il est l’auteur de son propre désir, de son désir de l’autre. A l’inverse, au dernier temps, le disciple du Seigneur aura à quitter père, mère et frères pour le Nom de Dieu. On voit ainsi que le désir de l’autre dont l’irruption marque la fin de toute éducation est présent dès le début dans l’éducateur, qu’il soit homme ou Dieu.

Dieu éduque l’homme, c’est à dire qu’il lui permet de devenir comme Lui, à son image, créateur d’un autre par la médiation d’un désir dont il n’est pas l’auteur mais qui trouve dans un Autre son origine et sa fin. Les parents, eux, font aussi les enfants à leur image – « tel père, tel fils » -, c’est à dire qu’ils les éduquent au désir de l’autre dans lequel ils puisent leur qualité de sujet unique. Ce désir de l’autre les a eux-mêmes constitués comme époux et comme parents (auteurs). Dans l’un et l’autre cas, qu’il s’agisse de Dieu ou du couple, cette éducation est pour l’homme différenciation progressive de son auteur. Par cette différence, il en devient l’image. A cette condition, il peut devenir à son tour auteur. Ainsi, le désir de l’autre est présent à l’origine (autre désirant) et à la fin (autre désiré) de son propre désir, de son être même. Parce qu’il désire être (comme Dieu), l’homme, en effet, est un être de désir (comme Dieu) ou, plus exactement, il a à le devenir.

En y regardant de plus près, peut-être trouverions-nous là le fil conducteur que nous cherchons, mesure et unité de la relation parents-enfants que nous avons trop tendance à découper pseudo-scientifiquement en tranches analysables : une meilleure connaissance de chacune d’elles nous ferait mieux repérer ce « qu’il faut faire » et ce « qu’il ne faut pas faire » et partant nous serions quittes. Nous serions comme des Dieux, dit la Bible, après avoir consommé du fruit de l’arbre de la connaissance ! Cela n’est, certes, pas faux mais ce n’est qu’un aspect du problème. L’autre réside tout entier dans notre désir qui, lui, n’est pas de l’ordre du savoir. Le désir réciproque des parents devient, dans la chair de l’enfant, réalité d’un autre désir que le leur. Le désir de l’autre engendre, chez l’homme, un autre qui désire.

Dans cet engendrement, se résume toute la dynamique de l’éducation, quelle que soit la méthode de cette éducation, et quelles qu’en soient les conditions. Issu de la paradoxale union née de leurs désirs dans l’acte sexuel, l’enfant devient à son tour désir d’union. Le désir que les parents ont l’un de l’autre structure, au sens fort, l’enfant sur le mode du désir de l’autre. Du besoin qu’il avait d’être désiré pour exister, l’enfant va accéder au statut d’être désirant.

Le désir des parents

Forts de cette découverte, le désir de l’autre, tentons de faire un pas de plus. Ce « désir de l’autre », que signifie-t-il ? Il apparaît très vite, à la réflexion sur notre propre expérience, que ce désir de l’autre qui nous met au cœur de la relation conjugale, peut avoir deux significations qui ne s’excluent jamais totalement l’une l’autre, au contraire, qui s’appellent. D’une part, un sens régressif peut réduire le désir de l’autre au besoin qu’on en a. « Sans toi, je ne peux pas vivre» «Toi, c’est moi. » D’autre part, un sens progressif, celui du désir proprement dit : C’est toi que je désire en tant que tu n’es pas un autre et que tu n’es pas moi. On voit qu’ici, entre les deux êtres qui s’aiment, s’introduit une référence à autre chose, à quelqu’un d’autre qui n’est « ni toi ni moi. » Ce reste, c’est le monde dont l’irruption les différencie de plus en plus profondément. En cette différence, ils trouvent, d’ailleurs, le secret de leur union intime. Union des corps qui sont le support de désirs différents. L’homme n’est pas la femme. Tel homme pour telle femme n’est pas n’importe quel homme pour n’importe quelle femme. Il diffère de tous les autres. Tous les autres diffèrent de lui.

« Les amoureux, dit-on, sont seuls au monde. »

Qu’on s’attarde un moment sur cette formule et l’on verra qu’il n’est pas dit que « les amoureux sont seuls », mais bien que les amoureux sont seuls « au monde. » Ce monde indique tout ce qui n’est pas eux et qui est nécessaire à l’édification de leur altérité réciproque, de leur solitude irréductible, l’un en face de l’autre, et l’un avec l’autre. Sans ce point de référence qu’est le monde, le désir humain serait vidé de sa substance. Mais, en désignant ceux qui sont dans le monde comme «autres» que l’aimé, celui qui aime exclusivement tel autre en vient à réaliser le monde comme autre que lui-même et autre que l’objet aimé. Ce faisant, il désigne le monde et les autres qui l’habitent comme objets d’amour possible entre lesquels trouve sa place cet objet privilégié qu’est l’enfant, témoin de son désir unique. Progressivement différencié du désir qui lui a donné naissance, l’enfant finit par affirmer son autonomie. Parmi les autres, il est aussi le porteur d’un désir qui lui est propre.

Le désir du monde

Du rapport exclusif qui caractérise le fol amour de deux êtres, et à travers lui, nous voici parvenus à un nécessaire troisième terme, le monde, où vient s’inscrire un autre désir dont ils sont l’origine : celui du fils ou de la fille. De cette brève analyse, il ressort que les parents n’aiment leurs enfants jusqu’à les donner au monde, les faire naître, que si, les aimant, ils aiment aussi le monde. Ce faisant, ils désignent les autres qui constituent le monde comme d’autres objets d’amour pour l’enfant. Parmi eux, un objet choisi pourra, dès lors, faire prendre corps – en tous les sens du terme.- à son désir d’homme. Cet autre désigné comme aimable dans son altérité même et à cause d’elle, ce peut être aussi Dieu, le radicalement autre, dont la création est le propre du désir. Où l’on voit que la vocation naît d’un unique amour : celui des hommes qui est aussi celui de Dieu. Ainsi se développe, à la racine de toute personnalité, un désir qui n’est le sien qu’à condition d’en désigner un autre.

Donner au monde un être nouveau, disions-nous, au début, en lui donnant le monde, en lui indiquant, par mon désir de père, le monde comme objet de son désir de fils. A cette condition le fils devient père.

Hors de cette ouverture à ce qui lui manque et à la recherche de quoi il va se jeter, il n’y a que vie humaine sans désir, plate et médiocre, alimentée par le besoin indéfini de se satisfaire et de se complaire dans un autre pris pour lui. Le monde devient son ombre ou sa projection et son nombril, le centre de ses préoccupations. Il a besoin du monde entier, sans que jamais, à travers et au-delà du visage aimé, il le découvre dans sa réalité d’autre qui lui échappe constamment ; comme lui échappe son désir même. Faute de pouvoir s’individualiser en un désir particulier qui lui révèle l’altérité du monde et de Dieu, il dévore et le monde et Dieu, les faisant servir à ses propres besoins sans jamais les identifier dans leur inaliénable altérité. Comme lui, en effet, l’un et l’autre ne sont pas réductibles aux besoins qu’en ont ceux qui les conçoivent.

La filiation

De ce schéma idéal, il ressort que c’est selon la manière dont les parents vivent leur propre désir l’un par rapport à l’autre et chacun d’eux dans le monde que se structure la relation qui les lie à leurs enfants.

Ou ils s’éprouvent comme différenciés d’un monde qu’ils affrontent en s’aimant et ils engendreront un enfant qui les affrontera en aimant le monde : un fils.

Ou ils survivent, indifférenciés dans un monde dont ils ont à la fois besoin et peur, et ils produiront un enfant qui, reflet de leur confusion et de leur crainte, hésitera à trouver sa propre taille, lié qu’il sera par le besoin et la peur qu’il aura d’eux : une larve.

« Les amoureux sont seuls au monde. » Ce qui fait la force de la formule, c’est que précisément elle dit qu’ils ne sont pas seuls. Ce qui fait la force de leur amour, ils le sauront au fruit qu’ils en auront, capables ou non d’assumer, à son tour, la solitude de son désir dans le monde. La solitude du Fils de l’homme, témoin du désir unique du Père.

Dr Denis VASSE, s.j.,

psychothérapeute.

Les parents et l’école


in Echanges, revue publiée par les sœurs Auxiliatrices, « Relations parents-enfants », n°78, 1966 p. 20/24.

C’est presque toujours par le biais des difficultés scolaires que le médecin ou le psychothérapeute entre en contact avec l’enfant et ses parents. Schématiquement, l’entretien s’inaugure ainsi :

– « Didier est un gentil petit garçon…mais il a des difficultés à l’école. Il n’arrive pas à lire, ou : il fait des fautes d’orthographe, ou encore : il est très indiscipliné. Il faut dire qu’il a changé d’institutrice souvent, ou encore : il ne s’entend pas avec son maître etc. »

Sur ce dernier terrain qui met en jeu l’attitude des enfants et celles des maîtres, les parents sont généralement intarissables. Ils font le tour de la question avec aisance et certitude ; ils ont des idées sur la qualité des maîtres et la nécessaire ou regrettable réforme ; ils déplorent le surnombre.

Ce qu’ils disent est souvent juste, mais si vous ponctuez la fin de leur discours d’une question dans ce genre : en dehors de l’Ecole, comment voyez-vous Didier ?, vous les surprendrez beaucoup. Toutefois, en y répondant, ils se surprendront eux-mêmes à revenir sans cesse à l’Ecole comme à un lieu de référence de tout le comportement de notre petit bonhomme.

Récemment, un père, occupant un haut poste dans l’Administration, irrité par ma question, me rétorquait pour mieux avouer ses droits et son autorité : « Je fais mon travail à la maison, que le maître fasse le sien dans sa classe, et, puisque cela ne marche pas, faites le vôtre. Vous êtes le Bon Dieu » prend-il soin d’ajouter de peur que je ne me méprenne sur son intention et ses possibilités. Manifestement, c’est du dieu des pièces antiques qu’il s’agissait, celui qui, au terme, permet de dénouer les conflits…

Très rapidement l’Ecole occupe une grande place dans la vie de l’enfant et dans celle de la famille : d’autant plus grande qu’elle libère la famille de bien des préoccupations. Lorsque l’Ecole ne joue plus ce rôle, qu’elle n’apporte plus les remèdes escomptés, l’enfant, alors, devient « problème ».

Or, si l’Ecole éclate sous la poussée du nombre, si elle élargit ses dimensions, spécifie ses méthodes et cherche à mieux définir sa fonction, elle joue de moins en moins, par contre, un rôle de suppléance vis à vis de la famille. Son enseignement est de moins en moins particularisé, elle ne peut plus s’adapter à chaque cas, prendre en charge l’éveil de chacune des consciences qui lui sont confiées. Elle se doit bien plutôt à toutes.

Ainsi, pour une multitude de raisons « sociologiques » – la crise de notre société et ses répercussions sur l’enseignement, le surnombre, le manque de débouchés offerts au termes des différents cycles etc. -, l’Ecole devient intolérante : elle ne peut plus supporter ceux de ses membres qui ne suivent pas ou qui ne se plient pas à sa discipline ou à son rythme intellectuel.

La place qu’occupait l’Ecole dans la vie des petits citoyens risque de se trouver vacante, et cette vacance remet brutalement la famille en face d’une responsabilité par laquelle elle se trouve submergée pour ne pas y avoir été affrontée depuis bien des décades déjà.

Ainsi va le monde. Son évolution, les problèmes qu’elle pose et les éventuels remèdes à y apporter ne font pas, ici, l’objet de nos réflexions, mais cette situation rend plus caricaturale l’attitude des parents vis à vis de l’Ecole et plus aiguës les questions posées.

Pourquoi l’Ecole ?


Plus que jamais, le travail scolaire est, dans la préoccupation des parents, directement lié aux possibilités qu’il donne d’avoir une situation dans le monde. L’orientation donnée à l’enfant dès son entrée à l’école, les divers choix qui s’imposent de plus en plus tôt au cours de sa formation, précisent ce que l’enfant va pouvoir faire en lui fermant corrélativement l’accès à d’autres voies. La maquette scolaire de l’adulte de demain prend progressivement sa forme sous les influences conjuguées des besoins de la Société et de l’inconscient désir de ses parents. C’est une vérité de La Palice, en effet, que les besoins de la Société varient selon les époques : notre vingtième siècle, ivre de technique, s’oppose à d’autres époques plus littéraires ou plus artisanales. Aussi, il est bien peu de parents qui rêvent aujourd’hui de voir leurs enfants devenir professeur de latin ou facteur d’orgues. Par contre, le titre d’ingénieur – jusqu’à ces derniers temps du moins – ouvrait encore bien des portes.

En fonction des besoins de la Société s’organise le désir des parents. Ce dernier se nourrit d’une ambition secrète et d’une inconsciente nostalgie. L’homme est ainsi fait qu’il n’est jamais, à ses propres yeux, ce qu’il aurait voulu être. Les parents les plus lucides le disent. Ils voudraient que leur enfant réalise ce qu’ils n’ont pu faire. Ou encore, sortant de quelque école de renom et satisfaits d’eux-mêmes, ils ne conçoivent pas qu’un autre sort que le leur soit réservé à leur progéniture. « Nous sommes, disent-ils, une famille de polytechniciens ».

Ce faisant, c’est l’image d’eux-mêmes que les uns et les autres fignolent. Ce qu’ils ont tendance à oublier, c’est l’originalité de ce petit d’homme dont ils ont la charge.

Quoiqu’il en soit, arrêtons-nous un instant sur ce que représente pour l’enfant, cette fois, l’Ecole, ce passage du cercle familial aux institutions de la Société. Pour lui, tout commence. Pour lui, il ne s’agit pas d’une image à refaire ou à parfaire, mais d’un apprentissage vivant dans lequel il s’éprouve pour ce qu’il est. Ce cheminement ne va pas sans peine ni renoncement.

A l’intérieur du cercle familial, l’enfant trouve naturellement sa protection. Elle lui est due. Il ne saurait vivre sans elle. La présence des parents, la constitution de la cellule familiale sont ordonnées à la croissance de l’enfant à travers le jeu parfois difficile des sentiments humains, des réciproques dépendances ou des situations paradoxales. Cependant la place que l’enfant occupe spontanément dans le milieu familial, il aura à la conquérir dans l’univers extra-familial. Il aura à se faire une place au soleil. C’est dire que, face à une certaine hostilité inhérente au monde organisé ou il faut travailler pour vivre, il va devoir affirmer sa compétence et, par la médiation de sa compétence, se faire connaître et reconnaître pour ce qu’il est : un homme parmi d’autres. Ce mouvement de transition, d’un univers à un autre n’exige pas que l’apprentissage d’un seul savoir ; il implique la formation d’une personnalité susceptible de vivre un jour dans un degré relatif d’autonomie. Tâtonnant à la recherche de sa place dans une Société qui tend constamment à la lui contester, l’enfant prenant sa taille d’adulte devra trouver en lui-même les possibilités de se défendre, la force d’assumer les responsabilités qu’il revendiquera ou qu’on lui confiera. A l’épreuve du monde, il aura à faire la preuve non seulement de ce qu’il sait, mais de ce qu’il est.

Cette solitude humaine, l’enfant, très tôt, la pressent.

Très tôt, – sans le savoir – il sera tenté d’en refuser l’accès. Ce qui conditionnera, dès lors, son attitude vis à vis du travail scolaire sera moins la sévérité et la compréhension du maître que l’attitude de ses parents vis à vis de leur propre travail qui les situe, eux aussi, dans le monde.

Comment l’Ecole ?


Comment l’écolier va-t-il vivre la tension qui naît de ce que l’école n’a pas tout à fait le même sens pour ses parents et pour lui-même ? Schématiquement, il oscillera entre la bienheureuse conformité à l’image que les parents se font de lui et dans laquelle il projette inévitablement un portrait idéal, et, d’autre part, l’angoissante mesure qu’il a à prendre de lui-même à travers l’opinion qu’on a de lui. Hésitant entre ces deux pôles, l’enfant découvre l’espace de son développement propre et de sa tâtonnante relation personnelle à autrui. Mais l’on entrevoit déjà que l’espace nécessaire à sa croissance risque d’être envahi par l’image contraignante que les autres ont de lui-même. Dans les mêmes proportions, le même espace est alors déserté par lui-même. L’enfant évite ainsi d’avoir à se prendre en charge à travers le détachement nécessairement douloureux qui le rend fidèle à lui-même et non forcément conforme à la représentation que les adultes ont de lui.

L’Ecole et le travail scolaire peuvent donc devenir l’occasion de s’aliéner à tout jamais dans l’image idéale que les parents se font de l’enfant. Cette image deviendra, pour lui et en lui, un idéal impératif et contraignant. Ainsi conformé – ou déformé…- après avoir mérité l’admiration que les adultes ne vouent en définitive qu’à eux-mêmes, il deviendra complice de l’univers entier : à l’unique condition de disparaître derrière ce qu’on attend de lui ou derrière ce qu’on lui a appris. S’il en a les moyens intellectuels, il établira alors un recours constant à ce qui, en lui-même, n’est pas lui-même. Au contraire, si ses moyens ne lui permettent pas de réaliser la bénéfique image de lui-même où les parents se complaisent, il portera un constant défi : il n’en sera pas pour autant délivré. Ayant « recours », ou portant « défi », l’enfant apprend à disparaître sous la réussite ou l’échec social. Plus tard, les institutions, le droit des autres et le sien n’auront jamais qu’une signification étrangère à son être profond : soit expression d’une volonté extérieure et toute puissante qui n’appelle pas à la participation et à laquelle on ne se soumet que passivement ; soit perpétuelle menace d’un monde contre lequel on se révolte. On retrouve chez beaucoup d’hommes cette structure. Les uns et les autres constituent la légion des gens qui se plaignent, jugent et revendiquent en tout temps et en tout lieu, perpétuels affamés d’une justice qu’ils prétendent représenter sans chercher jamais à la promouvoir. N’importe, qu’ils soient de futurs arrivistes ou de futurs incompris, on les reconnaît déjà sur les bancs de l’école.

Bien mieux, les enfants se reconnaissent entre eux avec un rare discernement. Lorsqu’un enfant, par exemple, entre en conflit avec ses camarades, qu’il a peur de se battre, soit en paroles soit en actes, et qu’il ne sait pas se défendre « sans aller pleurer dans les jupes de sa mère », il ressent vite une sorte de honte. Rien n’est plus méprisable, voire pitoyable, dans le monde des enfants que le « mouchardage » qui veut que le mouchard ait besoin d’avoir recours à un autre, un plus grand, derrière l’autorité duquel il se cache.

Rien n’est plus affligeant d’autre part que ces garçons qui, en récréation, ne se mêlent pas aux jeux de leurs compagnons afin d’éviter tout conflit : purs de toute querelle, ils n’écornent pas l’image du gentil garçon qu’on veut qu’il soit. Cette conformité manifeste la crainte de perdre la tiède assurance de la satisfaction parentale, satisfaction qui naît moins d’avoir un enfant sage que de ne pas avoir d’ennuis.

Paradoxalement, qu’on ne s’y méprenne pas, l’enfant crâneur et menteur, même s’il jouit dans certaines circonstances d’une réputation enviable, éprouvera lui aussi un malaise qui voile la même angoisse, celle de ne pas pouvoir se faire connaître pour ce que l’on est.

Comme la vie…

S’il est vrai que l’image de l’enfant dans l’esprit des parents conditionne la manière dont est vécue plus ou moins consciemment l’école, s’il est vrai que cette image colore la vision du monde du futur adulte, une meilleure connaissance de cette maquette imaginaire doit procurer une plus grande compréhension des problèmes de l’enfant. Projection de nous-mêmes, l’image dont nous parlons étaie la personnalité de l’enfant. Mais, comme tout étai, elle est appelée à disparaître dès que la vigueur de la jeune pousse lui permet de s’en passer.

En d’autres termes, pour savoir quelle influence nous avons sur nos enfants, demandons-nous qui nous sommes. Et si nous voulons entrevoir comment nos enfants réagissent à l’Ecole, abandonnons toute préoccupation pédagogique pour nous interroger sur la manière dont nous vivons, sur le sens de notre attitude profonde vis à vis de notre propre travail.

La psychothérapie nous apprend que, lorsqu’un enfant présente des troubles scolaires, il y a grand intérêt à écouter les parents parler d’eux-mêmes, ce qu’ils ne font pas toujours de bonne grâce comme en témoigne la réaction citée plus haut.

Déconcertés par l’échec ou l’indiscipline de l’enfant, les parents qui en ont la charge risquent de rester sourds à la signification que revêt pour l’enfant lui-même une telle conduite. Nous l’avons vu très rapidement, l’Ecole n’a pas forcément le même sens pour les parents et pour l’enfant. Or dès qu’un obstacle en trouble le cours, les parents vont tenter de convaincre le récalcitrant par des récompenses ou des punitions. Ils arguent de la nécessité de travailler ou de leur faiblesse devant la tâche.

Quand ils « ne le comprennent vraiment plus », leur incompréhension les amène devant le médecin où ils invoquent le « blocage » de l’enfant. Ils s’acharnent alors à démonter au coupable – et au médecin – qu’ils ont raison « d’exiger » « cela » de lui sans vouloir se rendre compte que, pour être entendus dans leurs raisons, il leur faut d’abord entendre (au lieu de condamner) le prévenu. Ce dernier aussi a quelque chose à dire, quelque chose de vital qu’il ne sait pas, lui, mettre en forme et en raisons mais qu’il exprime à travers son comportement.

« Je ne comprends pas », dit le père.

C’est cela même dont souffre le fils. Le père ne comprend que son langage, prétendument celui du travail. Il apparaît vite que c’est lui qui est « bloqué » dans un sens unique : le sien. Ce blocage, il l’attribue à son fils : « il ne veut rien entendre » au moment précis où il est le plus sourd. Le fils de notre haut fonctionnaire me fit un jour cette confidence :

« Mon père doit partir en voyage pour quelque temps et, à ce propos, je crois que ma mère a fait une gaffe hier. Parlant de cette absence elle a dit : « pendant les vacances…» Moi aussi je l’ai dit ».

Les vacances ne sont-elles pas l’interruption du travail ? Et n’est-ce pas d’une certaine façon, ce que disait le père ? « Moi je fais mon travail à la maison, que le maître fasse le sien, etc. ». A l’écouter, la vie de famille est conçue comme une organisation dûment planifiée. L’incompréhension dans laquelle il cadenasse son fils et où il tente de m’enfermer à mon tour, est bien la sienne : il n’a pas encore compris qu’il est aussi père, ce qui d’ailleurs ne se comprend pas mais se vit. C’est pourtant là, à cette place de père, que le réclame inconsciemment son fils afin de pouvoir lui aussi occuper sa place. Sa légitime revendication s’exprime ailleurs, dans son indiscipline.

C’était bien « déconcerté dans son travail » que le fils voulait voir le père. Pour qu’à travers son étonnement, celui-ci se redécouvre père. Ce qu’il fit plus tard, émerveillé. Mon travail ne consista qu’à maintenir et à reformuler son incompréhension pour qu’enfin il s’y comprenne, qu’il y prenne sa dimension paternelle oubliée.

Le travail scolaire est à l’enfant ce que le travail est aux parents. Peu d’adultes prennent soin de réfléchir à leur travail sous un autre angle que celui du profit. Travail veut dire argent. Dans une certaine mesure cela est bon et nécessaire. Mais tout se gâte lorsque, pris au jeu de la quantité, travail ne veut plus dire qu‘argent. L’énergie et l’activité humaines ne se proposent plus, dès lors, que de produire l’objet mirobolant prometteur sempiternel de lendemains extraordinaires. Dans le même temps, l’homme s’y aliène. L’argent, qu’on en ait ou pas, devient un but en soi, et, insensiblement, ce n’est plus nous qui comptons, mais le degré de richesse ou de considération (ne serait-ce qu’à nos propres yeux) qu’il donne. Un homme se définit par sa fortune et, corrélativement, que nous soyons chauffeur ou ministre, il n’y a plus que le travail qui compte. L’argent comme le travail valorise son homme. Alors se déroule une ronde infernale dans laquelle l’enfant, à son propre niveau, celui de l’école, va se trouver pris ou, au contraire, à laquelle il refusera obstinément de se joindre. De la même obstination insatiable que les parents mettent à ne considérer que son travail, c’est à dire sa rentabilité. Dans les deux cas, il se comporte ainsi dans l’espoir de connaître un jour la joie qu’obscurément il cherche : celle d’être reconnu pour ce qu’il est, non plus seulement pour ce qu’il vaut.

La manière un peu obsessionnelle de l’adulte de considérer le travail et son rapport à la production – et non plus à son auteur -, nous la retrouverons chez les enfants qui, s’identifiant aux résultats scolaires, évitent très sûrement d’exprimer, à travers leurs activités, ce qu’ils sont. A l’image des adultes. L’image qu’ils donnent d’eux-mêmes coïncide avec celle qu’on attend d’eux ou, au contraire, la met en échec. Mais, de toutes façons elle ne renvoie pas, et de moins en moins, aux sujets qu’ils sont, futurs responsables de leur action sur le monde.

L’étonnement de certains enfants est grand lorsque, en cours de traitement psychothérapique, ils découvrent que, malgré l’attitude respectueuse que nous avons pour leurs productions, celles-ci ne nous importent pas pour ce qu’elles valent, mais pour la signification qu’elles ont pour eux, le sens dont elles se chargent entre eux et nous. Alors, mais alors seulement, leur travail et leurs jeux deviendront l’expression d’eux-mêmes, susceptible d’être comprise par quelqu’un : langage et parole d’homme.

Tour à tour déconcertés ou fiers, les parents voient leur enfant à l’école prendre sa taille propre, se différencier de l’image qu’ils s’en faisaient. S’ils sont plus jaloux de leur satisfaction vaniteuse qu’attentifs à la personnalité naissante, ils supporteront mal cette échappée et tenteront parfois, inconsciemment, de nier la différence : massacre ou gâchis.

S’ils sont attentifs à l’enfant et renoncent à leur satisfaction dévorante et imaginaire, ils s’émerveilleront d’avoir donné au monde un être nouveau, différent d’eux : création.

Qu’il soit ou non mêlé de complaisance – et il l’est nécessairement – l’intérêt que les parents portent à l’Ecole est le ressort principal de l’intérêt qu’à son tour l’enfant y portera. Il arrive cependant que les adultes se désintéressent du travail scolaire et ne jouent plus le rôle d’éveilleurs de conscience. Ils ne sont pas capables de supporter la frustration ou les blessures d’amour-propre que leur infligent les tâtonnements de l’écolier et, insensiblement ou brutalement, ils le désinvestissent de l’affection qu’ils lui témoignent en même temps qu’ils se désintéressent de son activité. Ils le désinvestissent, c’est à dire qu’ils cessent de s’y intéresser pour porter ailleurs leur attention. Ainsi font les banquiers qui retirent leurs fonds d’une affaire véreuse pour les engager ailleurs.

Ces situations, dites de rejet, ne sont pas peu fréquentes. Elles entraînent souvent une démonstration compensatrice et tapageuse de beaux sentiments ou prétendent à un certain réalisme. Arrêtons-nous à un seul exemple qui met en scène un « mauvais élève » dont la sœur, comme on se plait à le dire, est un « sujet brillant ». Dans une telle situation, la première réaction des adultes est de comparer pour que, par le moyen de l’humiliation, le plus rebelle soit stimulé dans la voie du progrès. « Regarde ta sœur, demande-lui conseil…Si tu ne réussis pas, tu n’iras pas au ski avec elle. etc. ».

Bientôt, une seconde attitude fait place à la première. Les parents se résignent et acceptent, comme ils disent, « que le plus jeune ne soit pas un intellectuel ». En réalité, ils prennent ainsi le parti de ne plus être blessés dans leur orgueil et laissent choir le sujet récalcitrant puisqu’ils « obtiennent satisfaction comme ils disent encore, avec la première ». Bien mieux, très subtilement, l’affaire qui ne marche pas fait ressortir, au yeux de tous et de chacun, celle qui marche.

Parallèlement, après une phase d’angoisse plus ou moins accusée, l’enfant va retirer ses forces vives de l’exercice d’un travail qui n’intéresse plus personne, pas même lui. Il fuit et s’enferme alors dans un monde imaginaire que jamais plus, parfois, il ne quittera : il viendra grossir le rang des gens que rien n’attache, aucun objet d’amour ou de science ne retenant leur attention. Ni complices ni révoltés, ils ne prennent en charge ni eux-mêmes ni les autres. Ils s’imaginent « faire ce qu’ils veulent » alors que précisément c’est de vouloir qu’ils sont bien incapables. Ils changent bien des fois de métier, font semblant de s’intéresser à de multiples choses, mais, en réalité, ils ne se retrouvent véritablement dans aucune, ils ne se reconnaissent à leur place nulle part. Dès longtemps la place qui n’a pas été désirée pour eux à l’école et à la maison n’a suscité en eux aucun désir : ils souffrent d’une atrophie du désir.

Comme la vie, l’Ecole peut-être vécue comme le lieu d’une lente aliénation, d’un abandon ou, au contraire, d’une progressive libération de soi.

Pourquoi l’Ecole ? Pour devenir un homme ou une femme dans la vie comme papa ou maman.

Comment l’Ecole ? comme ce qu’est la vie pour papa et maman.

Père et mère restent – au delà de toute méthode pédagogique – les modèles impliqués dans la maquette vivante des parents de demain dont ils ont aujourd’hui la charge. A travers l’image qu’ils se font de leurs enfants, ils leur revient de discerner en tâtonnant le visage réel qu’ils ne connaissent pas encore.

La préoccupation des parents pour être vraiment éducative ne saurait se limiter au travail scolaire ou au résultat obtenu, elle doit viser le petit homme ou la petite femme dans sa totalité toujours à découvrir. Donner à l’Ecole une importance démesurée est aussi préjudiciable que de ne lui en point accorder. L’enfant n’est pas réductible à son travail et, fréquemment, les difficultés observées à l’Ecole sont le reflet et le signe d’un trouble qui se développe à la maison, d’une revendication affective profonde, celle d’une place qui n’est pas reconnue : la sienne.

Sans se vouloir coupables mais simplement parce qu’il en va ainsi des lois de l’éducation, c’est en s’interrogeant pour se mieux connaître que les parents verront se résoudre les problèmes de l’enfant à l’Ecole.

Dr Denis VASSE, s.j.,

Psychothérapeute.

À la découverte du travail scolaire (II)

in « Vie Enseignante », n° 193, juin 1967, 18 rue Ernest Lacoste, 75012 Paris

Dans un premier article (1), nous avions envisagé la manière dont se situait le travail scolaire dans la relation parents-enfant. Nous avions vu comment, risquant de s’identifier au seul effort qu’on attend de lui, le sujet scolaire pouvait se réduire à venir justifier la préoccupation des parents et qu’il pouvait s’y employer à merveille.

Il nous reste, ici, à analyser la relation maître-élève pour tenter de comprendre schématiquement ce qui s’y passe et à quelles conditions la transmission du savoir obéit aux véritables lois de l’éducation qui n’ont d’autre but que de rendre l’enfant à lui-même dans le jeu complexe des relations humaines. En apprenant à mieux connaître la place qu’il occupe, le maître est appelé à mieux discerner celle de l’élève.


Le travail scolaire et le besoin des maîtres

Pareillement et pour les mêmes raisons (nous avons vu combien le désir des parents et celui des maîtres étaient, pour l’enfant, imbriqués), s’identifiant aux résultats ou aux connaissances que l’on attend de lui, l’enfant va s’employer à justifier le savoir du maître. Qu’il s’en fasse le champion dans sa réussite scolaire ou qu’il le conteste dans une conduite répétée d’échec. En cotant le travail de l’élève, la note indique le succès ou l’échec du maître. Ne dit-on pas, après les résultats du baccalauréat, que tel professeur « a réussi » et que tel autre « a échoué » selon que leurs élèves respectifs réussissent ou échouent ? Dans cette perspective, l’enseignement devient aussi à lui-même sa propre fin. On a besoin d’enseignement comme, en ce qui concerne les parents, on a besoin d’aimer ou d’aider : non pas pour que le savoir devienne un certain mode d’ouverture à l’autre et au monde, mais pour que le savoir justifie une présence à la révélation de laquelle il est le plus grand obstacle. Le maître, jaloux de ce savoir qui le rassure, ne peut s’en détacher pour qu’il devienne savoir de quelqu’un d’autre, expression d’une autre vérité et d’une autre présence que la sienne.

Évoquons rapidement le problème de la note. La note, en cachant d’une part l’orgueil ou la rage du maître et d’autre part l’approbation ou la désapprobation des parents, revêt, pour ainsi dire, les caractéristiques d’un dialogue secret entre adultes, dialogue chiffré étranger à l’aspect qualitatif du travail qui lui a donné naissance et plus encore à son auteur dont la première réaction sera de comparer « sa » note avec celle du voisin. Ce qui me frappe, par exemple, c’est le peu d’intérêt porté au contenu et à l’élaboration d’une rédaction, alors que cette même rédaction corrigée par le maître devient occasion de gloire ou de mépris. Là aussi, la connivence des adultes implique que ne soit pas entendu celui parle, l’enfant. Ignorant le véritable « sujet de la parole », parents et maîtres se congratulent ou s’exècrent – sans jamais s’être rencontrés – à propos du même « objet » devenu le lieu de la félicité ou de leur aigreur communes.

– Je suis le père de Xavier, dit l’un,

– Je suis le maître de Xavier, répond l’autre.

Mais Xavier, qui est-il ? si ce n’est celui qui se déserte parce que la place qu’il occupe est constamment occupée par autrui et que tout le monde y trouve à bon compte sa satisfaction.

Le travail scolaire et la création d’un « espace »

Le travail scolaire change radicalement de sens s’il est ordonné, au travers des préoccupations adultes et par elles, à l’éclosion et à la croissance du désir de l’enfant. S’il ne peut pas être le lieu du dialogue exclusif des adultes, c’est justement parce qu’il n’est pas conforme à la vérité du travail ou de la parole d’en exclure son auteur, sauf à réduire toute relation à un rapport de force où les plus grands et les plus forts ont toujours raison contre les plus petits et les plus faibles. Reconnaissons là, en passant, la philosophie, avouée ou non, de bien des adultes. Le travail scolaire est bien le lieu d’un dialogue, mais d’un dialogue entre l’enfant et le monde Imaginaire dans lequel il vit, et les adultes qui lui indiquent le monde réel dans lequel il lui faudra pénétrer. Ce passage d’un ordre imaginaire à un ordre réel se fait par une activité symbolique qui sous-tend toute connaissance humaine. Cette activité exige que soit possible et reconnue la pluralité de sens de la parole et de l’action de l’homme, et que ne soit jamais perdue de vue l’ambiguïté dont nous parlions dans le précédent article.

L’enfant doit pouvoir exprimer son « désir d’être »

Il est bien sûr que l’intérêt porté au travail de l’enfant par les parents et les maîtres fait le ressort principal de l’intérêt qu’accorde l’enfant à ses propres oeuvres. Mais c’est en tant qu’elles renvoient à ce qui n’est jamais dit, parce qu’inexprimable, de leur auteur ou de ceux à qui elles sont destinées que ces oeuvres présentent un intérêt. Le travail en soi, n’est pas et ne peut pas être un but, une fin. Le travail, et le travail scolaire comme les autres, ne peut se soutenir – dans son intérêt même – que s’il indique autre chose ou quelqu’un d’autre que lui-même, en lui-même. A travers la réalisation d’une œuvre, si modeste soit-elle, c’est la possibilité d’un désir d’être qui se manifeste. Le travail scolaire devrait susciter un intérêt moins porté à ce que « fait » l’enfant ou plus exactement à ce qu’on lui fait faire, qu’à ce qu’il « est » et à la manière dont il l’exprime. Une telle orientation suppose que l’intérêt ainsi suscité soit moins celui d’un chef d’entreprise préoccupé de rendement que celui qu’éprouve pour quelqu’un quelqu’un d’autre. Dans ce cas, l’intérêt de l’adulte (voire même son savoir ou son autorité) est nécessairement évacué au profit du désir de l’enfant.

En termes plus savants, pour que l’enfant s’y réalise, son travail doit changer de signification. Au départ, il s’y aliène et sa production lui garantit la faveur et l’amour d’une autorité protectrice. Chemin faisant, c’est en se libérant de ses productions et de son savoir qui n’est que l’expression d’un désir d’être, qu’il va se reconnaître comme inaliénable. Il intègre ainsi les connaissances qui lui sont transmises comme expression du désir de ceux qui l’animent, et, en faisant l’épreuve, il fait la preuve de sa progressive liberté et de sa propre « maîtrise ». Dans le travail scolaire, l’élève ne fait qu’absorber le savoir du maître, il l’expérimente comme vrai aussi pour lui. Il le fait sien.

Jusqu’au jour où, se « différenciant » progressivement de ceux qui la suscitent, sa propre personnalité s’accuse, dans le heurt ou l’affirmation tâtonnante de sa progressive assurance. La fonction de cette assurance est l’expression toujours à reprendre de son être de désir. Elle n’est plus la réassurance répétitive que procure la satisfaction d’un besoin.

Si cette différenciation est la fin du travail scolaire, à quelles conditions est-elle possible ? Est-ce en ajoutant à la liste des préoccupations, un titre supplémentaire ?

Certainement pas.

Le savoir du maître

Quelles que soient le structures – dont on parle beaucoup – ces conditions ne sont pas de l’ordre de la méthode ou de la technique. Elles sont d’un autre ordre comme est d’un autre ordre le désir par rapport au savoir. Le savoir du maître ne saurait devenir le savoir de l’élève qu’à condition d’être, pour le maître, l’expression toujours à reprendre et toujours reprise de son propre désir. Les conditions de la transmission du savoir résident dans l’attitude profonde (et souvent inconsciente) du maître vis-à-vis de son propre savoir. Ou il s’y aliène et son savoir devient comme on dit « sa raison de vivre », ou il s’en libère dans la mesure où il l’exprime comme moyen d’accès à sa vérité d’homme, source désirante d’être et de connaître.

L’obsession du travail et la lassitude justifiante qu’elle entraîne envahit la vie de certains maîtres jusqu’à l’épuisement ou à l’étouffement. Jusqu’à la dépression nerveuse. Ils cherchent dans le savoir le sens à donner à leur vie sans que jamais ce soit leur vie qui donne sens au savoir. Ils courent ainsi de déceptions en déceptions et finissent par ne plus « savoir » pourquoi ils travaillent… tout en maintenant aux yeux des élèves la nécessité de travailler ! Le travail  pour le travail !… nous y revoilà… et pour que la question angoissante ne vienne pas à nouveau troubler l’ordre des choses, on se jette dans l’ivresse des préoccupations multiples. Pour qu’il n’y a plus qu’à envahir tout l’espace, supprimant ainsi son propre désir, le maître ne peut plus permettre au désir de son élève de surgir et de s’affirmer par la médiation du travail. Le désir d’être et de connaître l’élève sera traqué et son jaillissement culpabilisé de ce qu’il vient là troubler un ordre et occuper une place non reconnue et qui n’est pas laissée libre. A l’invasion des préoccupations adultes répond la désertion de l’enfant dans la satisfaction du besoin d’un autre.

Acculé soit à la complicité avec l’envahisseur, soit à la rupture qui l’isole, l’enfant se structure alors sur le mode de la duplicité (puisqu’il ne se reconnaît pas dans ce qu’il prétend savoir) ou sur le mode de contestation (qui veut que le savoir de l’autre n’a de valeur que parce qu’on s’y oppose). Faute de n’avoir pas reconnu l’ambiguïté de son savoir, née de ce que le savoir n’est justement pas la vérité qu’il exprime, le maître se dérobe derrière l’affirmation massive de ses connaissances. L’ambiguïté de l’homme naît de cette « refente »(2) qui, en lui, tout à la fois, distingue et lie savoir et vérité. Cette faille nous constitue « sujet d’un savoir » voué à ne jamais savoir qui nous sommes ; c’est ce manque à savoir, l’autre face de notre désir de connaître, qu’indique tout savoir. Cette impossibilité qui caractérise notre existence la plus réelle, est angoissante. C’est pourquoi, souvent, nos démarches et nos productions, au lieu de la révéler, ont tendance à la camoufler. De cette révélation ou de ce camouflage, les élèves sont le parfait reflet. Comme pour le maître, leur savoir sera écran transparent, révélateur de plus en plus affiné de leur désir, ou écran opaque, obstacle de plus en plus étanche qui, tout à la fois, évite à autrui comme à soi d’être atteint.

Quoi qu’il en soit, c’est une loi de la création : « nous les faisons à notre image ».

Effrayé d’avoir à se livrer à travers son savoir, le maître sera de plus en plus acculé à se répandre en discours et en activités vides de lui-même. « A force de parler, disait un instituteur, on ne dit plus rien ». Les enseignants se répandent en multiplicité alors que les élèves leur demandent, sans le savoir, de se recueillir, de témoigner par cette référence à ce qu’ils sont et qui manque toujours à leur savoir… Ce mouvement de recueillement du maître amorce immanquablement le mouvement d’expansion du désir de l’élève. Ce retrait lui permet d’inventorier le domaine du savoir qui le ramènera non moins immanquablement à s’interroger sur ce qui manque à son savoir : son être. A moins qu’à tout jamais, selon leur modèle, ils se répandent et se perdent en un savoir dilapidant leur être.

En mettant à leur disposition son savoir, expression de son désir d’être et de connaître, le maître ne peut, en vérité, ne vouloir qu’une chose : que son savoir devienne le lieu, le matériau, l’espace dans lequel le besoin de l’élève va pouvoir mordre, prendre forme et se développer, à son tour, en désir d’être et de connaître, au-delà de toute satisfaction.

S’il transmet le savoir pour le savoir, le maître tue le désir : le sien et celui de l’élève.

A ce terme de notre analyse, le travail scolaire m’apparaît comme le lieu de la substitution à un rapport de force entre celui qui sait et celui ne sait pas, d’un rapport de différence où chacun des termes se reconnaît ou manque qu’il perçoit et qu’il exprime comme le sien à travers un unique savoir. Cette substitution, ce passage ne s’effectuant qu’au prix d’une lutte dans laquelle les antagonistes se reconnaissent finalement à leur place en tentant de prendre celle de l’autre.

Denis Vasse


(1) Voir « Vie Enseigante », janvier 1967 b°169

(2) C’est à l’enseignement de J. Lacan que je dois, ici, l’expression de ma pensée

L’autorité du maître

1967-Études,  février 1967, p.274-288; Le globe-trotter, N°17.

Voici, d’un côté de la chaire, quelqu’un qui sait. Voici, de l’autre, des enfants qui ne savent pas. Voici un maître et voici des élèves. Le premier jouit d’un pouvoir que les seconds n’ont pas. On dit qu’il a autorité.

L’autorité du maître, en effet, lui est conférée par son savoir. Aux yeux de l’élève, le maître sait la vérité. Au sens fort des mots, « il l’a dit(1) ». C’est au nom de la vérité à laquelle son savoir est censé le faire accéder, qu’un homme peut accepter d’être constitué comme maître face à un autre homme, son élève. Tout enseignement débute par ce leurre(2). Nécessairement. « Leurre », ici, ne veut pas avoir signification de mensonge. Il ne s’inscrit aucunement dans le registre du jugement ou de la moralité. Il voudrait, au contraire, s’en démarquer. Il n’a rien à voir avec l’intention de tromper. Il indique quelque chose de la dynamique propre à tout désir : le désir d’aimer comme le désir d’enseigner et celui d’apprendre, qui ne sont pas – entre eux – sans avoir partie liée. Tout désir se caractérise par son objet et l’apaisement que, atteint, cet objet procure. Mais l’objet du désir défaille toujours à rendre compte du désir en son essence ; il renvoie, dans la satisfaction même qu’il procure, à autre chose que lui-même, à un autre désir. C’est l’objet de cuir rouge, le « leurre », qui articule ensemble le désir du chasseur et celui du faucon. L’objet du désir d’enseigner comme de celui d’apprendre est le savoir qui, dans le développement des sujets de désir mis en présence, fonctionne comme un « leurre ». A cette notion de leurre se rattache celle, corrélative, de séduction, qui indique le mouvement par lequel le sujet s’imagine obtenir pleine satisfaction dans la possession de l’objet visé. Séduire, conduire à soi, rendre à ses raisons ou « à la raison », telle est la nécessaire attitude de celui qui enseigne. Le maître aura, certes, à la dépasser, nous le verrons, mais, en aucun cas, il ne peut en faire l’économie. L’enseignement ne peut advenir que dans l’articulation de ces deux mouvements, celui de la séduction où le savoir est pris pour la vérité, celui du renoncement où tout savoir se découvre amputé de la vérité cherchée en lui. L’enseignement ne se soutient que de ce que l’homme est, en son essence, désir(3), quelqu’un qui aime.

La confusion entre la vérité et le savoir, entre l’être des choses et la connaissance qu’on en a, séduit tout homme. En sachant qui il est, l’homme a l’impression d’être plus assuré dans son identité. C’est cette assurance initiale qui lui permet d’avancer dans l’incessante et douloureuse recherche de lui-même. C’est pourquoi, au commencement, la relation du maître à l’élève est toujours séduction. Plus généralement encore, la contrainte inhérente à toute séduction caractérise la toute première relation, celle de l’enfant (qui ne sait pas) à l’adulte (qui sait). Pour l’enfant, le monde est immédiatement ce que son père en sait et il lui suffit qu’il le sache.

Vincent a quatre ans. Il joue avec son père sur une plage de sable fin, en pente douce. Sur la demande de son père, il pénètre dans l’eau légèrement mouvante. Seul, il affronte le danger de l’eau, mais c’est à peine s’il la regarde. Il est suspendu et confié au regard et à la parole qui l’y autorisent. Il est vrai qu’il ne risque rien puisque son père le lui affirme. Le monde est ainsi qu’on le dit. Il est la parole même du père.

A l’école, le maître est implicitement délégué par le père. Comme lui, il sait la vérité. La spécificité de l’enseignement tient à deux caractères qui définissent le savoir : la délimitation d’un champ de connaissance et le passage par l’abstraction. D’une part, le maître assure la transmission d’un savoir plus ou moins spécialisé ; d’autre part, il aura à déprendre ses élèves de la séduction exercée par la confusion originelle du savoir et de la vérité. A s’élaborer, le savoir se sépare(4) de la vérité qu’il indique. D’abord donné ou pris pour la vérité, le savoir, en s’exerçant, s’en différencie progressivement. Grâce à ce cheminement, jalonné d’inévitables ruptures, l’élève pourra devenir disciple et, à son tour, acquérir la maîtrise d’un savoir le renvoyant à la perpétuelle découverte du monde et de son être même. Le savoir et la vérité, jadis confondus par le jeu de l’affirmation, se révèlent comme radicalement différents. La réalité échappe toujours au savoir qui apparaît comme le perpétuel exercice d’une vérité qu’il n’est pas et qui, en lui, cherche à se dire(5). On commencera par affirmer que H2O, c’est l’eau, avant de reconnaître que H2O n’est pas l’eau, pour conclure enfin que H2O est le symbole de l’eau. Cette double opération de l’esprit est sous-jacente au moindre savoir. L’ignorance d’un tel mouvement favorise la méprise. La séduction n’est pas dénoncée et la confusion entre savoir et vérité devient loi : loi de l’illusion pour qui s’imagine tenir ou posséder la vérité en son savoir, loi de l’aliénation pour qui érige son savoir en vérité.

Le monde où il évolue est, pour Vincent, ce que dit son père. Pourtant, si ce dernier ne permet pas à son fils  – par son attitude profonde vis à vis de son propre savoir – de mettre en doute ses affirmations et de réaliser que ce qui est dit et qu’il sait n’est pas la réalité, un jour ou l’autre Vincent se noiera, à moins que jamais il ne se baigne sans la toute-puissante autorisation paternelle. Il y aurait de grandes chances, s’il en était ainsi, pour que Vincent n’apprenne pas davantage à vivre qu’à nager. La séduction qui ne se dénonce pas devient aliénation.

La séduction ou le leurre du début

Nécessaire est la séduction à l’origine de tout apprentissage. L’apprenti aura à s’en dégager en s’exerçant à discerner en lui savoir et vérité. Au savoir commun et transmis correspondra une expérience unique qui le différenciera du maître dont il n’était que le reflet. A son tour, il accédera à l’autonomie en répondant de son savoir.

Le maître, disions-nous, est d’abord un séducteur : ce qu’il affirme est la vérité, celle du monde, celle de l’élève et la sienne. Le jeu logique du savoir n’est pas perçu d’emblée par son auditeur. Toute affirmation est comprise comme immédiate référence à l’existence, et non comme la représentation qui l’indique. Cette découverte représente le difficile passage par l’abstraction nécessaire à l’activité de l’esprit qui, pour avoir prise sur la réalité, doit en détacher la représentation. Dans les petites classes, ce n’est pas peu de choses pour un professeur de mathématiques que de faire passer ses élèves de la perception d’une balle à la représentation abstraite d’un cercle ou d’une sphère. Avant de les séparer, il devra identifier faussement la balle réelle et sa représentation sphérique. C’est alors que le « leurre » de la sphère évoquera la balle.

La dénonciation seconde du leurre et la résolution de la confusion permettent que, après avoir fait sien le savoir du maître, l’élève le distingue de la réalité qu’il désigne et dont son expérience lui rend compte : une sphère n’est pas un ballon. Ainsi, le savoir se trouve restitué en sa place médiatrice, lieu de confrontation de l’unique et actuelle vérité de chacun avec l’expérience antécédente qu’il en a, aussi bien qu’avec l’expérience d’autrui.

Cependant, pour des raisons diverses, la relation enseignante peut se trouver bloquée à la première phase, dans le royaume de la séduction où elle s’embourbe. Donnant une sorte de statut à la confusion qui fait sa force, elle prend les traits de la bienfaisante aliénation. Le savoir du maître ne peut dès lors y être vécu que comme la vérité de l’élève. Pour l’élève, la contestation d’un savoir qui n’est jamais vécu comme le sien est impossible : il ne peut demeurer qu’élève suspendu aux lèvres d’un autre qui lui dit sa vérité… Le tremplin du savoir qui devait servir de plongeoir dans l’eau de l’expérience solitaire se poursuit indéfiniment en assurances et en réassurances que le savoir de l’autre garantit la vérité de mon expérience.

S’il en est ainsi, non seulement le savoir magistral dispense le maître d’avouer la solitude de son être, mais encore il devient pour les autres le plus grand obstacle à la progression difficile dans leurs respectives autonomies : ses élèves, agglomérés autour de lui, ne sauraient plus s’en détacher puisque lui, le maître, détient la vérité qu’ils sont.

Dès lors, le jeu de l’esprit qui se développe dans ce constant rapport du savoir à la vérité et que l’enseignement a pour fonction de favoriser, s’aplatit dans l’uniformité d’un savoir qui n’a pas d’autre recours que lui-même. On sait que les maîtres d’école en Algérie ont longtemps enseigné l’histoire aux Algériens en leur faisant réciter : « Nos ancêtres les Gaulois, etc… » Il y avait là bien autre chose que le pur scandale d’une méchanceté toute politique. L’indistinction entre savoir et vérité, pour eux, les autorisait à méconnaître, entre eux et leurs élèves, une différence qui ne pouvait manquer d’être angoissante.

A des degrés divers, l’enseignement, en son début, est toujours un leurre, il ne se soutient comme enseignement qu’à la condition que la séduction du commencement soit ordonnée à sa propre disparition. L’autoritarisme naît de sa persistance. Trop identifié à son savoir, le maître ne supporte pas, sans défaillir dans son être même, que ses connaissances soient mises en question… alors que c’est, justement, par cet assaut renouvelé qu’elles se transformeront en savoir de ses élèves. Pour que l’élève, en effet, développe un savoir qui soit le sien, il est nécessaire qu’il tente de démolir le savoir du maître. Il découvre ainsi la possibilité d’entrevoir – dans une même représentation, qu’elle soit contestée ou approuvée – la vérité de l’autre aussi bien que la sienne. Il arrive que le maître ne soit pas prêt à risquer son savoir. Il y tient trop. Il y tient comme à l’expression adéquate de sa propre vérité. Il engendrera alors des élèves qui, à son image, avec moins de raisons peut-être mais avec tout autant de rigidité, prendront des vessies pour des lanternes sans vouloir plus que lui en démordre. Aux antipodes de l’aliénation benoîte, la révolte permanente a finalement la même signification qu’elle. Plus il est enfermé en un système qu’il prend pour l’immédiate vérité, plus l’élève clame et réclame son indépendance vis à vis du maître qu’il rejette. On sait ce que cache l’éclat d’une indépendance qui se veut absolue : l’impossibilité d’accéder à une autonomie, toujours relative. Au maître trop sur de son savoir pour le laisser éprouver par d’autres, l’élève rétorque en s’enfonçant dans une obstination qui pourrait se traduire ainsi : « Ma chimère, si c’en est une, vaut bien la vôtre. Elle a le mérite d’être mienne. Comme pour vous, est vrai, pour moi, ce que je sais. » Le fuyant fantasme de chacun s’arroge le droit de se donner pour l’universel savoir « objectif » du maître : comme le sien, il est fondé sur la plate et vide identité à lui-même. Le mathématicien est berné par la mathématique quand il confond « l’impossible réel(6) » et la possible mathématisation qu’il en donne. On a longtemps cru qu’un autre espace que l’espace euclidien n’existait pas, parce qu’il était, semblait-il, impossible à penser. La vérité de l’univers semblait adéquatement dite. La science se prenait pour certitude, alors que c’est d’être incertaine qu’elle se constitue comme science.

Aujourd’hui, on pose une équation ou des coordonnées arbitraires et l’on en déduit un nouvel univers. Dans tous les domaines, une structure peut en remplacer une autre et, à proprement parler, on ne dit plus rien lorsqu’on affirme qu’il est absolument vrai que deux et deux font quatre.

L’assaut du savoir

Qui croit figer la vérité en un contenu intangible, oblige celui auquel il s’adresse à douter de soi-même plutôt qu’il ne l’invite à entrevoir, au-delà du savoir, la vérité de tous et de chacun. Au lieu de s’engager dans la mise à l’épreuve des dires du maître, puis des siens, l’élève s’acharnera, dans un processus obsessionnel de plus en plus marqué à faire la preuve de son et du monde. Il s’efforcera de faire coller la vérité au savoir limité qu’il en a. Au lieu de laisser la vérité se dire dans une expression sans cesse renouvelée, il s’essoufflera à réduire la jaillissante vie à la connaissance qu’il croit en avoir.

Au contraire, si le maître transmet un savoir dont il se donne comme le garant, il manifeste implicitement que ce n’est pas le savoir en soi qui est le critère de la vérité, mais plutôt l’inverse. Le critère du savoir, c’est la vérité en tant qu’elle est sans cesse désirée. En manifestant les limites de son savoir, les conditions dans lesquelles il l’exerce valablement, le maître témoigne à la fois de la rigueur de ses connaissances et de la vérité qu’elles cherchent à cerner et qu’elles n’épuisent jamais. Il offre son savoir comme une hypothèse nécessaire pour comprendre ce qu’il dit de la vérité et de l’expérience qu’il en fait. Par cette voie d’approche rigoureuse, mais non exclusive, l’élève sera suscité dans son désir d’éprouver la vérité de son être propre et celle du monde. Faisant sienne l’hypothèse, il verra bien si elle corrobore ou contrarie son expérience, si elle l’aide à mieux rendre compte de ce qu’il cherche. Cette mise à l’épreuve répétée n’est pas autre chose que la mise en question du savoir, celui d’autrui ou le sien, qui se prétend, de soi, intangible. Progressivement naît et s’accuse la différence entre le maître et l’élève, entre ce que tous les deux savent et l’expérience jamais entièrement communicable qu’ils en ont.

Dites à un enfant que, en appuyant sur un interrupteur, la lumière jaillira et il en fera immédiatement l’essai. Son expérience est la vérité de votre savoir en même temps qu’il devient sien.

Au prix de cette confrontation avec le savoir de l’autre éprouvé comme le sien, l’élève entretient le combat de sa propre croissance. Tour à tour, il se fie à son propre savoir et s’en défie, renvoyé et mystérieusement confié à la vérité de son être comme à cela même qui manque à tout savoir et qui, pourtant, le constitue. La voie est ouverte : il peut croître en apprenant des autres et aux autres ce qu’il sait de lui-même : qu’il n’est pas ce qu’il sait.

Lorsque le maître n’a pas fait l’expérience de l’inadéquation entre savoir et vérité et qu’à cause de cela, il identifie trop rapidement ce dont il parle à la formulation qu’il en donne, l’attaque dont son enseignement est nécessairement l’objet est ressentie comme intolérable. Il cherche d’autant plus, alors à « sauver » son savoir qu’il en pressent, sous les coups redoublés de boutoir, les limites et les fissures qui, seules, en lui et au-delà de lui, révèlent qu’il est ordonné à l’insondable vérité. Devenu susceptible à l’excès, il se raidit. « Monsieur, pourquoi dites-vous que… – Je le dis parce que c’est ainsi. » Le maître est pris au piège de son affirmation. A la limite, il se réfugie dans une rigueur qui n’indique plus rien d’autre qu’elle-même. Pour se donner raison, il évacue la source, la visée et le but de tout savoir (qu’aucune recherche scientifique ne peut épuiser sans disparaître elle-même) : l’absolue identité de l’être à soi-même et qui n’est identique à rien d’autre. Le maître, certes, se doit d’aller jusqu’aux extrêmes limites des possibilités de son système, mais le « je ne sais plus », le trou, l’hors de portée où il est acculé par son savoir même ne signe pas son échec, il témoigne de son triomphe. « Je sais que je ne sais rien », répète Socrate. Par contre, si le maître refuse de reconnaître la radicale altérité de la vérité que, pourtant, il est et il cherche, il finit par s’écrouler dans la vanité et la vacuité d’un savoir pris pour la plénitude et la solidité du roc. Avant la chute dans l’aigreur ou dans la dépression, il aura projeté la négation de son angoisse croissante en tentant de nier, chez ceux qui l’écoutent, la question redoutée : « Qui es-tu, toi qui parles ?  N’es-tu que ton savoir ? »

Certes, ce n’est pas ainsi qu’elle se formule, mais on la devine toujours, cette question implicite de l’élève, lorsque apparaît chez le maître le « sentiment de n’être pas compris » ou quand il accuse son auditoire de paresse, d’inculture ou d’inintelligence. Son savoir, pour s’assurer, n’a plus pour fonction que de démontrer l’imbécillité d’autrui, C.Q.F.D.

L’assaut du savoir est le signe de la libération du désir de l’élève. En contestant le savoir du maître devenu le sien, c’est lui-même qu’il découvre comme radicalement étranger et irréductible à ce savoir même. C’est dans ce qui manque au savoir, dans le non-su, qu’il perçoit la source et la fin de tout savoir. Entre la source inaccessible de son être et le déroulement de son discours, il se découvre dans sa qualité de sujet. La clé de voûte de tout savoir réside, en deçà ou au-delà de lui, en ce qui tente constamment et nécessairement de se dire, sans que jamais cela soit adéquatement dit. Toujours le sujet est absent du discours qu’il tient et aux rets duquel il n’a de cesse de vouloir se prendre. Cette altérité radicale de soi par rapport à soi qui constitue le sujet rend compte des notions de désir et de manque. Le désir du sujet ne se soutient que de ce qui lui est étranger, que de ce qui lui manque. En une ronde incessante, la parole lui manque et il manque à sa parole. C’est dans ce paradoxal espace que l’énoncé trouve son rapport à celui qui l’énonce. C’est en lui que jaillit la parole authentique en laquelle savoir et vérité se conjoignent et se disjoignent sans cesse. Le désir est ce lien qui, tout à la fois, unit et distingue l’inépuisable vérité du sujet et le savoir toujours épuisé qu’il a de lui-même et du monde.

D’être nié ou méconnu par le maître, ce lien devra être refoulé ou atrophié chez l’élève. Il n’y aura plus, alors, ni maître, ni élève, mais deux complices ou deux adversaires, oscillant perpétuellement de la connivence implicite de la séduction à la rupture trop avouée de la révolte. L’accession au savoir n’étant plus le lieu d’exercice du désir de chacun, la relation maître-élève ne pourra plus être le lieu de la progressive différenciation et libération des deux êtres qu’elle met en présence. Jamais l’élève ne pourra devenir maître à son tour.

L’autorité ou la condition du surgissement du sujet

Je connais un homme qui, depuis quinze ans ou plus, travaille dans et sur les chiffres. Il est engagé dans une patiente étude sur les corpuscules, ou plus exactement, sur un mystérieux coefficient dont il tente de préciser la valeur et la fonction. Esprit de mesure allant jusqu’à la démesure, esprit critique ouvrant sur une sorte de naïveté retrouvée, il m’est souvent arrivé de l’entendre se plaindre des chiffres à travers lesquels, pourtant, il poursuit passionnément la rigueur qui doit sous-tendre les affirmations de sa thèse. Il donne l’impression d’être livré corps et âme au calcul et au nombre. Il a parcouru plusieurs fois déjà le monde en tous sens – Tokyo, Moscou, Québec – pour consulter des savants et relever des listes compactes d’indices et de mesures d’angle, enregistrées par d’impressionnantes machines dans tous les coins de la planète. J’en témoigne pour avoir ânonné pour lui, à la lecture de microfilms qui n’en finissent plus, des milliers de chiffres.

Cet homme, je l’entends dire : « les chiffres mentent, les chiffres mentent » ; ou encore : « de quel côté est-ce que cela tourne, dans le sens horaire ou dans le sens anti-horaire » ? Puis j’apprends un jour qu’il est reparti, en une nouvelle trajectoire péri mondiale, pour une ultime vérification dont il a perdu depuis longtemps l’espoir qu’elle serait la dernière.

A la limite extrême de la remise de lui-même à l’objectivité des résultats, plus qu’aucun autre un tel homme sent sa liberté engagée là même où, au départ, il pensait devoir être contraint par une plus grande rigueur scientifique. Aussi, le sol, pour lui, se dérobe, et la colère l’emporte contre ceux qui, partisans de la même discipline, se retirent ou se cachent derrière une démonstration logique sans faille, alors que toute démonstration vaut d’être énoncée comme l’expression de la vérité qu’elle n’est pas, mais dont son auteur est le témoin. Une proposition ne tient sa rigueur objective que de ce qu’elle indique (en elle et hors d’elle) et l’objet qu’elle vise et le sujet qui l’énonce. Ni l’un ni l’autre pourtant ne sont contenus dans son discours. Lorsqu’elle indique la vérité du sujet qui en est l’auteur et que, en suivant ses « indications », d’autres chercheurs ou tous ceux qui cherchent peuvent y entrevoir l’objet de la recherche, la  leur, alors une telle proposition n’indique plus l’activité d’un sujet particulier (qui en tant que tel peut disparaître), elle indique la démarche de tous dans la particularité de leur expérience. Ce double mouvement d’engagement et de dégagement vis-à-vis du savoir caractérise l’attitude de celui qui a autorité : il suscite chez l’élève le même désir d’être contraint par la nécessité d’un savoir et la même échappée du sujet.

En définitive, ce qui soutient la rigueur du discours n’est autre que le clin d’œil d’une présence, celui qu’à travers les avatars ou les succès de sa recherche, notre homme ne manque de faire. Austère parfois jusqu’à l’effroi, il se sait aussi insaisissable que la matière qu’il cherche pourtant à retenir dans les rets de son savoir. Cet homme, me semble-t-il, a autorité quand il parle. Son autorité naît de ce que, en une ronde incessante, il conjoint et sépare la vérité du monde qu’il éprouve et dont il fait partie, et la savante expression qu’il en donne. L’autorité d’un homme ne réside dans sa science que lorsque la rigueur de celle-ci désigne le jaillissement qui la conçoit, sorte d’évidence de l’être sans lequel elle n’est pas. Paradoxalement, plus un savoir est rigoureux et abstrait, moins il double la « réalité concrète » à la manière d’un duplicata, plus il en rend compte. La rigueur d’un savoir n’enferme pas la vérité en lui : elle y ouvre.

S’il en est ainsi, il doit s’opérer une sorte de renversement dans la relation du maître à l’élève. Au commencement, le savoir de l’élève, en tant qu’il est comparé à celui du maître, se donne comme le critère de la vérité. Croyant que le maître sait la vérité, l’élève tente de se perdre dans le savoir qu’il acquiert, il se soumet au régime de la norme quantitative, de la comparaison et du jugement. Le sujet disparaît dans le discours qu’il n’est pas. Au terme, la vérité qui ne saurait être comparée à rien d’autre qu’à elle-même se donne comme la référence inexprimable de la savante expression : sachant alors que le maître sait que son savoir n’est pas la vérité, l’élève est renvoyé à lui-même comme au sujet qui parle, échappant dans son unique différence à la comparaison et au jugement. Il peut alors laisser aller son savoir. Cependant, si le savoir n’est pas le critère de la vérité, il demeure ce sans quoi la vérité n’est pas, le passage nécessaire à sa manifestation. Définie comme l’identité de l’être à soi, la vérité ne se révèle, en effet, que par la non-identité à elle-même de son expression. L’inadéquation entre savoir et vérité en l’homme est la cause de son être historique, du déroulement de son désir dans le temps.

A être réduite, d’un côté, à la seule quantité plus ou moins grande de savoir, l’autorité tombe dans l’indéfini de la comparaison, sous le règne de la mesure. Par contre, lorsque le savoir est donné comme l’adéquate vérité, l’autorité sert de prétexte à une toute-puissance qui maintient, nous l’avons vu, dans un rapport de séduction ou d’aliénation. Ceux qui « parlent avec autorité » n’ont pas recours à l’étalement de l’érudition et moins encore à la prophétie ou à l’inspiration. Quand ils enseignent, leur savoir se donne, dans sa rigueur, comme l’expression la plus adéquate, au  niveau du discours qui assure la transmission des connaissances ; mais il demeure indicateur seulement – inadéquat par essence – du secret jaillissement de l’être. Tout homme, pour se dire, est livré à la nécessaire rupture de la représentation – concept ou image – qui, tout à la fois, dissimule la source non représentable de son être et dénonce son discours pour ce qu’il est, une occultation. En d’autres termes, le discours du savoir n’est pas cela même dont il est signifiant, c’est pourquoi, d’ailleurs, il le signifie.

Ce mouvement incessant du savoir à la vérité sépare et unit toujours davantage ces deux termes, en même temps qu’il différencie toujours plus les êtres dans leur ressemblance même. Plus le réel que je suis m’apparaît comme irréductible au savoir, plus le frère que je connais, dont je sais quelque chose, se présente comme radicalement autre. Lui aussi, comme moi, il est irréductible au savoir que j’en ai. Même et autre.

Le désir de savoir qui je suis me fait découvrir l’altérité radicale du monde et de moi-même. En posant l’autre dans la différence radicale qui le fait exister, mon désir autorise ma propre existence. Ce rapport à l’autre et à soi que nous nommons désir, le Père Fessard l’appelle, dans son analyse du concept de l’autorité, « la puissance génératrice du  lien social(7) ».

« Sous les divers sens du mot autorité, l’étymologie fait apparaître un dynamisme qui produit, fait croître et parfait le lien qui unit les êtres. Si bien que nous pourrions définir l’essence de l’autorité : la puissance génératrice du lien social, tendant de soi à croître jusqu’à son établissement. »

Il y a autorité lorsque le désir déployé du maître crée, dans son double mouvement, l’espace nécessaire au déploiement du désir de l’élève.

L’autorité, créatrice d’espace

Dans l’autorité gît le désir qui lie à la vérité d’une présence jamais conceptualisable l’objet d’un savoir dont la nécessaire limite indique le manque auquel il se réfère. Paradoxalement, la véritable puissance d’affirmation de l’être ne se soutient qu’à l’instant précis où le savoir s’articule avec ce qu’il n’est pas. Si, refusant ce risque, le maître ne dit que ce qu’il dit, son savoir s’épuise à n’enserrer que sa propre représentation : il est vide. Les chiffres mentent, en effet, si leur rigueur devient obstacle à la reconnaissance de l’étrangeté de la matière, prétexte à la méconnaissance de l’altérité du monde et – paradoxalement – de soi-même. Au contraire, le savoir devient pédagogie lorsque l’autorité d’une présence le donne pour ce qu’il est : médiation entre moi et l’autre dans l’espace, entre moi et moi dans le temps.

Ainsi, l’autorité – et spécialement celle du maître – conjoint le désir d’enseigner (rapport à l’autre) au désir de savoir (rapport à soi). Le désir de transmettre un savoir naît, en effet, du désir d’arracher son secret à ce qui apparaît hors de la portée du savoir, à ce qui lui manque encore. Cet encore caractérise le leurre du début de l’enseignement : il laisse supposer la possibilité d’une disparition de ce manque que le savoir viendrait combler. Progressivement, l’encore du début prend le goût d’un toujours. Le développement d’un savoir rigoureux n’est possible que dans la mesure où, à nouveau, le réel lui échappe. « Le réel, dit J. Lacan, c’est l’impossible. »

On voit combien le savoir véritable réside moins dans l’érudite quantité que dans la limite instaurée par lui et qui l’articule au non-su, à l’être. Tout savoir rigoureux vacille et bascule dans la vérité à laquelle il est ordonné et qu’il ne peut qu’indiquer. En s’établissant dans les conditions qui le déterminent, le savoir désigne ce qui lui manque pour être ce qu’à chaque étape de son organisation il prétend être : expression adéquate de la vérité. De plus, le désir de savoir naît de la vérité, c’est-à-dire du manque qui constitue le sujet dans son désir et le champ même du savoir. C’est dans cette révélation du manque par ce qui ne tend qu’à le dissimuler que la vérité se fait jour : en la voilant, le savoir la dévoile. Le savoir ne s’édifie que parce que la vérité – pour ainsi dire – se laisse étreindre par le sujet et la vérité se manifeste au moment précis où le savoir se défait. Olivier n’est pas la représentation que j’en ai – fût-ce la plus fidèle -, il est cela même qui manque à cette représentation, mon ami. En un premier moment, le savoir se constitue comme expression de la vérité ; en un second moment, il est donné par le sujet comme non adéquat à la vérité exprimée. Cette pulsation – qui est aussi celle de la parole – établit une constante relation entre vérité et savoir. Dans le dynamisme et l’authenticité de cette relation réside l’autorité d’un sujet.

Le « lien qui unit les êtres » et dont le Père Fessard voit la source et l’établissement dans l’autorité, ne peut être ramené ni au seul savoir, ni à la seule vérité : il se forme dans le rapport de l’un à l’autre et s’évanouirait, nous l’avons vu, si la vérité se laissait réduire au savoir. Le degré d’autorité d’un homme qualifie la tension maintenue et déployée entre ces deux pôles qui, tout en s’alimentant l’un l’autre, sont irréductibles l’un à l’autre. L’autorité apparaît lorsqu’est assumée la référence à ce qui manque au savoir que la présence du maître autorise. Elle permet à l’élève d’accéder à l’espace symbolique de la connaissance où se déploie l’histoire de son désir. La connaissance humaine ne se soutient qu’à voiler et dévoiler la faille qui constitue le sujet en tant qu’être historique. Si, telle la manne, il prétend conserver l’image qu’il se fait de lui et du monde, l’homme risque sans cesse de s’engager dans une impasse. « Ainsi, dans les Indes, aux jours de fêtes, – écrit J. Sulivan(8) – après avoir construit en terre la statue du dieu, l’avoir peinte de somptueuses couleurs, honorée de fleurs et d’encens, on la jette dans le fleuve, comme si l’image pouvait voiler ce qu’elle signifie, bloquer le mouvement de l’âme qu’elle suscite. »

S’il en est ainsi, l’autorité ne saurait dépendre d’un savant cumul de connaissances dûment étiquetées et contrôlées, transmises comme absolument exactes. L’exactitude est toujours relative au système de transmission et le leurre vient de ce que, au départ, elle est prise en référence à la vérité. Or, dans ce deuxième cas, il apparaît que le développement du savoir est nécessairement lié à son inexactitude. « Pour inventer, a écrit Poincaré, il faut penser à côté(9). » Accéder au-delà ou à côté du savoir consiste à l’éprouver de la manière la plus serrée, non à le négliger.

Si l’autorité ne se situe pas dans une opération technique de manutention plus ou moins adroite d’un savoir, sorte de véhicule inerte, elle est, par contre, à travers cette nécessaire manipulation, une création : elle crée l’espace vide, le manque où se nouent et se dénouent, dans le temps, savoir et vérité. Dans cet espace viennent s’articuler, non dans un rapport de comparaison, mais dans une relation de différence, le désir de celui qui l’exerce et de celui sur lequel elle s’exerce. L’autorité est ordonnée à la croissance d’une vie et d’un savoir. Elle s’offre comme un « modèle » qui, loin d’occuper et de remplir le champ du désir par une représentation rigide et envahissante, le révèle en sa vacance.

Le retrait qui manifeste l’absence du maître à son propre savoir, est la marque de l’accomplissement de l’autorité « dont l’essence est de vouloir sa propre fin(10). » Ce retrait est permis par la révélation progressive d’une multiplicité de sens que peuvent contenir ou revêtir un même savoir et une même représentation. Les limites rigoureuses du savoir n’emprisonnent plus ceux qui y accèdent, elles dessinent un espace où s’articulent et se confrontent plusieurs significations possibles, lieu de communication de l’impossible réel. Il n’est plus l’impasse où s’impose, de force, la séduction d’un unique sens. Lorsque, à l’école maternelle, la maîtresse demande à ses élèves de dessiner leur papa et que l’enfant exécute un gribouillis qui, pour lui, est son père, la véritable attitude magistrale n’est pas de convaincre l’auteur que ce gribouillis n’est pas son père. Elle consiste bien davantage à admettre que, pour l’enfant, ce dessin est effectivement la représentation du père, mais que c’est aussi, pour la maîtresse, un gribouillis. Par le surgissement de la multiplicité des sens(11), le savoir prend sa vraie dimension, symbolique, qui lui permet de supporter la communication des êtres, en leur secret, en même temps que la progression, dans son ordre, du savoir. Cette double dimension caractérise la croissance humaine à laquelle est ordonnée l’autorité : Autorité vient du latin : augeo, parent du grec, αΰξανώ, qui signifie : faire croître, accroître, augmenter. Croissance, tel est donc le contenu originel sous-jacent du mot autorité. Et, comme il est naturel qu’une croissance soit définie par son terme et son début, les dérivés d’augeo se sont spécifiés dans ces deux directions jusqu’à signifier d’un côté « produire, faire naître », et, de l’autre, « parfaire, accomplir ». Le substantif  concret auctor équivalant au français « auteur » témoigne de cette référence du concept au principe de la croissance, tandis que l’abstrait « autoritas » – d’où vient directement notre mot autorité – vise, au contraire, une croissance qui, accomplie en elle-même, peut en outre servir de modèle ou d’exemple(12).

Si c’est bien le désir, en tant que principe de naissance et de croissance, qui est source et trame de l’histoire des hommes, l’autorité du maître ne fait que témoigner de l’authenticité de ce désir qui crée l’espace et le temps d’un autre homme, son élève.

Denis Vasse


(1) « C’est vrai, argüe l’élève, puisque le maître (ou papa) l’a dit ! »

(2) Terme remis en valeur par l’enseignement de J. LACAN.

Dans Littré « leurre se définit « terme de fauconnerie, morceau de cuir rouge, en forme d’oiseau, qui sert à ramener l’oiseau de proie, lorsqu’il ne revient pas droit sur le poing ». Ce leurre est appâté d’un morceau de chair.

« Leurré » prend plusieurs sens : 1. dressé ou leurré ; 2. Trompé ; 3. rendu habile ou déniaisé (sens vieilli).

(3) « Le Désir est l’essence elle-même de l’homme dans la mesure où on la conçoit comme déterminée – par une affection quelconque donnée à celui-ci – à accomplir un acte quelconque » (B. SPINOZA dans Éthique, livre III, Flammarion, Paris 1938, p. 194).

(4) L’action de séparer est liée à l’activité de l’esprit. De cette possibilité d’abstraire résulte l’élaboration d’un savoir. « Action d’abstraire. Faculté de l’intelligence, opération de l’esprit qui sépare, isole, pour le considérer indépendamment, un élément, de l’objet auquel il est uni, qui ne se présente pas séparément dans la réalité » (Dictionnaire P. ROBERT).

(5) « Le monde retrouvé est au bout du monde perdu, comme le réel est au bout de l’abstrait » (Jean BAZAINE, Notes sur la peinture. Seuil, Paris, 1953. p. 19).

(6) J’emprunte ce terme à J. LACAN.

(7) G. FESSARD, Autorité et bien commun, Aubier, 1944. p. 12.

(8) J. SULIVAN, Mais il y a la mer… p. 249, Paris, 1964. C’est nous qui soulignons.

(9) Gilles ANOUIL dans Réalités (juillet 1966, n°246, p.32) utilise cette citation dans un article intitulé : « Ils inventent en pensant de travers. » « Tel est le sésame de la synectique, méthode de raisonnement qui s’efforce de considérer l’univers familier sous un jour insolite afin d’ouvrir de nouvelles voies à la découverte. » Une telle méthode n’en est pas une : elle revient à évacuer tout savoir et non à découvrir au-delà de sa rigueur, le réel. Penser de travers n’est pas la même chose que penser à côté.

(10) G. FESSARD, op.cit., p. 12.

(11) « Ce balancement à l’intérieur d’une même forme entre deux explications possibles – (chacune d’elles s’arrachant à soi-même et acquérant un visage nouveau, fulgurant) – cet intervalle, cette fissure, dont nous prenons, non sans malaise, une conscience aiguë, finissent par envahir l’objet, par se substituer à lui, ils deviennent sa réalité suprême, c’est en eux qu’il réalise son unité.

Si nous donnons leur chance à deux réalités bien distinctes en les revêtant de la même forme, celle-ci appelle une forme plus universelle, plus indépendante de ces deux réalités, et qui les enfermerait l’une et l’autre.

Mais ce troisième terme n’existe que par son absence et le vide qu’il crée à l’intérieur de cette réalité, par notre anxiété d’une Présence qui serait à elle seule le signe de toute réalité: un approfondissement du contenant vers un contenu qui le dépasse, de l’explication au sens. » Jean BAZAINE, Notes sur la peinture. Seuil, Paris, 1953 p. 30.

(12) G. FESSARD, op. cit., p.12-13.

Le temps du désir : du besoin de la prière à la prière de désir

in « Christus », n° 54, avril 1967, tome 14, p.164-183, 35 rue de Sèvres, 75006, Paris

in « Christus », n° 210 Hors Série, Mai 2006, p.74 à 90.

Il est difficile de dire ce qu’est la prière. Cela ne suffit pas, pourtant, à la ranger définitivement dans le grenier des choses ineffables où tout est organisé selon le secret des souvenirs du coeur, dans la trame d’une intuition qui échappe à tout discours. S’il est vrai qu’elle est irréductible à une définition purement intellectuelle, ce n’est pas pour autant que nous sommes autorisés à nous réfugier derrière le « mystère », paravent de la paresse ou de l’ignorance dont les chrétiens ont parfois abusé afin de se protéger des questions indiscrètes venues du dehors ou surgies du dedans.

Qu’on s’y adonne ou non, qu’elle soit éprouvée comme bienfaisante ou ridicule, la prière évoque, pour tous, ce temps d’arrêt qui permettrait la « mise en présence » de Dieu.

Lorsque à l’orant on pose la question : « Pourquoi pries-tu ? », il répond qu’il en a besoin pour vivre, pour alimenter sa foi, etc. Interrogé sur l’oraison, celui qui ne prie pas rétorque : « Je n’en ai pas besoin pour … » Dans les deux cas, la réponse a le goût du besoin. Si la question posée amorce une conversation, il est loin d’être rare que l’orant découvre qu’il n’est pas vrai de dire qu’il a besoin de prier et que l’étranger, au contraire, reconnaisse qu’en des temps dramatiques ou privilégiés il en ressent comme le besoin. C’est à ce besoin paradoxal qui ne manque pas d’être évoqué dès qu’est abordé le problème de la prière que nous avons prêté l’oreille. C’est lui qui servira de point de départ à notre réflexion.(1)

La dimension du besoin

Que signifie la constante référence au besoin quand il s’agit de la prière ? Qu’est-ce que le besoin ?

Parler de besoin implique la nécessaire recherche d’un objet ordonné à une satisfaction qui survient quand la consommation de l’objet entraîne la cessation, voire la disparition de la tension. L’assimilation au corps de substances qui lui sont étrangères est nécessaire à sa vie, à sa permanence. C’est à ce besoin élémentaire d’assimilation que le psalmiste, parlant de la prière, nous renvoie. « Mon âme a soif de Dieu (Ps. 42,3) », chante-t-il, et, sans lui, « elle défaille (Ps. 42,7) ». La prière naîtrait donc de ce que quelque chose d’essentiel nous manque. La soif est impérieuse. Qui ne l’étanche pas expose son être même à la désorganisation et à la mort. L’homme ne peut se saisir, dans son corps, comme être vivant que s’il satisfait à ses besoins. S’il est mis dans l’impossibilité de le faire – s’il manque d’air ou d’eau -, apparaît l’angoisse d’une dislocation mortelle qui le rend à l’inorganique, à ce qui n’est pas la vie, à l’en-deçà de la vie. Alors éclate sa lamentation :

« Je suis comme l’eau qui s’écoule et tous mes os se disloquent, mon coeur est pareil à la cire, il fond au milieu de mes viscères (Ps. 22,15) ».

Ainsi en va-t-il du nourrisson abandonné. Les médecins disent qu’il se déshydrate : l’eau fuit de ses tissus. Quand n’est plus assumée la transformation besogneuse qui caractérise la vie organique, il s’opère une réduction à l’infra-biologique.

Chez l’homme, le besoin est constamment médiatisé par l’expression qu’il en donne : l’enfant s’agite et crie quand il a faim, l’adulte demande ce dont il a besoin en l’articulant dans un langage.

« A l’état pur, simple abstraction, le besoin, c’est le besoin de sel, de sucre, d’oxygène ou de sels alcalins, qui ne s’articulent entre eux, comme tels, qu’au niveau de l’éprouvette. En un mot, on pourrait dire que le besoin vise l’objet et s’en satisfait. Que le pur besoin ne se formule pas, qu’il se constate expérimentalement, qu’il vise un objet spécifique et s’en satisfasse, c’est bien ce qui le distingue radicalement de la demande. Cela dit, il est bien certain que le besoin n’existant jamais à l’état pur, nous le rencontrerons toujours déjà marqué du signe du langage qui l’exprime, à travers la demande et jusque dans le désir. Ce que nous voyons pratiquement, c’est le besoin en tant que le sujet essaie de s’en accommoder pour l’éviter ou le maîtriser ».(2)

Si le besoin en tant que tel supporte d’être un temps différé, on ne saurait cependant jamais totalement y renoncer. Mais, dès qu’il est satisfait, l’incoercible besoin s’éteint. De sorte que ni l’objet qui est consommé, ni le besoin qui s’annule ne survivent à la satisfaction. Le besoin meurt et renaît sans cesse, il se répète indéfiniment. Cette répétition constitue le phénomène premier de toute vie. C’est parce que la mère s’offre à la satisfaction de tous les besoins de l’enfant qu’elle est, pour lui, l’objet primordial. Elle est d’abord cet objet apaisant la douleur de la tension, elle est aussi autre chose. En la consommant, l’enfant ne la fait pas disparaître. Déjà apparaît ce qui, dans la sexualité, sera vécu en clair : la consommation de l’acte révèle l’autre dans sa persistance, Autre. Mais ce n’est que dans le jeu rythmé de l’apparition et de la disparition d’une tension aussi bien que de son objet spécifique que l’on est en droit de parler de besoin.

Le besoin de la prière

Que dit-on, dès lors, lorsqu’on dit de la prière qu’elle est un besoin ? L’objet de la tension orante serait Dieu dont la consommation procurerait l’apaisement nécessaire à la poursuite de la vie. Il nous faudrait prier Dieu pour vivre en homme de la même façon qu’il nous faut manger pour vivre.

C’est cet objet privilégié – Dieu – que nous recherchons dans le temps, l’espace ou dans le fouillis de nos connaissances.

Lorsque l’Evangile affirme que « l’homme ne vit pas seulement de pain » (Mt. 4,4) cela revient à dire que pour vivre en homme, il ne suffit pas à l’homme de vivre. Le pain en tant qu’objet nécessaire à la vie ne rendrait pas compte de tous les besoins de l’homme. Si cela est vrai, force nous est de trouver un objet dont la nécessité structurante différencie l’homme de tous les autres vivants. La parole du Christ peut alors se traduire ainsi : « L’homme n’a pas seulement besoin de pain, il a aussi besoin de Dieu ». Nous imaginons Dieu sur le mode de l’objet dont la consommation apaise. N’est-ce pas ainsi qu’en une première approximation, on donne à comprendre la communion sacramentelle ?

Dès lors, prier Dieu, se mettre en sa présence, c’est effectivement l’objectiver – comme on dit – en fonction du besoin que nous en avons. Ce faisant, nous confondons la vie et le nécessaire besoin qui l’entretient, avec l’homme vivant qui, bien que vivant, n’est pas seulement la vie. Il nous arrive ainsi de concevoir l’objet qui spécifierait notre vie d’homme sur le modèle des objets qui nous permettent de vivre.

Leurrés par cette confusion initiale – peut-être inévitable – nous nous employons à rendre nécessaire le temps de la prière : conditionnement qui fait payer du prix de la culpabilité tout manquement à la règle. Ainsi, nous avons appris à nous retirer de nos occupations pour nous livrer à la nourrissante ferveur de l’esprit. Nous avons jalousement isolé une heure, plus ou moins, dans nos journées, ce temps fort dont progressivement nous avons pris l’habitude et dont nous gardons, si déjà nous l’avons abandonné, la secrète nostalgie. Nostalgie de la mauvaise conscience, habitude de la bonne, l’heure de silence – le temps devenu objet – nous garantit que nous sommes en prière. Nous en retirons satisfaction. Et pour nous persuader que nous écoutons vraiment Dieu dans la prière, nous donnons à la fade habitude le nom de besoin vital. La satisfaction imaginaire que nous en éprouvons nous conduit à l’affirmation de l’objet-Dieu forgé de toutes pièces. Un jour, ce que nous prenions pour du sel viendra à s’affadir.

Pareillement, pour trouver Dieu, nous nous appliquons à fréquenter des lieux où nous serions assurés de le rencontrer. On nous a appris à quitter nos bureaux et nos ateliers, l’endroit dans lequel nous vivons habituellement, pour aller nous recueillir dans les maisons de retraite et autres « hauts lieux ». Comme les Hébreux, nous cherchons la montagne où Dieu parle pour la marquer de la pierre de notre adoration. Le souvenir de nos pierres levées, de nos églises et de nos pèlerinages, nous garantira l’authentique fréquentation de Dieu. A vrai dire, pourtant,  nous sommes au moins aussi heureux d’abandonner notre montagne que nous l’avions été d’y arriver. Le Dieu cherché n’est pas là, nous n’avons retrouvé que nous-mêmes. Décidément, où est-il ? « Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous dites : c’est à Jérusalem que l’on doit adorer… » (Jn 4,20). Notre intimité avec Dieu a toutes les peines du monde à ne pas se convertir en ennui, c’est-à-dire en cet état où précisément l’objet convoité ne répond pas au besoin qu’on croyait en avoir. « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne, ni à Jérusalem que vous adorerez le Père » (Jn 4,21).

Pour tenter d’étreindre Dieu, nous éprouvons enfin le besoin d’être enseignés. Plus ou moins consciemment, nous entrevoyons dans la théologie dont nous nous gavons la solution à notre permanente frustration. Combien de fois n’avons-nous pas entendu, à propos de tel ou tel prêtre qui « a des difficultés », que « ce qui lui manque, c’est d’avoir fait une bonne théologie » ! Au lieu d’accueillir la Parole et de nous livrer au mouvement qu’elle révèle, à l’esprit ou à l’Esprit, nous pensons l’acquérir comme un objet. Il en résulte un emprisonnement dans le labyrinthe des définitions, jusqu’à l’aigreur, l’épuisement ou la révolte.

Quoi qu’il en soit de la modalité de notre recherche, le sentiment nous vient, après plusieurs essais ou plusieurs années, que l’objet de notre besoin ne se trouve ni dans le temps, ni dans l’espace, ni dans le savoir, qu’il est ailleurs que dans « l’ailleurs » où nous le cherchions.

L’ailleurs de l’ailleurs ramène l’homme à lui-même.

Lorsque nous en arrivons là, nos certitudes vacillent et le sol nous manque à son tour. Mis en marche par une tension incoercible vers l’objet divin, nos yeux se dessillent en cours de route et nous nous retrouvons finalement enfermés en notre besoin. Dieu ne serait rien d’autre que le besoin que nous en avons.

Ainsi, la recherche du vrai Dieu nous condamne à l’errance. D’autant plus que des personnes d’expérience nous répètent que l’illusion est fréquente en matière de spiritualité et qu’il est plus sûr de nous en tenir aux méthodes transmises par nos pères. Elles visent juste, nous semble-t-il, et pourtant nous savons aussi d’expérience que l’illusion réside tout justement dans ce temps, cet espace, ce savoir préconisés pour trouver Dieu. Bien mieux, nous pressentons qu’il nous fallait en passer par là et que le nécessaire besoin de la prière est la voie même des illusions dépassées. Scandalisés ou secrètement libérés, nous convenons que ceux qui nous guident ont raison, mais que nous n’avons pas tort.

L’illusion du besoin ou la manifestation du manque

L’illusion dans laquelle nous engagent « moments forts », « retraites », lectures et méditations dont « nous espérions bien » (Lc 24,21) qu’ils nous feraient accéder aux délices de la rencontre avec Dieu, nous renvoie inéluctablement à nous-mêmes, dans le temps et l’espace ordinaires. Nous nous imaginions avoir besoin de prier pour vivre et nous découvrons que nous pouvons vivre sans prier. La crispation de nos besoins sur l’objet convoité nous laisse les mains vides. Ce Dieu qu’on ne peut atteindre, jamais ne nous satisfait. En ayant besoin d’avoir besoin, nous ne faisions plaisir qu’à nous-mêmes conformés à cet idéal longtemps prêché où l’homme, pour vivre, aurait besoin de Dieu. Or, la non-satisfaction du besoin disloque la vie : c’est la mort. Si Dieu échappe à notre besoin, n’est-ce pas que nous risquons la dislocation et la mort ?

Nous prétendions, en effet, avoir besoin de Dieu, mais nous ne trouvons dans la prière qu’une ferveur vide qu’en une autre terminologie on pourrait qualifier de rêve(3). Rêver indique une opération psychique dans laquelle la perception reste sans objet réel, ce qui autorise le mépris des lois du temps et de l’espace, la contradiction logique. Le réel s’y dissout et perd sa consistance. Halluciné, l’objet imaginaire prend la place de l’objet réel et apaise la tension d’un besoin sans objet. C’est ainsi qu’en rêve on étanche sa soif. Le cas échéant, le manque de l’objet oblige au renoncement. Le renoncement est le pivot du mouvement de retour du besoin sur lui-même. Il signe l’émergence du désir et c’est dans cette conversion du besoin en désir que se situe, à nos yeux, la spécificité de l’homme. Certes, nous ne pouvons pas vivre sans satisfaire nos besoins, mais nous ne saurions vivre en homme sans ce redoublement du besoin qui le nie. « L’homme ne vit pas seulement de pain ».

Le mouvement de retour ainsi mis en évidence, cette « rentrée en soi-même » (Lc 15,17) éclaire d’un nouveau jour la nécessaire tentation de chercher Dieu dans l’ailleurs, comme un objet à consommer. Saint Luc, dans la parabole de l’enfant prodigue, donne une illustration vigoureuse de la frustration du besoin élémentaire de manger ouvrant sur la possibilité de retrouver le Père qui n’est justement pas, lui, l’objet de son besoin. Il n’a besoin que de manger. Et il ne peut y renoncer. Mais, par contre, il n’a pas besoin de son père, c’est pourquoi il peut renoncer à être fils : « Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. » Et c’est vrai que, pour vivre, il n’a pas besoin d’être fils pour un père, d’être un homme pour un autre homme. Il ne peut que le désirer, ce qui implique l’éventuel refus paternel de le reconnaître comme son fils qu’il ne mérite plus d’être. Néanmoins cette éventualité ne l’empêchera pas de manger et de vivre, fût-ce comme le « dernier des serviteurs ». Il croyait être un homme en signifiant à son père qu’il n’avait pas besoin de lui et c’est en découvrant qu’il peut se passer effectivement de son père, mais non de nourriture, qu’il retrouve la possibilité de vivre en fils. Au moment précis où il y renonce. Le renoncement est la marque du désir qui ne vise plus à se satisfaire de l’autre comme d’un objet, mais à le poser dans l’existence, dans sa différence de sujet inaliénable. Tout aussi bien, c’est parce que le père avait renoncé à la satisfaction que lui eût procurée la docilité filiale, qu’il peut accepter qu’il se perde. « Mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie ».

Une fois vécue cette « cabriole » qui a tout à la fois saveur de vie et de mort, il nous devient impossible de définir notre vie d’homme par l’existence d’un Dieu dont nous aurions besoin et dont l’absence, par définition, nous entraînerait dans la mort. Dieu n’a pas besoin des hommes et nous n’avons pas besoin de Dieu. Dès lors, pourquoi continuerions-nous à prier si ce n’est pour prendre une conscience de plus en plus vivante qu’il nous est possible de désirer quelqu’un pour lui-même, de l’aimer, dans l’exacte mesure où nous n’en avons pas besoin?

Le besoin, la mort et le désir

Qu’elle soit rêve ou repli sur soi, la prière définie par le besoin que nous aurions de Dieu ne rend aucun compte du sujet humain que nous sommes. Si l’accent est porté sur l’Objet-Dieu, elle risque d’être prise pour une adresse illusoire à quelqu’un dont le royaume est l’ailleurs, monde étranger, voire monde d’étrangeté qu’on confond, pour le sauver, avec le monde surnaturel. Si, au contraire, l’accent est mis sur le besoin, pure pulsion confinant à l’abstraction, la prière se réduit à une pure activité fantasmatique. Dans les deux cas, l’orant n’aimerait Dieu que parce qu’il en a besoin. Il ne se prendrait jamais qu’au jeu de satisfaction intermittente et illusoire : il créerait de toutes pièces ce Dieu dont il a besoin et auquel il a besoin de plaire. Obéissant au rythme d’un besoin imaginaire calqué sur le rythme de la digestion, il vivrait la vie de l’esprit, sa vie d’homme, sur le modèle de la vie organique.

Il suffit de demander à un religieux qui il est pour voir poindre la tentation de donner un emploi du temps. Ce rythme de travail et de prière rendrait compte de son être. Opaque et net, il fait l’écran d’une réponse satisfaisante pour le questionneur aussi bien que pour le questionné. On pourrait en dire tout autant d’un homme marié….Dans les deux cas, la référence à l’Autre où se lit le manque-à-être est voilée par la succession des fonctions ou l’accumulation des objets. Ce manque, cet abîme qui marque en nous la place de l’autre,  c’est pourtant lui qui alimente, au-delà de nos besoins, la réalité croissante de notre désir d’être :

« Se tenir en un profond recès,  franchir un à un les cercles infernaux de la sensation, des images, des sentiments, des idées ordinaires, avoir la longue patience de supporter la privation : du dénuement même naîtrait peut être l’homme. Mais, pour ne point éprouver le fond de désert et de soif, l’esprit s’agite : ce ne sont qu’objets, projets, travaux, changements, plaisirs, espoirs et craintes, battements de cœur, mille battements d’ailes pour trouver sans cesse un nouveau point d’appui. Aller de l’avant à pas précipités : c’est une fuite. Prendre de la hauteur : c’est une chute. Tout est bon qui voile l’abîme. Qui s’arrêterait  à le contempler tomberait peut être dans le bonheur comme une pierre. (4)»

A reprendre le cheminement parcouru jusqu’ici nous entrevoyons ce dont l’homme en prière est le témoignage : aux prises avec cette nourriture divine qui ne comble aucun besoin alors qu’au départ elle faisait miroiter la promesse de les étancher tous, l’homme rentre en lui et s’interroge. Il fait parallèlement deux découvertes : il n’est pas vrai qu’il ait besoin de Dieu pour vivre et pas davantage il n’est vrai qu’il a besoin de vivre. Le retour du besoin sur lui-même confronte l’homme à la mort. L’homme sait qu’il peut mourir. En rigueur de termes, vivre pour lui n’est pas nécessaire ; c’est pourquoi d’ailleurs, il est homme. L’homme ne vit pas seulement de pain. La possibilité de la mort est manifesté par le manque-à-être qu’aucun objet si adapté qu’il soit à l’évanouissant besoin ne saurait combler. Seul un être peut combler le manque-à-être. L’être sexué que nous sommes en témoigne, qui ne se soutient que de sa référence à un autre que lui. La mort qui nous guette déclenche le désir d’être reconnu par un autre que nous, radicalement différent. En révélant l’illusion de son besoin et de sa satisfaction pour le maintenir dans l’être, l’homme de prière, livré à l’expérience de la vie où œuvre la mort, s’affirme comme homme de désir. A cette condition seulement, il témoigne de sa vie d’homme.

L’homme ne se délivre de l’enfouissement en son propre vide qu’au moment où, découvrant le manque-à-être dont le besoin est la manifestation, il accède à la reconnaissance de l’être qui lui manque, l’Autre. Le désir ne peut naître que par la médiation du besoin mourant à lui-même. Le lieu où s’exerce cette conversion toujours à reprendre est l’amour. Partout ailleurs, nous l’avons vu, le besoin exige satisfaction.

Mû par le besoin de « consommer », l’homme fait l’amour, mais c’est par amour que l’homme peut renoncer au besoin de consommer. Il ne peut renoncer à faire l’amour qu’en aimant, c’est à dire en désirant l’autre pour ce qu’il est différent de lui-même, non réductible au besoin qu’il en a. Non nécessaire. Ainsi la demande d’elle-même que l’époux adresse à l’épouse dans son corps se nourrit de ce que, au-delà de l’étreinte ou de son refus, l’être de l’Autre lui échappe et fait ainsi la « preuve » que, comme le demandeur, il existe :

« Il est aisé de se rendre compte que le désir ne saurait être conçu en simple terme de besoin, car il ne se limite pas à la seule visée de l’objet qu’est le sexe, pas plus qu’il ne peut être réduit à une demande, un pur appel de l’Autre. Le désir participe de l’un et de l’autre pour autant qu’il est désir de quelque chose et, en même temps, d’autre chose. (…) Il est médiation nécessaire entre l’implacable mécanique du besoin et la vertigineuse solitude de la demande. (…) Il participe du besoin pour autant qu’il se satisfait relativement d’un objet, mais ne se soutient qu’en tant qu’il participe à la demande dans sa recherche toujours insatisfaite de l’être de l’Autre.»(5)

Cette double polarité dit assez que l’emprisonnement dans la satisfaction du pur besoin demeure une impasse toujours possible. Si faire l’amour n’est pas forcément aimer, faire oraison n’est pas forcément prier. Aimer comme prier implique la dimension de l’altérité.

Si la mère n’est d’abord, pour l’enfant, que le sein gorgé de lait, progressivement elle se distinguera, à son sourire, du périodique rassasiement. L’acte de téter est à la fois ce qui satisfait la faim du nourrisson et ce qui, à travers et au-delà de l’objet de son besoin, l’ouvre à un autre être. Cette différence (fondatrice de la sienne) saisie à travers l’acte qui tente de la nier structure toute l’expérience humaine. Par le biais de cette identification de soi à l’autre, saisir l’autre en tant que différent de soi, voilà ce qui rend déjà possible le renoncement de l’amour. L’enfant n’est pas la mère, et le premier renoncement, le sevrage, est une première mort. Avec le renoncement, notre besoin de vivre se convertit en désir de l’Autre. Cette expérience de différenciation amène l’homme, à la limite, à poser Dieu comme infiniment différent de lui, fondement de sa différence finie. A cette limite du désir, le besoin n’a théoriquement plus cours. La prière tendrait à n’être que pur désir.

Notre condition humaine l’interdit. « Qui veut faire l’ange fait la bête. » Ce qui est spécifiquement humain n’est ni le désir seul, ni le besoin seul, c’est le constant passage du second au premier. « L’homme ne vit pas seulement de pain.»

Ce mouvement se vérifie dans l’amour du prochain et il n’est vérifiable que là. Le second commandement est semblable au premier. C’est dans la relation « au frère qu’il voit », à l’épouse qu’il touche, que l’homme satisfait au besoin de s’assurer dans la vie. C’est aussi en elle qu’il fait l’épreuve de cet être de l’Autre qui toujours lui échappe. Dans cette blessure structurante, il peut découvrir la marque de Dieu, la circoncision du cœur. Ainsi, le « je t’aime » de l’amant qui ne peut pas vivre sans l’autre aura à se convertir en « tu existes » qui autorise l’Autre à vivre sans lui.

La prière de désir

De requête en requête, poussés par la nécessité du besoin, nous n’en prenons pas moins conscience que rien ne peut adéquatement répondre à notre demande. Le besoin manifeste notre chair mortelle dans laquelle il nous fige. Le désir témoigne, en nous et hors de nous, d’un Autre insaisissable dans quelque autre que ce soit. Pour nous, le besoin alimente le désir, il en est comme le moteur, mais alors que le besoin consomme dans une activité réductrice, le désir ouvre sur l’Autre, toujours au-delà de la demande que nous en faisons. Comme le prochain, mais radicalement, Dieu est absent de toutes les représentations que l’homme peut s’en donner. L’au-delà de la représentation, signifiante de l’Autre désiré, évoque toujours, de près ou de loin, la mort. La mort, comme la satisfaction du besoin, met fin à l’apparence de l’objet. L’humiliation dans la prière, des auteurs classiques est à comprendre à cette lumière. Pour Caussade (6), « l’oraison de quiétude » est humiliante parce qu’elle donne l’impression de perdre son temps, contrairement aux autres « formes de prières » où aucune des représentations qui meublent le temps et l’espace ne va au gouffre, ce qui procure à l’orant une satisfaction suspecte.

Notre besoin de prier nous fait cheminer sans trêve dans l’illusion, celle du temps, celle de l’espace, du savoir. Et il n’y a pas d’autre possibilité d’avancer s’il est vrai que, ici comme ailleurs, le désir s’appuie sur le besoin dans lequel il trouve sa source. C’est pourquoi il s’agit moins pour nous de « sortir de l’illusion », de la même façon qu’on sortirait latéralement d’un couloir de course pendant un mille mètres, que de la laisser se développer « jusqu’au bout » (Jn 13, 1). L’illusion et l’erreur ne se maintiennent que de et dans leur rapport à la vérité. Le besoin ne se reconnaît et ne se différencie que de et dans son rapport au désir. L’illusion du besoin est la matrice délaissée quand surgit la vérité et la libération du désir. Le désir naît et croît  dans la mesure où se révèle le vide du besoin. Désirer revient à ne plus confondre la satisfaction du besoin, coïncidant avec la disparition de son objet, avec la présence irréductible de l’Autre manifestée dans cette disparition même.

Dès lors, désirer quelqu’un, l’aimer, c’est le vouloir absent en moi (ou de moi) et présent en lui. Le manque-à-être, et aussi bien le manque de l’être, révèle en moi le désir d’être de l’autre. Désirer, c’est appréhender d’une manière toujours éphémère l’originalité de mon frère ou de Dieu. Ni l’un, ni l’autre n’ont leur source, leur origine dans le besoin que j’ai d’eux.

Il n’y a en définitive, que par le désir qu’est rendu le témoignage de l’existence d’un autre qui est comme soi et qui ne peut se réduire à soi. Même et radicalement Autre. Le saint est un homme de désir.

Si nous restions coincés au stade du besoin de la prière, nous échouerions dans l’affirmation de nous-mêmes, réduits que nous serions à notre matérielle activité qui digère et néantise tout ce qu’elle touche. Si par contre, nous faisions mine de négliger cette activité, nous n’aboutirions jamais qu’à l’ombre du désir en lui refusant le nécessaire étayage de la chair.

Lorsque le besoin de la prière se transforme en prière de désir, la prière devient une activité sans objet, une rencontre. Comme un ami avec son ami, dit saint Ignace. Plus exactement, l’oraison ne vise plus à proprement parler les objets sur lesquels elle s’appuie, mais autre chose, un Autre.

Ainsi le besoin de Dieu finit par avouer sa vanité. Dieu n’est jamais l’objet de notre besoin, même si c’est par ce leurre que nous commençons à nous mettre en route. Ce leurre et le renoncement qui s’ensuivra caractérisent l’amour et la prière. L’un et l’autre sont le lieu de l’exercice du désir. Aimer suppose, à l’ultime limite, qu’on puisse renoncer à l’être aimé. Prier, de la même façon, implique qu’on puisse renoncer à la rencontre avec Dieu. Parmi les plus grands saints, nombreux sont ceux qui font l’expérience de la déréliction et de « l’enfer ».

Par le renoncement, ceux qui s’aiment se donnent à eux-mêmes : ils deviennent autonomes et cela va jusqu’au risque accepté de laisser mourir l’autre. Non qu’il s’agisse de ne pas lui porter secours, mais d’accepter sa mort malgré et au-delà du secours qu’on lui porte. Ainsi en va-t-il pour le père de l’enfant prodigue et pour Dieu, le père de Jésus. Mais, s’il est vrai que par amour l’on peut renoncer à l’exercice de l’amour, il doit être aussi vrai que l’expression la plus authentique de la prière s’accomplit dans le renoncement même à la prière. Nous retrouvons ici une ligne de force mise en évidence par les plus grands maîtres de la prière dans la tradition de l’Eglise et hors d’elle. Rendant compte de leur expérience, tous en viennent à parler de la prière véritable comme de celle, justement, que l’on peut « quitter » qui n’est pas nécessaire, que l’on peut différer. Un tel abandon n’est rendu possible sans culpabilité que dans l’exacte mesure où le sujet qui l’assume éprouve et vit la libération de son désir. Plus qu’aucun autre, il est libre de satisfaire à ses besoins ou d’y renoncer selon la capacité de conserver vacante en lui la place de Celui qu’il cherche. Loin de « vivre dans les nuages », il est simplement présent à l’absence de l’Autre en son corps et en ce monde. Ce manque-à-être manifesté dans le temps, l’espace et le savoir de son corps, témoigne pour lui de la présence de l’Autre qui lui manque. Il n’a pas besoin d’être ailleurs.

Le P.Voillaume écrit à ses fils :

« Il n’y a pas de réussite satisfaisante dans l’oraison, quelle que soit par ailleurs la ferveur de notre prière. Nous serons même d’autant moins satisfaits de nous dans la prière que celle-ci nous aura davantage rapprochés de Dieu. Ce sentiment d’insatisfaction fait partie de la prière : il est la preuve d’un désir non comblé, qui ne peut que grandir avec la charité. (…) La prière loin d’apaiser cette soif ne fait que l’attiser davantage.»(7)

Ce surgissement du désir qui ne peut que grandir avec la charité est toujours identifié par le désarroi intime de l’insatisfaction, l’angoisse du manque. Comment en serait-il autrement ?

Du désir à l’œuvre, de la prière au travail

L’angoisse de l’insatisfaction, la mort, n’est pas le seul signe auquel on puisse reconnaître l’authenticité de ce passage du besoin au désir. L’autre, qui lui est strictement corrélatif, est la croissance de la charité, l’apparition de l’œuvre. Le P. Voillaume est loin d’être le seul à pointer en cet endroit de l’abandon de la prière le surgissement consécutif de l’acte. Lallemant écrit : « Nous devons être libres dans nos dévotions et dans toutes nos actions, de sorte que nous soyons prêts de tout quitter quand l’obéissance ou la charité nous appellent ailleurs(8). » Etre libre de quitter une activité donnée, c’est, au sens strict, n’en avoir pas besoin. Si, intérieurement, nous n’avons pas la liberté de le faire, c’est que nous sommes attachés à nos pratiques comme l’enfant l’est à sa mère. Certes, nous avons, enfant, besoin de tendresse et de caresses. Mais si d’en être privés ou d’y renoncer ne nous rend pas moroses ou malheureux, c’est le signe que notre besoin d’aimer se mue en désir de l’Autre, en ouverture sur quelqu’un dont la simple existence, insondable, nous révèle davantage notre être propre que la satisfaction de nos besoins d’où vient notre crainte de le perdre.

Ecoutons sainte Thérèse d’Avila :

« Quand je vois des personnes tellement appliquées à examiner leur oraison et tellement encapuchonnées, lorsqu’elles s’y livrent, qu’elles semblent ne pas oser bouger pour ne pas en détourner la pensée, dans la crainte de perdre tant soit peu les goûts et la consolation qu’elles y trouvent, et quand je les vois s’imaginer que toute la perfection consiste en cela, je me dis qu’elles comprennent bien mal ce que doit être le chemin qui mène à l’union. Ce sont des œuvres que le Seigneur demande de nous. »(9)

L’œuvre est le chemin qui mène à l’union des êtres dans leur différence même.(10) Si l’orant ne s’y accomplit pas, c’est qu’il se livre à la complaisance, qu’il « imagine toute la perfection ». S’il en est ainsi il ne fait que rêver.

Nous voilà de notre prière, renvoyés à nos œuvres.

Nous cherchions Dieu dans la prière, nous y découvrons l’absence qui creuse au cœur le goût de l’Autre. Ce manque en nous nous délivre de la nécessité d’une « présence objective », celle que réclame le besoin. Le désir est débarrassé de la coalescence qui englue le besoin en son objet. Son royaume est la différence. L’homme de désir, dévissé de son prie-Dieu, est libre de travailler à la transformation du monde, non plus pour le réduire à soi-même et tenter d’occuper toutes les places, mais pour le rendre à lui-même en assumant son rôle d’homme unique entre les autres. Il assume ainsi sa part de paternité : le père véritable ne prend pas la place de son fils pour lui éviter de se perdre, au contraire, il le donne à lui-même au risque de le perdre.

La besogne ou une autre manière de besoin

A l’oisiveté correspond la besogne. L’une et l’autre ont la même signification. La seconde s’acharne à fabriquer l’objet pour en jouir alors que la première ne faisait qu’en rêver.

Nous travaillons en effet parce que nous en avons besoin. Pour manger, pour vivre. Une fois accomplie la tâche nourricière, nous continuons de travailler de peur de manquer de quelque chose et, de fil en aiguille, nous travaillons pour travailler. Pour ne pas retomber dans l’ennui, notre besoin de travailler devient à lui-même sa propre fin. Nous travaillons pour que jamais rien ne nous manque, ou mieux encore, pour que rien ne manque à nos frères ou à nos familles. Comme des oies. Un jour ou l’autre pourtant, alors que « nous aurons tout fait » pour notre frère (ou notre femme) et qu’il « ne manquera rien », nous percevrons qu’il est malade d’être rassasié. Pleins de bonne volonté, secrètement étonnés de la non-reconnaissance de nos mérites, nous ne savons plus quoi faire. C’est qu’il manque d’être reconnu dans l’espace vide de notre cœur où nous avons entassé la fausse présence de nos bricoles. Il n’a besoin de rien, c’est-à-dire qu’il nie le besoin que nous avons de faire fonctionner cette générosité qui, en actes ou en paroles, envahit tout. A ce stade notre besogne ne fait que satisfaire à nos besoins, elle ne témoigne de rien d’autre. Elle « défait » l’Autre.

« Il y a quelque chose de pire que l’oisiveté pour défaire un homme : le travail. Seulement on périt dans l’estime universelle. Quelque chose de pire que l’échec : la réussite… (…) Je vais te dire ce que ta femme, tes enfants attendent de toi : que tu existes. Tes deux lascars, tu crois qu’ils ont besoin de l’héritage que tu leur prépares ? Ils ont besoin de toi, pas de l’esclave qui fait tourner la roue… »(11) La tentation du pseudo-dépassement de soi dans l’activisme est subtile. D’autant plus que le surmenage attristant qui l’atteste ne va pas sans une secrète jouissance qui indique une autre face, trop dénoncée pour être bien connue, celle du perfectionnisme. Le « forcing » est au travail ce que le perfectionnisme est à la prière : mécanisme d’engloutissement. « Ne pas perdre une minute », « ne pas savoir vivre sans rien faire »- formules érigées ici ou là en principes d’éducation – dénotent l’organisation contraignante qui nous dévore jusque dans nos loisirs. La contrainte est de l’ordre du besoin. Cependant, la dépendance, la fatigue et l’usure qui en résultent nous rassurent et nous justifient sans, pour autant, nous faire accéder au sentiment d’exister. Bien au contraire, plus notre vie s’accélère, plus nous sommes livrés à un automatisme dont nous ne percevons plus le sens. Le militantisme du chrétien ou du syndicaliste, le pointillisme du religieux, le don-juanisme de l’époux, l’extensionnisme de l’homme d’affaires, sont des contrefaçons de l’action dans leur ordre social, religieux, conjugal ou familial. Elles mènent tôt ou tard à la faillite, à l’isolement ou à la dépression nerveuse.

L’enfouissement dans le travail – la besogne – est peut être le plus grand obstacle à la découverte de soi et de l’autre. Il tend à colmater la faille qui, au cœur du besoin d’agir, mine constamment la satisfaction que nous en retirons : il n’est pas vrai que nous ayons besoin d’agir sans plus. Notre action ne se soutient que si, au-delà de l’objet qu’elle transforme, elle vise autre chose, un Autre irréductible à la satisfaction de la production. Conséquence de la surproduction, l’obturation du manque qui témoigne en nous de cet Autre interdit le jaillissement du désir qui ne naît et ne se soutient que de lui.

L’ouvrage de l’oeuvre du désir

Plus que nous, nos grand-mères s’entendaient à séparer l’ouvrage de la besogne. Si cette dernière indique la nécessité de faire la cuisine, le ménage pour « faire tourner » la maison, l’ouvrage, quant à lui, désigne tout autre chose : des broderies, un tricot, une layette, etc. L’ouvrage implique la dimension du désir. On y met son cœur car il s’adresse au cœur de l’autre. Il est rarement confectionné pour satisfaire un besoin. Il célèbre plutôt le moment d’une existence.

C’est quand il désamorce son besoin d’agir que la production de l’homme devient œuvre. Au lieu de s’évanouir dans la vanité de son auteur, l’œuvre s’en détache. Elle témoigne d’une autre existence et se donne comme porteuse d’un message que saura lire ou sentir en lui l’absent auquel elle s’adresse. L’œuvre n’occulte pas l’absence de Dieu ou de l’ami. Elle ne met pas quelque chose où il n’y a rien. Elle est l’écho du manque-à-être de l’homme.

Lorsqu’à travers l’obligation de produire et de travailler, l’homme accède à l’œuvre, c’est qu’il renonce au pouvoir qu’il possède légitimement sur sa production. L’œuvre se détache de son auteur, et, par là, l’oblige à une certaine mort. Ce détachement ne s’accomplit que lorsqu’est donnée la preuve que c’est une « œuvre », c’est-à-dire lorsque d’autres s’y reconnaissent. En ce sens, l’œuvre ne supporte pas la complaisance, pas plus celle de l’auteur que celle de celui qui s’y lit. Dès lors, quelles que soient la satisfaction ou les souffrances que procure le travail, c’est à autre chose que la chose qu’il est ordonné. Son objet, que ce soit un tableau, un cours ou un mets – renvoie à l’éventuel désir d’un Autre qui, en s’en servant ou en le contemplant, réclame de moi l’activité même qui transforme mon besoin de travailler en désir du désir de l’autre. L’homme doit renoncer à l’objet de son travail, pour que, en cette place laissée vacante, une autre que lui, son frère, s’y retrouve dans le manque-à-être qui le fonde lui aussi en tant que sujet. Inversement on ne goûte pas une œuvre en dehors d’un certain renoncement, celui de la saisir une fois pour toutes. Elle nous oblige à une constante redécouverte.

N’en va-t-il pas ainsi dans ce qui fait notre relation aux hommes et à Dieu ? La mère qui ne se détache jamais de son enfant a peu de chances d’en faire un homme. Les autres hommes ne se découvriront pas à travers lui tout occupé qu’il sera d’elle. Son produit ne sera jamais une œuvre. De la même façon, si nous imposons aux autres un Dieu que nous nous faisons, jamais ils n’y reconnaîtront l’espace nécessaire au développement de leur propre filiation. Dieu ne sera jamais que l’idole, encombrée de notre présence.

Quand le besoin de travailler devient expression du désir qui y renonce pour constituer la relation à autrui, notre travail retrouve sa dimension spécifiquement humaine. Nous gagnons notre pain à la sueur de notre front mais ce n’est pas seulement pour nous en nourrir. Le pain devient manne, c’est-à-dire signe de mon frère et de Dieu, si c’est lui et autre chose que je cherche, ou pourriture si c’est de lui seul que je me nourris.

Ainsi, comme n’importe quelle activité humaine, le travail est prière au sens où nous l’avons entendu. Comme elle, il est lieu de transformation du besoin en désir, passage de la contrainte de l’obligation à la gratuité de l’amour. En lui, la Loi s’accomplit, non pas abolie mais dépassée.

Pastichant sainte Thérèse, nous pouvons appliquer au travail ce qu’elle dit de la prière :

« Quand je vois des personnes tellement appliquées à examiner leur travail et tellement préoccupées quand elles s’y livrent qu’elles semblent ne pas oser en détourner la pensée, dans la crainte de perdre tant soit peu de temps et d’argent, et quand je les vois s’imaginer que toute la perfection humaine consiste en cela, je me dis qu’elles comprennent bien mal ce que doit être le chemin qui mène à l’union. Ce sont des œuvres – c’est-à-dire quelque chose qui manifeste notre manque à être – que le Seigneur demande de nous. »

Au terme de ces réflexions, peut être comprenons nous mieux ce qu’a de fallacieux la sempiternelle opposition entre prière et travail ? Que si nous y voyons des activités opposées ou complémentaires, l’une et l’autre peuvent nous asphyxier. L’opposition est bien plutôt en chacune d’elles et non pas entre elles : c’est à sa faveur que se crée ou se défait l’espace de nos existences qui se déploie entre le besoin de vivre pour nous et le désir de mourir pour un Autre. Une telle perspective libère de ce sentiment de culpabilité qui nous précipite de la prière au travail ou du travail à la prière sans que jamais nous trouvions le repos.

D’ailleurs, les gens qui prient vraiment comme les gens qui travaillent vraiment, on les reconnaît à ceci qu’ils savent merveilleusement « perdre leur temps ». C’est que, pour eux, il n’y a pas de temps perdu. Le temps, l’espace, le savoir ne sont plus vécus par eux comme des objets à acquérir et qui les rassasieraient, mais comme la révélation, avec la blessure qui la marque, de leur présence au monde et à Dieu.

Denis Vasse, s. j.


1 C’est en des termes non empruntés au langage de la théologie ou de la spiritualité qu’elle sera menée. L’analyse ici poursuivie ne veut rien justifier sur l’un ou l’autre de ces plans ; elle vise davantage, en se servant d’un vocabulaire dont une brève expérience montre qu’il n’est pas sans résonance aujourd’hui, à étudier ce qui se passe dans l’activité humaine de la prière.

2 S. Leclaire, «L’obsessionnel et son désir», dans Evolution Psychiatrique, n° 3 (1959), p. 386.

3 J.-H. NEWMAN, Le secret de la prière, éd. Alsatia, Colmar, 1960, p. 69. « En admettant qu’il y ait des moments où un coeur reconnaissant et touché au vif fait éclater tous les cadres de prières, la chose, toutefois, n’est pas fréquente. Etre en ferveur n’est pas l’état ordinaire de l’âme : l’extraordinaire n’existe que de temps en temps. Bien plus, il ne doit pas être l’état ordinaire de l’âme, et, si nous encourageons en nous cette ferveur, cette précipitation incessante et cette alternance de sentiments, pensant qu’en cela et en cela seul, consiste la ferveur en religion, nous nuisons à nos âmes et, en un sens, je peux même dire que nous attristons l’Esprit. » (C’est nous qui soulignons.)

4 J.Sulivan, Mais il y a la mer, Gallimard, Paris, 1964, p.90 (C’est nous qui soulignons).

5 S.Leclaire, op. cit., p. 390

6 J-P de Caussade, Bossuet, maître d’oraison. Bloud et Gay, Paris, 1931, p.173, 193.

« Dans les autres (manières de prier), on parle à Dieu et à soi-même, on réfléchit, on raisonne, on connaît distinctement qu’on agit, qu’on opère avec la grâce tous les actes qui exercent l’activité de l’esprit et de la volonté, qui entretiennent sensiblement la vie de l’un et de l’autre, ce qui plaît au cœur humain, d’où naissent les satisfactions intérieures, qui toutes saintes qu’elles sont par elles mêmes, n’ont pas empêché saint François de Sales de s’écrier que « nos misérables satisfactions ne font pas le contentement de Dieu » ; mais dans l’oraison dont il s’agit, l’esprit, la volonté, toutes les puissances s’y trouvent liées et comme mortes par rapport aux opérations distinctes et ordinaires ; ce ne sont que de simples actes directs, si peu connus et si confusément aperçus, qu’on n’y craint rien tant que d’être oisif , d’y perdre son temps ; d’où naissent au lieu de complaisances  pendant et après l’oraison, les plus fortes tentations de l’abandonner. » (C’est nous qui soulignons.)

7 R.Voillaume, Lettres aux fraternités, le Cerf, Paris, 1960, p.169

8 L.Lallemant, Doctrine spirituelle, coll. « Christus »DDB, Paris, 1961, p.116.

9 Sainte Thérèse d’Avila, Le château de l’âme, Seuil, Paris, 1948, p. 917. C’est nous qui soulignons. Nous n’ignorons pas que c’est à des Carmélites que sainte Thérèse s’adresse, mais nous pensons néanmoins que ce qu’elle dit pour elles a une portée universelle.

10 Cf. « l’œuvre de la chair »

11 J. Sulivan, op. cit., p.80

Avoir des parents ou être fils

in « Vie Chrétienne », janvier 1968, p.4-8, 14 rue de la Tombe Issoire, 75014 Paris

Chaque fois que surgissent les difficultés qui jalonnent l’inévitable « conflit des générations », les parents font appel, souvent avec courage et loyauté, a leurs droits et devoirs de parents. Ces lignes voudraient seulement montrer que de telles préoccupations risquent fort d’être aussi inutiles que généreuses, s’ils ne perçoivent pas que « le problème » est dans leur relation conjugale avant de se situer dans l’enfant et leur rapport à lui. Combien de conjoints sont en fait surpris de découvrir la vérité du lien à leurs enfants dans celui qui les attache l’un à l’autre. Forts du principe d’éducation qui veut que la tendresse soit le privilège maternel et l’autorité celui du père, bien des parents omettent plus ou moins consciemment de s’interroger sur la source et la condition de ces privilèges exorbitants.

Impossible de parler à un enfant de son père, sans lui désigner – au moins implicitement – la femme de son père, sa mère. Pas davantage, on ne saurait parler à un enfant de sa mère, sans que lui soit indiqué l’homme de sa mère, son père. Évidence, pensera-t-on, mais évidence difficile à réaliser, car elle concerne notre existence toute entière, jusqu’en son fondement ; évidence en tout cas, qui doit sous-tendre les morales de l’éducation, et permet seule la croissance de l’homme, comme nous essaierons de le montrer, en insistant particulièrement sur le rôle du père.

vraie et fausse union conjugale

Un enfant ne peut naître et grandir si les parents dans leur union même ne se reconnaissent comme autres, n’acceptent cette altérité. Il n’existe pas, en effet, d’unité indivise : l’union suppose et exige des différences. Elle suppose et exige l’autre. Pourtant cette unité sans faille, sans altérité, nous y aspirons sans cesse : elle nous ôterait en effet toute angoisse en nous rendant une bonne fois conformes à nous-mêmes. Projetée en idéal, nous retrouvons cette aspiration dans bien des religions, dans bien des partis politiques et dans bien des familles. Elle trouve sa racine la plus vivace dans la greffe bienheureuse du bébé sur sa mère : d’elle il reçoit toute vie. Beaucoup d’enfants se vivent comme « un morceau de la mère » et toute séparation d’avec elle ou ce qui la représente leur est intolérable : naître, pour eux, c’est mourir.

Réciproquement, bien des mères vivent la naissance et la croissance de l’enfant comme un arrachement et une perte : ce qui était en elle n’était pas « autre » mais « elle-même ». Elles ne peuvent s’en défaire. Et cela nous fait entrevoir comment l’affirmation de l’unité indivise vient en fait compenser, camoufler, voire nier l’angoisse de la séparation.

Dans la vie d’un foyer cette aspiration à l’unité indivise, cette peur de l’autre aboutit à une vie conjugale où tout tend à la satisfaction d’un seul; l’autre alors est réduit à n’être que l’instrument d’un bonbeur qui n’est pas le sien, et en même temps, perdant sa qualité d’autre, il ne peut plus être la source du bonheur conjugal. La valorisation d’un des époux par son travail acharné ou sa soumission pleine de dévouement est toujours le signe qu’il cherche en lui-même la vérité de son existence. Peine perdue, aussi bien qu’amour perdu. Voie de l’orgueil, de la déception et de la révolte qui peut prendre le masque de la démission. Il ne nous est pas possible d’envisager ici les nombreuses situations où il en est ainsi. Qu’il nous suffise d’évoquer les foyers où la mère « ne compte pas », ceux, au contraire, où par un biais plus ou moins subtil, le père ne fait que reprendre à son compte la volonté toute puissante de sa femme.

Échec donc que ces conduites d’identification à l’autre, de négation ou de possession de l’autre. Certes, un homme ne devient père que s’il inscrit dans le coeur et au ventre d’une femme le désir qu’il a d’elle. Mais c’est en reconnaissant l’échec de la possession de l’autre qu’un couple réussit. On ne possède jamais l’autre. On ne connait l’intimité fondamentale que dans l’aveu, la reconnaissance vécue de l’altérité, du mystère définitif de l’autre. Le mariage est le cheminement difficile d’une découverte paradoxale : l’autre est nécessaire à la jouissance de mon être et, pourtant, il ne lui est jamais réductible. C’est ce mouvement de possession et de dépossession de la vie des époux qui est le vrai berceau des enfants. Seulement alors, entre eux et en eux, se crée l’espace qui rend possible l’irruption d’un troisième ; un fils ou une fille peut venir prendre sa place : elle est virtuellement mais réellement prête.

l’autre c’est le père

Oui, l’enfant peut naître ; il a des chances de devenir un homme, car il pourra faire cette expérience nécessaire de la relation à l’autre : c’est celle de ses parents, de leur amour dont il naît. Son expérience initiale à lui, ce va être celle de l’unité indivise avec sa mère. En elle, directement, indistinctement, il s’identifie, se reconnaît. Dans cette dépendance initiale, il ignore, il nie le partage de la conception ; ce rapport créateur dont il est issu, il ne le vit pas comme le rapport à deux êtres différents, de deux êtres différents, qui sont pourtant l’unique principe, l’unique source de sa vie. C’est ici qu’intervient l’altérité du père : mari qui sépare l’enfant d’avec sa mère, son épouse. De là à ce qu’il apparaisse à un moment donné comme l’homme à abattre, il n’y a qu’un pas, que nous avons tous franchi à notre manière. Mais l’existence du père, rompant l’attache qui emprisonne le petit d’homme dans une chair qui n’est plus la sienne, lui permet en fait d’habiter sa propre peau, de devenir un autre pour quiconque. Il redonne l’enfant à lui-même, il en fait un fils ou une fille.

Ou bien donc, la seule présence du père dans le coeur de la mère manifeste pour l’enfant la dualité, la division, le partage dont il est le fruit. Et c’est pour lui la preuve, pour ainsi dire, qu’il peut devenir lui-même, être différent, sans pour autant perdre l’amour de la mère. La vie s’ouvre à lui, cette progressive découverte, selon le modèle parental le plus souvent, de son unité personnelle dans et à partir de son être sexué. À son tour, dans l’expérience de cette séparation radicale d’un autre, il pourra aimer.

Ou bien, le père est réduit par exemple à n’être que l’instrument ou l’idole de la mère. Et, selon les cas, l’autre est rien ou tout. L’enfant alors, incapable de se séparer de sa mère, ou exclu de l’amour dont il est issu, ne peut devenir un fils ou une fille. On éduque parce qu’on est vraiment deux, deux en un. Quand un père d’ailleurs veut manifester qu’il n’a pas de part ou de responsabilité dans la conduite de l’un de ses enfants, il proclame : « C’est bien le fils ou la fille de sa mère ! ». Ce disant, il s’exclut. II confirme que lui n’y est pour rien… ou pour si peu. D’où il ressort pour l’enfant, que s’il veut devenir quelqu’un, il lui faut participer de la mère, vu que l’autre, le père, n’est rien. N’imaginons pas que de telles situations sont délibérément voulues par ceux qui les vivent et ne nous servons pas d’une analyse de ce genre pour accuser qui que ce soit, fût-ce nous-mêmes. Il fallait seulement rappeler que, contrairement à une certaine évidence, ce n’est pas le degré de préoccupation ou d’inquiétude de la part des parents qui fait d’un enfant leur fils. Les caricatures du père hyper-responsable ou de la mère martyre ne sont plus à faire. Non, avoir un père, pour un enfant, est plutôt une sorte de garantie, lui permettant d’accéder à la révélation de lui-même, lui permettant de quitter sans culpabilité ses parents, pour réaliser, à son tour avec quelqu’un d’autre l’unité d’ « une seule chair ».

Et en fait, c’est très tôt que l’enfant entre dans ce processus de personnalisation. Une petite fille qui n’avait pas encore huit ans dessinait une guenon. Tout à coup, elle s’arrête, regarde d’un air malicieux son interlocuteur et se demande à haute voix « qui peut bien être la guenon ? ».

« C’est toi », commence-t-elle par affirmer en riant puis, après un instant : « Non, je crois plutôt que c’est moi… Mais si je suis la guenon, tu es le singe, et je suis ta femelle ! »

Pouvoir vivre sa vie d’homme, prétendre à une vie séparée de celles qui lui ont donné naissance n’est pas simple. Nous nous dégageons mal de deux attitudes extrêmes et qui se touchent : la possession, paternaliste, et la soumission d’esclave. À ces deux tendances nous devons notre goût de l’aliénation ou, comme dirait le prophète Osée, de la prostitution.

le Père c’est Dieu

La Bible, l’histoire du peuple de Dieu et de sa filiation divine, nous laissent entrevoir le même rapport, quand il s’agit de Dieu, entre la relation filiale et la relation conjugale. Nous ne sommes enfants de Dieu que parce que Dieu se donne comme époux à Israel, à l’Église, et que jamais il ne se laisse réduire par elle à un instrument de puissance ou à une idole (1). Il est jaloux de son altérité et notre expérience humaine nous fait deviner maintenant qu’à cette condition seulement nous pouvons croître dans la liberté des enfants de Dieu.

En ne reconnaissant pas Dieu pour ce qu’il est, Autre, la maison d’Israel se prostitue. Elle tente de trouver en elle-même la source de ses richesses et la raison de sa postérité. C’est pourquoi, pour revendiquer sa paternité, Dieu n’aura de cesse qu’il ne soit, à nouveau et pour toujours, fiancé d’Israël.

« Accusez votre mère, accusez-la !

« Car elle n’est plus ma femme

« Et je ne suis plus son mari » (Osée, 2, 4).

Quand, par la ruse, et le châtiment, Yahvé aura ramené Israel à Lui, qu’à nouveau, il l’aura « séduit » et « conduit au désert », alors il pourra, comme un époux avec son épouse, « parler à son coeur ».

« Là elle répondra comme aux jours de sa jeunesse…

« Elle m’appellera « mon mari » (Osée 2, 17).

« Je te fiancerai à moi pour toujours;

« Je te fiancerai dans la justice et le droit,

« Dans la tendresse et dans l’amour;

« Je te fiancerai à moi dans la fidélité

« Et tu connaîtras Yahvé » (Osée 2, 21-22).

C’est alors et seulement que Yahvé redeviendra Père :

« J’aimerai « non aimée »,

« Et à Pas-mon-peuple je dirai « tu es mon peuple » (2, 35)

« Au lieu de leur dire « Vous n’êtes pas mon peuple »,

« On les appellera « fils du Dieu vivant » (2, 1).

Dieu mène contre l’Humanité le combat de l’amour, c’est pourquoi les hommes sont appelés à devenir fils de Dieu.

Denis VASSE, S. J.

(1) l’idôlatrie consiste à mettre dans un objet ou dans une personne la puissance que l’on voudrait posséder.

La voix, la folie et la mort (Session de Christologie, 1971)

Conférence, par Denis Vasse.

Ecouter la voix

Ecouter quelqu’un, c’est entendre sa voix.

Entendre la voix de quelqu’un, c’est – dans le silence de la présence – laisser pénétrer dans ses propres oreilles, par la médiation de l’air subtil qui transporte les ondes, ce qui sort de la bouche de celui qui parle. C’est laisser résonner dans le lieu de son corps, dans le cœur, les vibrations qu’impriment à l’air, hors de son corps, le jeu minutieux des cordes vocales sous la poussée du souffle de l’autre. Entendre la voix de quelqu’un, c’est recueillir en soi quelque chose du plus intime de l’autre. Les modulations de la voix font vibrer notre tympan de manière unique et spécifique pour chaque être rencontré : nous reconnaissons les gens à la voix. Elle nous indique – souvent sans que nous le sachions – leur manière d’être, parce qu’en elle, comme en un registre musical, se manifestent les accords et les dissonances, l’ardeur ou la platitude, la joie ou l’angoisse d’une présence qui cherche à se dire et qui n’est présence à soi que dans le fait de se dire. La voix d’un homme trahit toujours quelque chose de son histoire passée et de sa structure actuelle, sa « structure », c’est-à-dire, si vous voulez, la manière dont il se vit, ses dispositions, comment il se trouve dans sa peau.

Cette voix qui nous trahit à chaque instant dans la résonance qu’elle procure au corps de l’autre est toujours déjà enchevêtrée dans les signes du discours qu’elle articule. Tout occupés que nous sommes à la cohérence de ce qui nous est dit, nous sommes rarement attentifs à la qualité de la voix. Et s’il advient que nous le soyons, par le biais d’une attention qui ne peut que rater son objet, nous ne pouvons plus l’être à la cohérence du discours. Lorsque nous écoutons parler quelqu’un, nous pouvons être attentifs soit à la cohérence de ce qu’il dit, à son discours, soit à la manière dont il le dit, à sa voix.

Ainsi, dans le discours qu’elle tient à «l’extérieur », la voix exprime la vie dans le même temps où la vie s’éprouve comme proximité à soi-même. Si vous voulez, la voix est l’expression de la vie. Non seulement, la vie se donne par la voix, mais la voix est l’expression de la vie parce qu’elle se donne et qu’il n’y a pas de concept de vie pensable hors du concept de don-de-soi. La voix ne prend conscience d’elle-même qu’en se donnant, comme la vie.

La voix est la vie : dans le même acte de se donner, elle crée un discours qui est une œuvre indépendante d’elle-même et qui s’en détache ou s’en sépare, mais aussi, sortant de celui qui l’émet, elle se donne comme se donne la vie qui l’habite. Parler, c’est vivre, et vivre, c’est donner la vie, ce qui est aussi bien courir – pour l’homme – le risque d’engendrer ou de mourir.

Parler, c’est vivre et/ou mourir.

La voix : entre-deux originaire du savoir et du lieu

Etablir le concept de « voix » n’est pas chose facile. Car la voix n’est pas de l’ordre de la représentation, de l’ordre du discours. Elle n’est pas non plus de l’ordre de la présence. Elle est bien plutôt l’énergie qui, franchissant les limites d’un lieu, spécifie hors de ce lieu la présence qui habite ce lieu et qui s’inscrit au lieu de l’autre par la médiation d’un savoir qui la représente.

Cela veut dire que la voix, énergie qui franchit la limite d’un lieu dans la condensation d’un savoir pour l’autre, est ce qui fonde, ce qui crée et le Lieu et le Savoir qui, hors d’elle, ne peuvent se donner à penser que secondairement. La voix est à l’origine du Lieu et du Savoir. Traversant la limite de la peau, elle est ce par quoi la surface de la peau se donne à penser comme volume du corps dans une représentation sans épaisseur pour l’autre. La voix est l’entre-deux fondateur, originaire, du corps et de la parole, du dedans et du dehors, du réel impossible à entrevoir hors de l’imagination qui le représente.

La voix, pourtant, offre le risque permanent d’être pensée comme le lieu ou le savoir. Le « ou » qui s’introduit ici à la place du « et » renvoie à la structure de la conscience, régie par la loi de la contradiction qui lui interdit de penser, dans la clarté de la représentation, deux choses ou deux concepts d’ordre différent en même temps et au même lieu, comme le sont la présence et la représentation, le recueillement d’un volume en soi-même et l’expression d’un savoir hors de soi, pour un autre… (ou pour soi). Ce qui revient à dire qu’il est impossible à la conscience de penser l’origine de ses propres coordonnées, de l’espace et du temps.

La conscience, qui a pour fonction de représenter, est totalitaire et tente constamment d’imposer sa loi et de réduire la présence à la représentation, de l’enfermer et de la posséder pour mieux la saisir et la comprendre. Elle imagine la présence à l’intérieur d’elle-même et finit par confondre le dehors et le dedans, le réel et l’imaginaire, capable qu’elle est d’incorporer en elle-même le corps étranger de l’autre livré à travers sa représentation : cette incorporation de la représentation qui se donne à penser comme présence, dans l’absence, c’est le fantasme.

La brisure de la voix

Il n’y a pas de réalité humaine pensable hors de ce rapport à la voix comme entre-deux originaire et fondateur du lieu (le corps, si vous voulez) et du savoir (le discours). Cela nous amène à penser qu’il n’y a de véritable écoute de quelqu’un, de sa voix, de son être, que dans l’écoute de ce rapport entre son lieu et son discours (sa voix). Mais, s’il en est ainsi, l’espace de cette écoute ne peut être «défini» que par le rapport de notre propre lieu à notre propre savoir, dans l’écoute de notre propre voix, ou plus exactement de la voix qui parle en nous, et que nous ne pouvons écouter que dans le silence, envisagée comme l’ultime parole de la présence qui se dit à elle-même. C’est dans le silence seulement que nous pouvons écouter la voix de l’autre qui parle en nous de la présence qui se donne en lui et en nous dans les représentations d’un savoir.

Laisser sortir de la bouche de quelqu’un le savoir qu’il articule, c’est laisser résonner en lui et en nous le rapport fondateur de son être même dans son rapport au nôtre. Ecouter la voix de quelqu’un dans le silence d’une présence qui se dit à elle-même, c’est – ipso facto – l’inviter à l’incessant voyage qui le fait sortir de lui pour se loger dans ce qu’il croît être pour l’autre (son savoir) avant de le faire revenir en lui-même pour se loger à nouveau dans ce qu’il est (son lieu), irréductible au lieu et au corps de la présence de l’autre.

La non-réponse à la demande de reconnaissance dans le savoir ou dans le lieu creuse en lui la question de la destination et de l’origine. Où donc est-il ? Où donc se situe-t-il ? Seulement dans les limites de son lieu ou seulement dans celles de son discours ?

Ni savoir abstrait qui l’inscrit dans un système de représentations pour l’autre, ni corps abstrait (séparé du savoir) qui le circonscrit dans les murailles infranchissables de son lieu, la réalité humaine ne se laisse entrevoir que dans le rapport des deux, dans la voix.

Il se peut – et c’est l’enjeu de l’expérience humaine – que le rapport se dissocie et que la voix se brise.

Dire que la voix se brise, c’est laisser entendre que la limite qui sépare le lieu (corps) du savoir (discours) n’est plus traversée et que n’étant plus traversée elle n’est plus vécue comme séparation qui constitue la différence originaire du lieu et du savoir. La tension du rapport entre les deux s’efface et l’homme en vient à « vivre » dans le savoir imaginaire comme si le savoir était le lieu réel de son corps… et c’est la folie, ou bien dans le lieu réel de son corps comme si le lieu de son corps était le savoir imaginaire et c’est la mort.

Si la voix se brise, si elle n’est plus la transgression de la limite qu’elle fonde entre le savoir et le lieu, si elle n’est plus précisément la VOIX QUI PASSE A TRAVERS, s’ouvre alors le royaume de la FOLIE, SAVOIR SANS LIMITES, où les représentations ne renvoient qu’à d’autres représentations, SANS RAPPORT avec le lieu d’où il est émis : bateau ivre, désemparé, qu’aucune amarre jamais plus ne retiendra au port, ne liera au corps puisque le corps ne peut plus y être vécu que comme le non-lieu d’un savoir pur. Le FOU est un homme enfermé dans son SAVOIR (IMAGINAIRE) et cette clôture est d’autant plus infranchissable, dans un sens ou dans l’autre, qu’il ne sait pas qu’elle est clôture : c’est seulement dans la mesure où une voix, la voix d’un autre ou la sienne, se fera entendre à travers elle, la traversera… qu’il se saura enfermé de toutes parts mais, justement et déjà, à la recherche d’une porte. Chercher à sortir de la prison de son savoir, c’est déjà espérer retrouver les limites bienheureuses de son corps, être bien dans sa peau.

La brisure de la voix fait tomber l’homme dans le royaume de la folie… à moins que ce ne soit dans le royaume de la mort. Ou l’un, ou l’autre. La brisure de la voix supprime le rapport et la limite : elle supprime le et qui les sépare et les contre distingue, et laisse s’établir les deux termes dans l’exclusion réciproque ou la confusion.

Si la VOIX ne vient plus manifester en la traversant la limite du lieu, et s’extérioriser en un savoir, s’ouvre – pour l’homme – la gueule béante de la mort, LIEU SANS LIMITES, NON-LIEU, non représentable pour un autre, vécu par l’autre comme le non-savoir, le non-su d’un pur lieu. Le MORT est un homme enfermé dans son LIEU (REEL) et cette clôture est d’autant plus infranchissable, dans un sens ou dans l’autre, que l’autre sait qu’un tel lieu n’en est pas un … puisque aucun savoir n’en sort, aucune voix n’y retourne.

La folie et la mort

Quand la voix ne fonctionne plus, à la limite du SAVOIR et du LIEU, la réalité de l’homme vivant s’évanouit dans la FOLIE ou dans la MORT.

Un homme vient me consulter. Il « est prêtre » et après un moment de silence : « Voilà, me dit-il, je n’arrive plus à rien faire et je crois (une voix en lui le lui dit) que j’ai une mission et, après mon ordination, je me suis mis à penser qu’il n’y avait aucune raison pour que je ne sois pas chanoine, ou évêque, ou même cardinal… ou même pape … et même (il hésite) Jésus-Christ. Je me dis bien maintenant que cela n’est pas vrai, mais lors de ma «crise », je le pensais vraiment. On m’a traité à l’hôpital… (Il s’arrête repris par l’incantation irrésistible de sa voix qui évoque la mission divine et finit par me dire à mi-voix) : encore maintenant je ne suis pas sûr que ce ne soit pas vrai… »

Ainsi, le fou (!) se prend pour ce qu’il dit être, ce qu’il sait être et c’est pourquoi il est perdu dans les mots qui sont, pour lui, plus réels que son corps et que sa peau. Dès qu’ils sont émis, ils prennent force de réel et deviennent la référence unique : ils ont valeur absolue, c’est-à-dire déliée d’un lieu particulier, abstraite, séparée radicalement de son corps et de son histoire. Du moins, pour lui. Il est livré à l’imaginaire qui se développe en lui, mais qu’il ne connaît plus comme le sien propre. Il prend le rêve pour le réel (comme toujours quand on rêve). Il n’a plus les pieds sur terre.

On dit d’un homme perdu dans son discours qu’il est fou à lier. Il est éprouvé comme dangereux de se livrer à la toute-puissance des mots, et quiconque y est aliéné suscitera chez ceux qui l’entourent le désir et la nécessité, bienveillante ou hostile, de le ramener de force en un lieu. Non plus un lieu défini par une présence organisée par elle-même, mais un lieu qui est une localisation arbitraire imposée par d’autres : l’hôpital psychiatrique, la prison… ou parfois, jadis, le couvent.

La folie se donne donc comme un savoir accompli en lui-même et qui n’a à franchir aucune limite dans l’acte de son accomplissement. Il faut, dit-on habituellement, « que l’idée passe dans le fait ». Cette expression dit bien le changement d’ordre qu’implique l’accomplissement et l’authentification d’un savoir. Le « fait » n’est pas le savoir, ce qui revient à dire que l’accomplissement du savoir exige du savoir qu’il meure à lui-même, à son universelle possibilité pour se réaliser dans la particularité d’un lieu.

L’on peut aussi bien dire que la folie est une voix sans lieu. Et ce qui est fou est précisément qu’une voix ne peut pas se concevoir sans lieu, sans un lieu d’où elle sort et où elle retourne. Une voix sans lieu est une voix inconcevable, aberrante, folle. Une voix qui ne peut se poser et se reposer nulle part, qui. ne s’accomplit pas.

La voix qui ne peut être recueillie en un lieu qui la caractérise et la spécifie est littéralement la voix de tous et de personne, échouant à se recueillir en elle-même, projetant la présence hors de soi, hors des limites d’un lieu où elle deviendrait silence.

A cette limite extrême, vous entrevoyez que tout savoir a quelque chose à voir avec la folie : il en prend le risque puisqu’il est pour l’homme la tentative de se projeter hors de lui-même, dans la représentation de soi, pour se comprendre et se concevoir comme un autre pour l’autre et pour lui-même.

Le fou est l’homme qui, projeté définitivement et indéfiniment hors de lui, dans la représentation du savoir, tente de faire de ce savoir son lieu et perd le chemin du retour à soi. Il est a-liéné : sans lieu… et sans lien.

C’est la mort qui ancre le savoir dans son lieu

Le délire nie la limite, il ne la connaît pas. Il ne la traverse pas. Connaître, en effet, c’est traverser. Il ne la connaît ni dans l’espace, ni dans le temps et cette négation en son terme est dénégation de la mort souvent repérée dans les fantasmes de mission ou de protection particulière qu’elles soient dites d’origine divine ou diabolique.

Ce qu’il y a justement de curieux, c’est que les épisodes délirants s’accompagnent toujours d’une angoisse massive corrélative à cette impossibilité de se situer dans l’espace et dans le temps, dans les coordonnées symboliques où imaginaire et réel s’articulent en réalité humaine.

Elle est aussi corrélative de l’impossibilité qu’a un tel homme de se concevoir comme mortel et vous entendrez souvent dire à quelqu’un qui sort ou qui est sorti de son délire : « Je croyais que j’étais immortel et j’en éprouvais une angoisse formidable ». C’est cette angoisse massive du psychotique qui, en certaines circonstances, le pousse irréductiblement au suicide.

C’est en effet dans ce rapport à la mort que l’homme peut définir son lieu et sa limite dans l’espace et le temps. Si vous voulez, la mort est un pur lieu, un pur fait que, dans le savoir qui organise le lieu de la vie, la voix de l’homme nie, et que, dans la folie, qui est une dénégation du lieu, la voix dénie, déniant aussi la vie dont elle est l’expression et le don.

En affirmant la vie, la voix sort de l’espace du corps où la mort est à l’œuvre. Mais il n’y a pas d’autre manière de vivre que d’avouer en la niant la mort. Et il n’y a pas non plus d’autre manière de mourir. C’est le rapport à cette ultime limite de la mort, constamment transgressée par la vie qui définit le lieu de notre corps dans un savoir.

C’est ce rapport à la mort qui ancre l’homme dans le réel et contraint son imaginaire tout-puissant à composer avec le désir de l’autre sous peine de mort. Avant l’irruption de la Parole porteuse de loi et opératrice de structure, il n’y a pas d’imaginaire et de réel. Ces deux ordres ne peuvent être pensés qu’à partir d’elle. Avant elle, il y a confusion, magma, chaos proprement inimaginable et qui ne se donne à imaginer qu’après-coup comme déstructuration de la structure.

La folie, le savoir et la mort

Résumons nous en une phrase :

La folie est un savoir qui n’est plus traversé de/par la mort. Ou, ce qui revient au même, qui est délié de son lieu. Ce qui peut s’écrire encore : La folie est un savoir de vie qui n’est plus sous-tendu, en quelque manière, par un savoir de mort. Savoir de vie sans mort, savoir de vie éternelle. Pur savoir de vie qui se précipite constamment dans le danger d’une mort qu’il ne sait pas prévoir. De celui qui traverse une rue sans « réaliser le risque qu’il prend » d’être écrasé – vous déclarerez qu’il est fou.

La folie est un discours qui ne se heurte à aucune impossibilité, à aucune limite étrangère, le discours de celui qui n’a pas conscience de ses limites. Un discours sans lieu qui, paradoxalement, enferme celui qui le tient et l’aliène dans le non-lieu des mots, hors de son corps aussi bien que dedans, là où il n’est pas. Dans le vide.

Il en va du fou comme de l’alpiniste qui bascule dans le vide parce qu’il a mal évalué ou imaginé sa prise. Ce qu’il croyait être prise est non prise : il n’adhère plus à la paroi dont il n’a pas trouvé la faille, et au lieu de retomber dans l’équilibre de son corps, il tombe dans le vide. De celui qui délire, comme de l’alpiniste en ce cas, on dit qu’il dévisse ou qu’il décroche.

Autrement dit, le savoir – qui est ex-pression et pro-gression de la vie dans un lieu et une histoire – ne se distingue de la folie – qui est suppression du lieu et de l’histoire – qu’en ceci qu’il est sub-version symbolique de la mort, de la limite, alors que la folie en est la transgression imaginaire ou réelle.

Le pro-cessus de la vie implique la sub-version de la mort.

Nous disions que la folie était un savoir qui n’est plus traversé par la mort (passage au travers de… ). La mort quant à elle est un lieu qui n’est plus traversé par le savoir. Un lieu que le savoir ne sait pas, mais seulement un lieu par où il retourne et dans lequel il revient.

La voix : différence originaire du savoir et du lieu

ou l’énigme de la traversée

Nous voici parvenus au moment décisif, en vérité, de notre enquête. Dire, en effet, que la folie est un savoir qui n’est plus traversé par la mort et que la mort est un lieu qui n’est plus traversé par le savoir, c’est laisser entendre que la sagesse (raison) est un savoir qui est traversé par la mort et que la vie est un lieu qui est traversé par le savoir qui est lui-même traversé de/par la mort.

Ces deux propositions peuvent s’écrire, lorsqu’on les articule : La vie est un lieu traversé par le savoir : elle est sagesse selon que ce savoir est traversé de/par la mort, elle est folie selon qu’il ne l’est pas.

Mais cette traversée du lieu de/par le savoir et du savoir de/par la mort dans le lieu limité où elle survient, cette traversée qui fonde après coup et le savoir et le lieu, comment s’opère-t-elle et que peut-on en dire ?

Elle se présente comme l’énigme originelle de la réalité humaine dans la VOIX. Enigme, la voix, puisqu’elle ne peut être pensée ni comme le lieu de la présence, ni comme le savoir de la représentation. Elle est le rapport incessant des deux tout en étant irréductible à aucun des deux ordres : elle est, dans la représentation, la manifestation de la présence, et dans la présence la manifestation de la représentation. Elle est dans le savoir la subversion du lieu et dans le lieu la subversion du savoir : elle est le passage à la limite de l’un et de l’autre : la traversée elle-même. C’est pourquoi elle n’est concevable que dans l’écoute de la parole, l’acte de parler et/ou d’entendre. Parler consiste à é-mettre, mettre dehors, la voix entendue, tenue dedans. C’est pourquoi la voix fonde la catégorie de l’espace : elle crée un dedans et un dehors inimaginables sans elle. A un moment donné : précisément le moment où elle se donne dans la création et la séparation du dedans et du dehors, premier repère spatial, avènement des choses et des êtres. Cette manifestation de la voix qui se donne comme origine de l’espace est aussi bien, par conséquent, origine du temps, création et séparation d’un passé et d’un futur, premier repère temporel des choses et des êtres qui avant elle n’existaient pas dans l’espace et le temps. En tant que manifestation de la voix, la parole est toujours originelle : repère de l’origine du temps et de l’espace, mais repère irrepérable dans le temps et l’espace : elle est toujours l’ici et le maintenant des êtres et des choses, du lieu et du savoir, de la présence et de la représentation, du corps et du discours. C’est pourquoi la voix ouvre l’espace de l’écriture dans le temps de l’histoire.

D’une question à l’autre

Disons – en gros – que la batterie de concepts utilisés jusqu’ici est empruntée à l’anthropologie. On aurait pu emprunter d’autres séries, à résonance plus psychanalytique (par exemple). Cette analyse de la voix comme entre-deux originaire du lieu et du savoir, du corps et du discours, de l’espace et du temps creuse la question (sempiternelle) de l’origine, barrant la route à une réflexion linéaire qui voudrait penser l’origine comme une notion chronologique appuyée sur le report indéfini d’une antériorité (l’œuf et la poule) dans le temps.

La « voix » est ainsi entendue comme traversée énigmatique : énigmatique en ce sens qu’elle questionne le silence, qu’elle questionne dans le silence, qu’elle est faite – en son nerf – de la question du silence. Une énigme se mesure à la profondeur du silence où elle se recueille et dans lequel se développe sa question. La voix [de l’homme] se mesure aux profondeurs de la mort (néant) où et d’où elle se recueille. Sur fond de mort, se développe la vie. Le silence de la mort est le lieu où se recueille la parole de la vie. La voix sort de ce silence et y retourne. Elle en pose la question. L’énigme de la voix ne se donne à penser comme traversée originaire que dans, par et à travers le silence de la mort (de l’attente) interprétée comme voix se donnant dans le silence, présence à soi de l’origine et de la fin, hors du lieu et du savoir où elle se donne à penser entre l’origine et la fin. Interprétation, en vérité, plus sage que folle, puisqu’elle implique un savoir de la mort comme retour à l’origine de la vie, dans le corps ; mais aussi, plus folle que sage, puisqu’elle implique un savoir de la vie dans la mort, savoir de vie éternelle, hors du corps.

Une telle interprétation fidèle à la voix qui se faisait entendre dans le silence d’hier et qui se fait entendre dans le silence du souvenir, aujourd’hui, ne peut qu’inscrire au livre de Vie sur le registre des morts tous ceux qui ont vécu selon l’ordre de cette voix, ordre qui ne doit rien au lieu, ni au savoir, mais qui les fonde en les traversant.

La voix qui se fait entendre dans la parole engendre l’existence de l’homme en son corps et son discours : elle appelle à l’existence ce qui sans elle, sans cette trouée du silence d’où elle sort (naissance) et où elle retourne (mort) à chaque moment (présent), ne peut se donner à penser.

Mais cette voix qui donne à penser le savoir et le lieu ne se pense que négativement dans1e silence « d’avant » la naissance et dans le silence « d’après » la mort. Penser la Voix, c’est l’impossible tâche à laquelle est attelé l’homme de penser le silence dont il est issu et où il retourne – à chaque instant.

Tâche impossible, en vérité, puisqu’il ne l’exprime qu’en parlant. Dans la voix parolée qui est silence, l’homme laisse entendre la voix silencieuse qui la fonde en la traversant et qu’il livre dans son corps et dans sa parole.

La voix de l’homme ne peut dire le silence d’où elle vient et dont elle est le « signe » dans l’origine que si elle se tait dans un silence de mort dont la clameur se fait entendre par tous comme la VOIX qui sourd dans les voix.

Une telle interprétation fidèle à la voix qui se fait entendre ici et maintenant, aussi bien que dans la promesse ou le souvenir, se donne à penser comme la FOI contre l’infidélité du MENSONGE qui enferme la VERITE dans le seul savoir, ce qui conduit à la vanité de la folie, ou dans le seul lieu, ce qui conduit à l’enfermement dans la mort.

Le mensonge de l’homme réside dans la possibilité qui est sienne de ne pas écouter la Voix silencieuse, cette énigme de la vie qu’il cherche à résoudre en la réduisant à la folie de son discours ou à la mort de son corps. Le mensonge enferme dans l’oubli le silence. Et c’est à travers le prisme d’une folie, don de soi hors de soi qui ne serait pourtant pas aliénation, d’une folie qui serait sagesse, comme à travers le prisme d’une mort, don de soi hors de soi qui ne serait pourtant pas non-vie, d’une mort qui serait Vie, que l’homme peut croire à une VOIX qui serait silence et qui pourtant se donnerait à entendre : VOIX d’un Dieu qui se donne à lui-même dans l’acte de la séparation d’avec soi qui est identiquement acte de la création d’un autre, acte d’un maintenant éternel qui se fait entendre dans le silence éternel du monde et de la mort.

La voix de Dieu dans le silence

C’est dans le silence des astres, de la lumière, de la terre et des eaux, dans le silence de la création que depuis toujours et jusqu’à toujours l’homme reconnaît la voix de Dieu. La lumière originelle est, comme la mort, silence.

C’est dans le silence du désert et dans le silence de la mort qu’il a entendu la voix.

C’est en écoutant le bruissement silencieux de son sang coulant en lui et hors de lui qu’il parle. Création, naissance, désert, exil, mort : tels sont les lieux de la révélation de la Voix de Dieu, les lieux où elle se donne à entendre dans la vie de l’homme. C’est dans le maintenant de ce Silence qu’hier comme aujourd’hui et comme demain, l’homme reconnaît l’énigme d’une Voix qui l’appelle à la vie et le constitue dans son lieu et son savoir, dans son histoire. C’est là que, dans la mesure où il écoute et où il se souvient, il contracte l’alliance éternelle.

C’est dans le silence du monde où son savoir se perd, c’est dans le silence de son lieu (corps) où sa voix prend corps et où il meurt lorsque sa voix s’éteint, c’est dans le silence, et de lui, que l’homme fait l’expérience du don de la vie. Le silence du monde qui a toujours raison du savoir de l’homme, le silence de son histoire qui le met constamment en position d’exil, le Silence s’oppose à la voix de l’homme et la traverse. Il est concevable comme la FIN du savoir, de l’histoire et de la vie de l’homme, ou, ce qui revient au même, comme le retour à l’ORIGINE du savoir, de l’histoire et de la vie, dans la mort. Le SILENCE qui traverse le savoir de l’homme et le constitue en espace-temps où résonne et se monnaye la différence originelle, qui traverse la vie de l’homme et la constitue comme sortie et retour dans l’Arche du Rien, ce SILENCE est à concevoir comme la Traversée originelle qui fonde toutes les autres traversées fondatrices du lieu et du savoir, de l’histoire et de la création, de la vie et de la mort : le Silence est la Voix qui traverse toutes les autres voix. Le SILENCE est la VOIX de Dieu qui traverse et fonde la voix des hommes. Il est Parole de Dieu dans la parole de l’homme, c’est pourquoi il ne peut être cherché et trouvé que là : dans le maintenant de la parole de l’homme qui se prend pour objet, c’est-à-dire dans le langage, dans l’histoire et dans le corps (écriture) de l’homme, découvrant en elle cela même qui la constitue comme traversée, comme voix, la Parole de Dieu articulée, lue et vécue comme Don de la Vie se donnant sans repentance dans la création, l’alliance, la naissance et la mort.

Dans l’impossibilité où il est, en effet, de fonder par sa parole la Parole originelle, l’homme se trouve acculé à l’alternative de considérer sa vie, sa parole, son histoire

– ou comme transgression indéfinie de la loi échouant perpétuellement à se saisir de la Promesse de Dieu dans la mesure où il oublie la Voix silencieuse de la création.

– ou comme don d’un Autre d’où elle vient et où elle fait retour comme à son Origine et à sa Fin, dans le don silencieux de sa vie dans la mort. Ainsi laisse-t-il se poser et se développer l’énigme de sa voix ouvrant nécessairement la question d’une Alliance éternelle dans le silence de la création.

Le Christ comme manifestation du Silence ou de la Voix de Dieu

manifestée dans la mort ou / et dans la voix des hommes

Dans l’Evangile, et particulièrement dans l’Evangile de Jean, le Christ – corps et discours – se donne à entendre comme la manifestation spatio-temporelle de la Voix originelle, celle du Père, comme la manifestation du Silence de Dieu.

Il est ce qu’annonce « la voix qui crie dans le désert » de l’histoire du peuple de Dieu, il est celui qu’annonce la voix du prophète Moïse, répercutée en écho indéfini dans le chant des prophètes, et la voix du Prophète n’est prophétique en vérité que si elle donne à entendre ce que le prophète lui-même a entendu, la Voix de Dieu toujours déjà barrée par la voix du prophète qui parle. La voix de Dieu ne se donne à entendre que comme silence, cela même que la voix de l’homme ne peut pas articuler. Cette rupture dans la transmission, qui cache dans le silence de la parole la voix qui se donne à entendre originellement, constitue en médiateur silencieux le corps du prophète : lorsque quelqu’un nous raconte ce qu’a dit un tiers, c’est nécessairement dans le silence qui traverse ce que dit l’interlocuteur que nous entendons la voix du tiers. Sauf si, par ruse, l’interlocuteur tente de reprendre à son compte la voix même de ce tiers : il ne témoigne alors que de lui-même. Le silence du Prophète où se donne à entendre la Parole de Dieu engendrera, devant l’échec d’une parole à faire entendre le silence qui la constitue comme voix de Dieu, un prophète silencieux, le Serviteur souffrant dont l’impuissance à dire sera plus effectivement signifiante, plus puissante que le dire.

Cette impuissance à dire le Nom de Dieu, Parole originelle, fondatrice de toute parole vraie parce qu’elle la traverse dans le silence d’elle-même, c’est bien l’expérience que fait tout homme quand il parle, incapable qu’il est de dire adéquatement ce qui s’opère silencieusement dans l’acte du souvenir. C’est vrai du Nom de Dieu, mais c’est aussi vrai de n’importe quel nom propre : dire un nom propre, le nom de quelqu’un, c’est manifester en la barrant (toujours déjà) la présence à soi d’un autre dans l’acte du souvenir qu’on en a. C’est manifester l’autre comme étranger à soi, absent dans l’acte même de sa présence à soi. Le maintenant de la présence n’est accessible que toujours déjà barré par l’invocation du NOM dans l’écriture opaque d’un CORPS. La mort est l’opacité radicale du CORPS et l’invocation du NOM ne peut la traverser que dans l’effet d’une VOIX qui toujours déjà lui a donné NAISSANCE, de la VOIX ORIGINELLE.

C’est comme le LIEU et le SAVOIR de cette VOIX originelle que le Christ se donne à entendre dans le souvenir en acte dont la voix des témoins de sa Résurrection est le signe, ce dont nous sommes tout au long de l’Evangile avertis : cette VOIX qui le constitue dans son corps et dans son discours, c’est la voix qu’entendent les morts eux-mêmes (5,25), la voix qui se fait entendre en traversant l’opacité ultime et mortelle du corps de Lazare (11,43), la voix dont la modulation parolée est génératrice de vie, dans l’écoute (5,15) et de vie éternelle (3,15-16), la voix qui, dans le maintenant originaire d’elle-même, franchit toute limite de temps et de lieu, toute frontière (10,3-5) et toute mort (5,27-28), la voix que jamais les hommes n’ont entendue comme telle parce qu’elle est Silence (5,37), et qui n’est pourtant pas étrangère puisqu’elle est la proximité même qui rassemble l’être et les êtres (10,3-5) dans le silence originel, voix de l’ami qui appelle à la joie (3,29), voix de l’esprit dont la perception éveille à la présence et fait naître à nouveau (3,8).

Le savoir du Christ entendu « comme  » folie

Jusqu’à plus ample informé, quiconque se prévaut d’un savoir de la vie éternelle n’est pas sage : il peut être considéré comme fou puisqu’un tel savoir nie toute possibilité de retour dans les limites du lieu et dénie la mort, à laquelle toute sagesse humaine ramène comme à l’abri de l’être en tant qu’être.

Nous l’avons longuement analysé dans la première partie, le fou est celui qui se réfugie dans un « savoir d’immortalité » pour fuir l’angoisse massive d’une mort omniprésente dans le lieu de son corps. Il se boucle, s’enferme dans les remparts abstraits de ce savoir et en colmate toutes les brèches au prix d’un effort épuisant, pour que la mort ne fasse plus irruption dans l’endroit où il se trouve. Nous l’avons dit, c’est pour cela que la présence d’un fou nous est tellement insupportable : quoi qu’il en ait, la rigidité et la folle assurance de ses certitudes nous renvoient à notre propre angoisse de la mort.

Il n’y a qu’une manière de nier la mort, c’est de se réfugier en effet dans l’imaginaire d’un savoir (voire d’une science) qui abolit immédiatement toute limite et de dénier tout ce qui pourrait en elle la rendre présente : c’est-à-dire, en dernier ressort, toute souffrance et tout altérité. C’est pourquoi le fou vit dans son « monde intérieur » et échoue constamment à rencontrer quelqu’un d’autre. L’irruption de l’autre, dans la contradiction par exemple, dans l’obligation aussi de respecter une Loi quelconque, le précipite immédiatement dans cela même qu’il ne peut penser, dans son propre corps : c’est-à-dire dans la mort.

Ce que je voudrais indiquer ici – rapidement – c’est que la multiplicité des contacts avec les « autres » (sociologiquement parlant) à laquelle sont invités ceux qui sont enfermés hors de leur propre corps pour apporter remède à leur maux… (« vous devriez sortir, voir des gens… ») ne fait que renforcer leur angoisse. Les donneurs de tels conseils participent à la folie de celui qui cherche désespérément quelqu’un qui saura écouter la voix de mort qui inconsciemment le submerge. Ce n’est que dans le silence de notre propre mort, pour autant que nous pouvons nous y recueillir, que le hurlement forcené de la vie hors d’elle-même du fou peut se faire entendre. Ecouter un fou, c’est être soi-même dans le lieu de la mort. S’il en est ainsi, il n’est pas faux de dire que la folie est constitutive du savoir de l’homme, puisqu’elle est l’instance qui le renvoie à sa condition de mortel. Elle manifeste qu’il est porteur d’une voix qui sort du néant et qui y retourne comme à son origine, dans la mort. Cette VOIX qui se manifeste dans, par et à travers le savoir des hommes dans l’acte de parler n’est finalement audible que dans le silence de la mort qu’entendent les mortels … quand ils vivent et là où ils vivent.

De cette analyse, il ressort, en résumé, que la modalité du rapport à la mort en nous-mêmes est ce qui permet et colore notre rapport à autrui, et non l’inverse. Il n’y a d’accès à l’altérité que dans l’absence radicale, c’est-à-dire dans la mort. Là où il n’y a pas savoir de la mort, il n’y a pas vie avec d’autres possible.

Ne sachant pas la mort, le fou au contraire l’agit : c’est pourquoi il tue et se tue. Il tue le mortel parce qu’il a peur de la mort. C’est pourquoi « il faut » l’arrêter, l’enfermer ou le tuer : avant qu’il ne tue. Le fou ne peut pas vivre au milieu des mortels. La proximité du prochain lui est aussi insupportable que la mort.

Mais quiconque se prévaut d’un savoir d’immortalité dans la proximité du prochain, c’est-à-dire qui se laisse atteindre par la voix de l’autre, par sa blessure et finalement par sa mort peut, certes, être considéré « comme » fou, mais il ne l’est pas. Simplement il entend avec plus d’acuité la voix silencieuse de la mort qui œuvre en lui, et c’est pourquoi il entend l’autre et, par l’acte de cette écoute, le fait vivre, mortel, en lui-même. Traiter de fou un fou, traiter comme fou un homme, c’est finalement ne pas entendre en soi le silence de la mort. C’est pourquoi, dans le langage courant, traiter quelqu’un de fou, c’est refuser de l’écouter, l’exclure du champ de la parole qui traverse la limite, et du champ du langage traversé par la mort.

Le fou ne sait pas la mort : il ne peut donc vivre, si vivre consiste comme nous l’avons dit – à subvertir la mort. Mais le sage qui ne reconnaîtrait pas dans le fou le non-savoir de la mort comme le noyau même du non-savoir-vivre serait plus fou que le fou.

Mais celui qui donne à entendre sa parole de vie dans le lieu de la mort comme passage de la mort à la vie s’adresse par excellence aux mortels qui font tout au long de leur vie l’expérience de ce passage, dans la subversion de la mort. Dans la parole qui constitue son lieu et son savoir, son corps et son discours, il donne à entendre une VOIX qu’entendent les mortels, Voix qui se donne comme la réalité ultime de l’Homme et des hommes, c’est-à-dire comme l’Origine de l’existence et de l’histoire, Silence qui traverse en les fondant hors de lui-même la vie et la mort de l’homme. Hors de lui-même, c’est-à-dire dans ce qui les traverse et les différencie dans l’éternel maintenant d’une présence à soi et à l’autre, VOIX parfaitement réalisée, donnée dans le Silence du monde, dans la Lumière de la création ; Silence d’une vie se donnant dans le don de la créature comme la Voix qui se reçoit et se donne dans le silence du monde.

Le Christ fait entendre le Silence de la mort comme la Voix de Dieu

La vie se donnant, mourant à elle-même dans la parole de l’homme indique la mort comme lieu de passage à travers lequel la voix de Dieu se réalise dans le silence de la création. Mais réaliser la vie comme ce qu’elle est, don d’elle-même, c’est, pour l’homme, laisser s’accomplir la voix qui traverse sa parole, son savoir et son lieu dans le silence de la mort. Cet accomplissement dans la mort, dans le don radical de soi, est le destin de toute vie qui se sait comme vie.

C’est pourquoi prétendre à une parole qui se donne comme le lieu et le savoir, comme le corps et le discours de la vie éternelle, c’est aussi bien se donner comme Dieu se donnant dans l’acte de la création que comme Homme se donnant dans l’acte de la mort : dans les deux cas, unique Silence d’une séparation, d’une différence originelle hors de laquelle aucune Présence et aucun présent ne peut se donner à penser. Dans le silence éternel de la mort se fait entendre la Voix éternelle de la création, – jusque-là oubliée -.

Mais alors, se donner comme enraciné, lieu et savoir, corps et parole, dans cette VOIX-SILENCE, c’est proprement se donner comme VIE dans la MORT. Proprement, c’est-à-dire « EN VERITE », c’est se donner comme le Vivant, maintenant, comme Parole originelle.

Etre vivant dans la mort où se donne la vie, c’est ressusciter. Et c’est pourquoi, ce n’est qu’à la lumière de la Résurrection que le corps et le discours du Christ peuvent être dans l’acte du maintenant du souvenir interprétés comme l’accomplissement de l’Histoire ou, autrement dit, comme la VOIX de Dieu se réalisant dans l’acte Silencieux de la création.

C’est aussi bien dire – et c’est encore Jean qui le dit – que Dieu est amour, a-mort. Il n’est pas la mort dans la mort même. S’il est vrai que « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime », que le don de la vie dans la reconnaissance de la vie de l’autre est la mort de la mort : l’a-mour, ou création.

L’a-mour est définitive victoire sur la mort, définitive subversion de la mort, définitif savoir de la vie dans le savoir de la mort, définitif lieu de la vie dans le lieu de la mort. Sagesse éternelle de Dieu qui ne peut se donner à lire, hors du rapport à la Voix de Dieu dans le silence de la Création, que comme savoir de fou et/ou lieu de mort. Ainsi en est-il pour les hommes qui rencontrent Jésus-Christ sans entendre la Voix silencieuse de Dieu qui parle en eux : ils pensent qu’il est « possédé », « qu’il délire », que son « discours est trop fort et que personne ne peut l’entendre» et ils le tuent pour le ramener à son statut de mortel. Ce faisant, pourtant, ils rendent à jamais audible le silence de la mort.

Toutes les références scripturaires de cette étude se réfèrent à l’évangile de Jean.

Denis Vasse

Il. – EN MARGE DE LA CONFERENCE DE DENIS VASSE : LA VOIX, LA FOLIE ET LA MORT.

CH.-H. O’NEILL : J’aimerais que D. Vasse précise ce qu’il entend par Parole : est-ce uniquement le bruit que l’on fait avec sa bouche, ou d’autres choses qui permettent de s’exprimer, par exemple le silence lui aussi?

D’autre part, peut-il développer davantage ce qu’on a appelé traditionnellement la folie de la croix ou la folie de l’évangile, en fonction de ce qu’il nous a dit sur la folie et la mort ?

G. ENDERLÉ : J’aimerais une précision sur le rôle du regard: par rapport à la voix ou à l’écoute, comment le regard, ou le voir est-il impliqué dans cette approche anthropologique ?

P. BOVATI : Je trouve dans l’Ecriture que la mort en général et la mort du Christ, sont très liées à la catégorie ou à la notion théologique du péché. J’aimerais que l’on essaie de voir dans notre discussion comment le péché s’articule à la notion de mort, comment cela est vu dans la mort même du Christ, et aussi comment le péché fait partie de notre vie même. Je ne voudrais pas que la considération du péché soit faite d’une façon extérieure et rapportée à la mort du Christ seulement pour en faire un acte de rédemption, mais je souhaiterais voir comment tout cet ensemble est vécu anthropologiquement.

G. PETITDEMANGE : Je serais intéressé par une explicitation de ce qui ce matin m’est apparu comme un léger détour dans l’exposé, bien que cela fût annoncé au début avec la mention des Pharisiens, je veux dire la question du mensonge. Car il est vrai que les Pharisiens, c’est nous…

F. GUIBAL: Ma question pourrait rejoindre celle qui concerne la vie et la mort de Jésus, ainsi que la description de la réalité humaine. Tu proposes la voix comme étant l’entre-deux du lieu et du savoir, et tu montres que la brisure de la voix est la dissociation qui peut mener soit à la folie d’un savoir sans lieu, soit à la mort d’un lieu sans savoir. Mais il me semble que les deux choses ne sont pas absolument sur le même plan. Car ce qui va être le lieu d’une écoute possible de la question humaine, le lieu de surgissement possible de la foi, ce n’est pas le savoir et les représentations, mais c’est le renvoi de ce savoir au silence du corps comme ultime parole. Il serait intéressant de préciser un peu en quel sens il y a analogie entre folie d’une part et mort de l’autre, et en quel sens les deux cas sont différents, puisque c’est justement dans la mort que se pose la question d’une écoute du silence.

D. VASSE : Je répondrai d’abord au P. Guillet.

Le mot de conscience me gêne, parce que, pour moi, c’est un mot piégé. Pour que le mot de conscience se donne à penser, il faut qu’il se donne dans un rapport, et dans le rapport d’un langage structuré qui le définisse. Autrement dit, il ne peut être pensé en dehors d’une certaine structure conceptuelle qui met en jeu l’inconscient, la loi, le désir, la mort, etc…

D’autre part, vous assimilez ce terme de conscience à un savoir de … Quand il s’agit de l’accomplissement d’un savoir, ou de l’accomplissement des Ecritures, il est bien évident qu’il y a une antinomie profonde et structurale entre, d’une part, la conscience et le savoir et, de l’autre, l’accomplissement. C’est un problème philosophique et une session sur la conscience du Christ suffirait à nous occuper.

Vous me demandez d’ouvrir une piste pour éc1airer la chose. Si ce que j’ai essayé de dire ce matin a quelque chance d’être opérant, il est bien certain qu’il n’est pas possible de penser la conscience de quelque homme que ce soit sans rapport à la mort. C’est un critère d’humanité. Le savoir de la mort est constitutif de notre conscience. Il serait donc extrêmement curieux que le Christ soit le seul homme qui ait échappé à cette loi de l’humanité. Autrement dit, poser cette question, c’est poser, par-dessous, la question de l’humanité du Christ. C’est dans cette piste que je chercherais personnellement.

Dernière remarque : si la conscience implique rapport à la mort, alors qu’est-ce que la mort ? Autrement dit, c’est dans le contenu du mot mort que la conscience du Christ, en tant que Fils révélé de Dieu, nous interroge. Est-ce que la mort, dans la problématique humaine et historique, ne peut être, comme l’écrira Freud, que la réduction à l’état inorganique, c’est-à-dire rien, ou un événement qui n’en est pas un ? Or la lecture de la vie du Christ consiste en ce que l’événement de cette vie est précisément la mort dans le don. A partir donc du moment, où l’Eglise primitive interprète la mort comme quelque chose de nouveau, c’est-à-dire comme le don de Dieu dans la création, nous ne pouvons pas faire autrement que de parler du Christ comme en parlent les évangiles. Je ne crois pas qu’il y ait un désaccord profond, mais il y a un problème de langage à propos de ce mot de conscience.

J. GUILLET : Du moment que vous parlez de don, vous rejoignez exactement ce que je veux dire. Le Christ meurt et sait ce qu’il fait: il donne sa vie.

D. VASSE : Il donne sa vie, cela veut dire qu’il a vécu… et que sa vie est don de la vie.

O. DE DINECHIN : Je voudrais prolonger la question en la rapprochant de difficultés entendues à la suite des suicides de bonzes et d’étudiants. Les gens qui font cela donnent apparemment leur vie. Pourtant quelque chose «cloche» là-dedans. Ce n’est pas la même chose que la mort du Christ. Mais comment exprimer la différence ?

D. VASSE : C’est facile. Les bonzes ou les étudiants ne sont pas ressuscités au sens où l’on dit que le Christ est ressuscité. Car c’est cela l’événement fondamental qui est un événement de la foi et dont l’Eglise primitive est le témoin. Il est clair que tout homme vivant donne sa vie en mourant. Reste à savoir qu’il sait qu’il la donne.

O. DE DINECHIN : J’attendais plutôt le complément suivant: dans le don qu’il nous fait, le Christ reçoit sa mort. Ce que ne fait pas un bonze qui se suicide.

J. CL. ESLIN : Il faudrait analyser dans le détail la signification d’un suicide d’étudiant. A première vue, c’est un certain acte de désespoir. La mort d’un bonze par contre se donne comme un acte significatif; c’est une mort volontaire. Tandis que Jésus ne présente pas sa mort comme un « acte significatif ». De sa part, il semble qu’il y ait plus de passivité: Jésus est un condamné à mort. C’est au terme d’un procès, qui lui est imposé, qu’on lui prend sa vie. C’est autrui, et même autrui comme juge, qui le met à mort.

D. V ASSE : On ne peut penser la passivité sans l’activité qui la couple. Une passivité pure, qui n’est pas le don d’une activité, n’existe pas. Le bonze ou l’étudiant qui se suicide, nous donne une vie que nous ne voulons pas prendre; par conséquent le don n’est pas réalisé. Un don vécu ainsi n’est plus un don, c’est un encombrement.

J. CL. ESLIN : Cette mort a une certaine signification politique, qui est reçue dans le contexte politique très différent du nôtre, du Vietnam, par exemple, ou du Cambodge.

D. VASSE : C’est la signification qui est reçue, ce n’est pas la mort: car nous n’avons pas réclamé la mort du bonze. C’est là une des différences fondamentales entre la foi, ou la religion, et l’idéologie. Ici nous sommes en pleine idéologie.

J. CL. ESLIN : Il n’est pas sûr du tout que nous soyons en pleine idéologie. Le suicide d’un bonze n’a pas une signification du même ordre que la mort de Jésus. Mais cela me paraît réducteur de dire que ce soit une mort idéologique.

D. VASSE : Ce n’est pas la mort qui est idéologique, c’est la signification qui lui est donnée. Alors que pour le Christ, la mort n’est paradoxalement signifiante que dans l’événement de la résurrection qui échappe à toute signification.

J’aborde maintenant la question de la parole : ce n’est pas par hasard si ce mot de parole a disparu ce matin de mon propre discours. C’est qu’à force de l’employer, j’en ai découvert l’ambiguïté et je l’ai mis au repos. Il est certain que le mot de parole connote tout ensemble le corps, le discours et la voix. Le mot que je préférerais, serait plutôt celui de verbe, parce qu’on ne peut écouter la parole de quelqu’un sans entendre sa voix dans un rapport à son corps. Car le terme de parole, qui est employé dans le langage courant d’une part comme voix et d’autre part comme contenu de la parole (Paroles du Christ) devient extrêmement ambigu. C’est pourquoi, j’ai fait surgir à la place celui de voix. Il y a un an ou deux, j’aurais mis le mot de Parole (avec un grand P).

La folie de la croix. Si la folie est caractérisée par le non-retour de la voix au lieu ou au corps, il est bien évident que le discours du Christ et la croix sont une folie, puisqu’elles indiquent comme lieu de la voix qui parle en Jésus, le Père. Ce qui veut dire que le corps de Jésus-Christ, la présence de Jésus-Christ, c’est le Père. Cela ne peut évidemment être pensé que comme folie, puisque c’est le retour d’une voix, non pas à Jésus-Christ, mais à son Père. C’est constamment manifesté dans saint Jean.

Quant au rôle du regard, ce point met en jeu une autre série de concepts. Le voir, tel qu’on peut le penser anthropologiquement et assez immédiatement est celui de nos sens qui met en rapport avec l’extériorité. Voir, c’est s’identifier au monde, c’est-à-dire à l’objet. Il y a dans la pulsion « scopique », comme on dit, une poussée d’identification à l’objet. C’est le serpent qui fascine (cf. la mythologie autour du serpent). Mais il est non moins certain que, dans la réalité humaine, il y a un rapport nécessaire entre le voir et l’entendre, entre l’œil et l’oreille, parce que c’est seulement l’entendre qui, passez-moi le terme, « castre » le regard. Car lorsque je regarde une tête ou un corps, tout n’est pas dans la vision que j’ai de ce corps ; ce dernier me laisse entendre autre chose que ce qu’il signifie au niveau du regard. C’est cela l’écoute : elle joue dans la mesure où ma vision est renvoyée à l’audition de l’être que je suis, un homme; autrement dit, un homme ne regarde qu’en écoutant. L’animal, par exemple, vit au niveau du regard, c’est-à-dire qu’il n’y a rien d’autre pour lui que la chose ; celle-ci est immédiatement signifiante. Or aucun objet n’est immédiatement signifiant pour l’homme. L’oreille, ou l’entendre, est ce qui vient introduire une faille absolument radicale dans le regard. Ce qui fonde la certitude, c’est le rapport du voir et de l’entendre, lui aussi manifesté par saint Jean: « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux… » C’est cela qui caractérise la présence. Cette dialectique extrêmement serrée est indiquée dans les Ecritures quand il s’agit du face à face. Car le face à face des amoureux, ou le face à face de l’homme avec Dieu, implique à la fois le regard et l’écoute. Ce qui est irritant dans un visage, c’est qu’il se donne à voir en cachant ce qu’il a à dire, et il le manifeste par les trous qu’il présente en lui-même. Un regard file dans les trous: quand je regarde quelqu’un, je cherche à entendre ce que ses yeux, son nez et sa bouche signifient. Je ne peux pas le faire en voyant ce qui est dedans, ce serait de l’ordre du savoir scientifique, mais en cherchant ce que ce regard dit en moi.

X. LÉON-DUFOUR : Je fais une réflexion qui va dans le même sens: la religion chrétienne est une religion de l’entendre, et le voir est renvoyé à la fin des temps. La vision de Dieu est eschatologique.

D. VASSE : La pathologie est toujours très instructive à ce niveau et on apprend beaucoup dans le contact des voyeurs. Dans la mesure où nous le sommes tous un peu, nous pouvons nous référer à notre expérience personnelle. L’identification du voyeur au sexe est telle que son œil est un sexe. Il est réduit à l’objet, au point que le fantasme dernier d’un voyeur est de devenir aveugle, pour être délivré de son regard. On retrouve cela à un certain niveau de profondeur chez tous les voyeurs. Ne plus voir enfin, c’est pour eux d’être délivré d’une obsession. Car ils ne peuvent pas entendre ce qu’ils voient.

La mort et le péché. Il est clair que la notion de péché ne peut être pensable pour l’humanité qu’à partir de la mort ; il faut donc absolument inverser les batteries qui sont les nôtres: c’est parce que nous mourons sans pouvoir donner de sens anthropologique à notre mort, que nous en déduisons le péché. C’est la mort en tant que phénomène universel, et là-dessus Paul est formel, qui implique l’universalité du péché; ce n’est jamais l’inverse. D’où le terrible « coinçage », quand les adultes mettent sur le dos des enfants, à un âge où ils ne sont pas encore capables de pécher, leur propre péché, et, en particulier, leur sexualité. De ce fait, péchant du péché des adultes, ils ne peuvent que se tuer, alors qu’il ne s’agit pas encore de péché, puisque le péché n’est concevable théologiquement que dans la dimension de l’amour. Employer le mot péché à tort et à travers est une faute, un péché pour de bon.

La reconnaissance du péché est donnée par surcroît dans une dialectique de l’amour. Car, dans l’amour, le mensonge de la parole de l’homme devient péché. Ce n’est qu’après la première découverte que nous pouvons dire : c’est parce que nous péchons que nous mourons. Au point de départ nous nous interrogeons sur l’universalité de la mort : pourquoi allons-nous mourir ? Le péché est finalement une déduction. Une preuve en est donnée par l’expérience que nous faisons après coup : dans la mesure où nous avons péché, quelque chose est mort en nous. C’est la tristesse (cf. le discernement des esprits de saint Ignace), ou l’ennui qui manifeste que quelque chose est mort en nous. C’est cela la découverte du péché.

F. GUIBAL : N’y a-t-il pas, dans ta conférence de ce matin, un chemin à suivre à propos du mensonge? La réalité humaine étant cette traversée du lieu et du savoir, qui dans un premier temps est toujours menacée par l’échec que peut constituer soit la folie, soit la mort, il semble que le véritable savoir, celui qui n’est pas folie, est un savoir de vie dans la mort. Mais ceci pourrait définir simplement une certaine sagesse humaine, qui consiste au fond à essayer de vivre honnêtement la condition humaine. Mais il y a un progrès à partir du moment où l’on s’aperçoit que ce savoir de vie dans la mort renvoie toujours quand même à la question de la mort. C’est la raison pour laquelle il y a toujours un décalage entre la folie et la mort. Il y a mensonge, et pas seulement échec, lorsqu’on accepte bien la condition humaine avec la mort qu’elle implique, mais en essayant de dénier la question que cette condition demeure pour elle-même en étant savoir de vie dans la mort. Il y aurait donc une différence entre l’échec, celui de la vie dans la folie ou la mort, et le mensonge qui serait la fermeture sur soi d’un savoir de vie dans la mort qui ne voudrait rien savoir d’une parole possible de vie éternelle.

D. VASSE : Je reviens sur la question que tu as posée à propos de la voix et de la brisure. Ce que j’ai dit ce matin est d’une certaine manière faux, parce que dans la mesure où nous entrons dans une structure mise en péril par la folie et la mort, c’est dans la voix originaire que nous mettons la brisure. Mais elle n’est jamais là. Nous pensons le monde ainsi, mais à partir du moment où cette brisure devient ce qu’elle est, c’est-à-dire division dans l’écoute, c’est cette division de notre propre écoute qui est mise en cause dans ce que nous appelons la brisure de la voix. C’est l’impossibilité de tout entendre, c’est-à-dire d’entendre le silence. Le péché, c’est de ne pas écouter le silence qui est la voix originelle. Il y a donc substitution entre la voix et l’écoute. Et finalement, c’est notre cœur, notre écoute, notre regard et notre sentir qui sont divisés. Seulement nous ne pouvons en prendre conscience que secondairement, après avoir placé cette brisure dans la voix de l’autre.

Ce que je dis est très simple au niveau des rapports humains. Nous ne voyons pas notre propre division et nos propres fautes ; mais nous pouvons être assurés que les défauts que nous stigmatisons avec le plus de force chez les autres, sont ceux-là que nous avons. La brisure de la voix de l’autre est une projection de la division de notre écoute. Ceci est encore une fois très net en pathologie, en particulier dans une espèce de refus orgueilleux et inconscient d’accepter ce que Lacan appelle la division du sujet. Certains névrosés mettent constamment en défaut la parole de l’autre, jamais leur propre écoute. Le refus de reconnaître la division en soi est toujours exprimé par l’affirmation de la duplicité chez l’autre. Il y a des gens qui sont entourés de gens doubles : cela veut dire qu’il est bien entendu qu’eux ne le sont pas. C’est cet effet de feed-back, la duplicité de l’autre reconnue comme division de son écoute, qui rend un homme supportable et humain, et le fait entrer dans une véritable dialectique du mensonge qui lie les hommes entre eux. Quand nous parlons, nous mentons : c’est le ressort de l’histoire. Si nous ne mentions pas dès l’origine avec Satan, si nous ne prenions pas pour nous la parole de l’autre, il n’y aurait pas d’histoire.

D. MAUGENEST : En t’écoutant, une phrase me revient: « Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de péché et de ce corps de mort? ». Tu dis: c’est la voix originaire qui est le silence de Dieu. Mais n’y a-t-il pas plus dans cette voix que ce que formellement tu y mets ? Cette délivrance, ou cette libération, n’est-elle pas donnée par une confession explicite dans le Christ ressuscité ?

D. VASSE : Question importante: nous n’avons pas d’autre possibilité de confesser la voix de Dieu dans son silence ou dans la résurrection du Christ, c’est-à-dire dans sa mort, que celle de confesser notre mensonge. Il n’y a qu’un moyen pour l’homme d’accéder à la vérité, dès lors qu’il parle, c’est de confesser qu’il ment. Confesser qu’on ment, c’est désigner dans le mensonge l’oubli de la vérité. Confesser un oubli, c’est se souvenir; c’est là-dessus qu’est basée toute l’histoire du peuple d’Israël et du peuple chrétien: « Souviens-toi de qui je suis… Tu ne peux te souvenir de qui je suis, que si tu te souviens de qui tu es… ». C’est ce qui s’oppose à la perversité, qui est au contraire, non pas la confession du mensonge et de l’oubli, mais l’oubli de l’oubli. L’oubli de l’oubli est un mensonge au carré, parce que dire qu’on oublie un oubli, c’est confesser qu’on ne l’oublie pas, mais qu’on fait «comme si» on l’oubliait.

D. MAUGENEST : Mais je ne peux pas confesser de moi-même que je mens.

D. VASSE : Pas plus que je ne peux vivre de moi-même et parler de moi-même.

D. MAUGENEST : Je veux dire par-là que l’initiative me vient de la confession de foi elle-même du Christ qui m’apprend mon péché.

D. VASSE : Dans saint Jean, que dit Jésus ? « Vous ne m’entendez pas, vous ne  me comprenez pas, parce que vous n’entendez pas la vérité en vous ». Car nous avons toujours cette possibilité, qui est profondément nôtre, de ne pas entendre en nous ce silence de la vérité, parce que nous ne confessons pas notre mensonge. Mais à partir du moment où un homme se reconnaît menteur, fauteur, limité, etc… , c’est la vérité de l’autre qui lui apparaît. On ne voit pas quelqu’un qui confesse sincèrement son mensonge, proclamer sa vérité ; c’est au contraire le moyen par lequel il va proclamer la vérité de l’autre.

J.-N. ALETTI : Il me semble qu’il y a dans le terme de voix une résonance johannique. Jean-Baptiste dit: «Voix (phônè) dans le désert… », et Jésus : « Vous n’entendez pas ma voix », etc… Il y a donc dans ce mot un aspect musical, une résonance qui ne se trouve pas dans le terme de Parole.

Le plaisir et la joie

1973- in Lumière et Vie, N°114, novembre 1973

Le principe du plaisir est avant tout économique : il maintient en état de marche satisfaisant l’ensemble de l’appareil psychique en ramenant au-dessous d’un certain seuil son niveau tensionnel. Le principe de réalité est, lui aussi, d’ordre économique : il est nécessaire à la vie que soit réalisé le contact avec l’objet. Ces « principes » sont tous les deux de l’ordre de la nécessité : il n’y a pas de choix à ce niveau. La recherche menée par Freud sur le principe du plaisir le conduit à concevoir la vie instinctive comme essentiellement dualiste : il y a des pulsions de vie et des pulsions de mort. Le paradoxe est que nous avons, d’un côté, les instincts de conservation du moi et les pulsions de mort et, de l’autre, les instincts sexuels et les pulsions de vie. L’énigme posée par Freud sera résolue par Lacan : dans la parole jubilatoire de l’enfant qui joue à faire disparaître et réapparaître un objet – jeu de la présence et de l’absence, de la mort et de la vie – le petit d’homme devient Sujet pour un Autre, en même temps que sujet d’une action. Ce passage aux prérogatives de sujet s’opère dans la parole. La parole fait l’homme, elle l’introduit dans les limites de sa vie de mortel. En elle, le je symbolique se substitue au moi imaginaire et à l’autre réel. La parole a pour effet de substituer au plaisir du fonctionnement organo-psychique la jubilation de l’expérience. Et cette jubilation tient en ceci : en un même acte symbolique se trouvent intriquées les pulsions contraires de vie et de mort. La vérité de l’existence humaine est des deux côtés à la fois, celui du plaisir et celui de la joie, celui de la mort et celui de la vie. La psychanalyse maintient ouverte l’énigme qui tient ensemble ces deux propositions contraires, elle ne peut la résoudre.

Quant à la Parole dont l’Église a à témoigner, elle ne peut être entendue que dans le rapport paradoxal de la vie et de la mort de l’homme. Elle n’est pas ordonnée à la suppression de l’un des termes, comme si elle devait remplacer magiquement le plaisir organique par la joie pure ou dénier la limite de la mort : elle se donne comme la vérité de la mort du vivant et de la vie du mortel. Freud – qui parle de plaisir qui conduit à la mort et non pas du plaisir comme « principe éthique de vie » – réapprend pour ainsi dire à l’Église que le principe du plaisir actualise constamment la mort en nous et se trouve être par là même le gardien de la vie : il symbolise la mort et nous évite d’y tomber. Le plaisir et la mort sont du côté du même, la joie et la vie sont du côté de l’Autre, et la foi affirme de ces deux côtés, identité à laquelle l’homme ne peut qu’aspirer sans parvenir à la produire.

Il arrive souvent, pour ne pas dire toujours, qu’une idée touchant à une vérité d’expérience produise dans le développement auquel elle donne lieu après sa naissance une série de résistances dont le but inconscient est d’en masquer la portée. Une des formes les plus banales de résistance que Freud nous a appris à reconnaître est « la transformation d’une idée en son contraire ». C’est ainsi que le vrai devient évidence, c’est-à-dire que la pertinence d’une idée devient le bien-connu d’une rationalisation qui a perdu tout rapport avec l’expérience.

Ainsi en est-il du « principe du plaisir » décrit par Freud dans le fonctionnement de la vie psychique : il se trouve aujourd’hui servir à la justification de bien des causes idéologiques ou personnelles, mais c’est dans la mesure même où il s’est vidé du sens qu’il avait pour Freud. Au prix de son exténuation ou de glissements subtils, le « principe » du plaisir devient « principe de vie » au sens courant du terme. On en appelle alors à l’autorité incontestée de Freud pour éviter d’avoir à saisir le sens de ce qu’il dit et qui fait le ressort de son œuvre.

La question du plaisir touche à ce qu’il y a de plus profond dans l’homme. Le mot plaisir a, cependant, des résonances diverses dans le langage courant. De l’ambiguïté que lui donnent ces différents sens surgit la difficulté d’en préciser le sens dans la problématique analytique. Il prend parfois valeur d’entité personnifiée, comme il en va, par exemple, du bonheur ou de la sagesse, et il est arrivé qu’on me demande si j’étais « pour ou contre le plaisir »… Il y aurait donc des gens qui sont pour et d’autres qui sont contre ! Ce passage du « principe du plaisir » qui régit inconsciemment la vie psychique, à un but qu’il s’agirait consciemment de chercher ne manque pas de rapidité. A vrai dire, il tient de ce tour de passe-passe dont l’inconscient a le secret lorsqu’il veut arriver à ses fins.

Pour débrouiller l’écheveau ainsi emmêlé, force nous est de reprendre dans une première partie ce que Freud entend par « principe du plaisir » et comment sa conception l’entraîne à poser la dualité des « instincts (ou pulsions) » dans l’homme : les pulsions de vie et les pulsions de mort.

Nous verrons, dans une seconde partie, comment, à partir des exemples de Freud, J. Lacan vient articuler son propre discours au plus près de l’expérience clinique, lorsqu’il contre-distingue le « moi » du « Sujet ». Enfin, dans une dernière partie, nous verrons qu’il n’est pas possible que cette question de la vie et de la mort, introduite par la découverte du principe du plaisir, reste sans rapport avec la question de la foi qu’en définitive elle pose.

I – Le prince du plaisir et la dualité des instincts

L’idée que Freud emprunte principalement à Fechner n’est pas simple. Elle a pour lui la valeur d’une hypothèse qu’il laisse bourgeonner au long de nombreuses pages de son œuvre pour voir jusqu’où elle peut conduire. Dans Au delà du principe de plaisir, il écrit : « il ne faut pas voir, dans les considérations que  nous développons ici, autre chose qu’un essai de poursuivre jusqu’au bout une idée, afin de voir, par simple curiosité, jusqu’où elle peut conduire »(1).

De quoi s’agit-il donc lorsque Freud se risque à aborder ce problème touchant « à la région obscure et la plus inaccessible de la vie psychique ? »(2) Il s’autorise alors de « son observation journalière »(3) pour formuler de pareilles hypothèses.

Le principe du plaisir et l’ordre économique

Pour lui, le principe du plaisir est régulateur de la tension psychique. Il rend compte de l’abaissement de cette tension dont l’augmentation due à des excitations intra ou extracorporelles provoque le déplaisir. Il maintient l’appareil psychique en état de fonctionnement en ramenant au dessous d’un certain seuil son niveau tensionnel. Il correspond au constat que le niveau énergétique intrapsychique est maintenu dans certaines limites avec constance (le principe de constance). Cette réduction de la tension tendrait, finalement, à son évacuation radicale (principe du nirvana). A partir des faits qu’il constate, Freud déduit que tous les phénomènes psychiques obéissent à cette loi comme à un principe : « les faits qui  nous font assigner au principe du plaisir une rôle dominant dans la vie psychique trouvent leur expression dans l’hypothèse d’après laquelle l’appareil psychique aurait une tendance à maintenir à un étiage aussi bas que possible ou, tout au moins, à un niveau aussi constant que possible la quantité d’excitation qu’il contient. (…) Tout ce qui est susceptible d’augmenter cette quantité ne peut être éprouvé que comme antifonctionnel, c’est-à-dire comme une sensation désagréable »(4).

Régulateur de la quantité d’excitation et du niveau de la tension, le principe du plaisir est avant tout un principe économique.

Le processus du plaisir rétablit dans l’organisme un état supportable, susceptible de ne pas mettre en danger l’organisation « élevée et cohérente du moi ». L’état de stabilité auquel se réfèrent les sensations agréables ou désagréables est le support économique de la restauration et de la conservation du moi. Mais cette dynamique tensionnelle n’a pas nécessairement quelque chose à voir avec un processus d’identification du sujet. « Elle est déclenchée, chaque fois, par une tension désagréable ou pénible et elle s’effectue de façon à aboutir à une diminution de cette tension, c’est-à-dire à la substitution d’un état agréable à un état pénible »(5).

En d’autres termes, le plaisir, selon Freud, n’est pas défini par une visée ou par le rapport à un objet, comme il en est dans la pulsion ou le désir par exemple. Il est seulement un processus économique qui maintient en état de marche satisfaisant l’ensemble de l’appareil psychique. Dans cette conception purement économique, le principe du plaisir ne saurait se substituer à la notion de plaisir comme fin. Il n’est pas doué d’une intentionnalité qui orienterait l’action et le comportement de l’homme dans le sens d’une quelconque morale hédoniste visant à l’obtention d’un « être de plaisir ». Au contraire, il est motivé par le déplaisir actuel et ne se donne à penser que comme mécanisme « automatique » de régulation(6).

Ainsi défini, le principe du plaisir préside au fonctionnement de la vie psychique dans ces différentes activités et quelle que soient la nature ou la visée consciente de ces activités : la pulsion la plus archaïque comme la sublimation la plus haute, le travail ou la maladie aussi bien que le repos ou le sport obéissent au même principe du plaisir. Et comme le dit fort justement la sagesse populaire : « Chacun prend son plaisir où il le trouve ». Ce qui signifie qu’il n’est pas possible à l’homme de ne pas prendre du plaisir quand bien même il se livrerait à des activités qui apparemment n’en procureraient pas.

Disons, en termes plus philosophiques, que le plaisir est pour Freud un principe parce qu’il est de l’ordre de la nécessité et qu’il n’est aucunement l’objet d’un choix. S’il y a choix, il vient après – pour ainsi dire – et n’intéresse que la modalité selon laquelle cette nécessité s’effectue.

De la même façon et pour la même raison de nécessité, Freud érige, à côté du principe de plaisir, le « principe de réalité ». Le contact avec ce qu’il appelle la « réalité » et qui implique une extériorité – voire une certaine hostilité des choses et du monde – est aussi nécessaire à la vie que la réduction des tensions intrapsychiques. Le lait de la mère pour l’enfant ou le fruit pour l’adulte sont aussi de l’ordre de la nécessité. Entre ces deux  nécessités économiques, celle du plaisir et celle de la réalité, se situent toutes les activités humaines dont la psychanalyse découvre les lois. Bien que ces principes soient tous les deux de l’ordre de la nécessité, ils ne se confondent pas pour autant. Ils ne s’articulent que dans le constant travail de l’appareil psychique. Certes, il faut (principe) que le niveau de tension intrapsychique soit maintenu au-dessous d’un certain seuil (plaisir) comme il faut (principe) que le contact avec l’objet soit réalisé (réalité). Cette double obligation s’effectue dans l’acte de la succion pour l’enfant, dans celui de la récolte pour l’adulte. L’absence de l’objet, le fait qu’il soit hors de portée, et, plus encore, le fait qu’il soit interdit comme appartenant à quelqu’un d’autre manifestent l’immédiate inadéquation entre plaisir et réalité. Cet écart ouvre la voie à l’action qui tend à transformer le monde environnant pour mettre à portée de bouche ou de main l’objet nécessaire à la décharge pulsionnelle du plaisir. Mais cette dernière se trouve alors différée pour un temps et remplacée par la promesse d’une restauration à venir : ainsi la représentation imaginaire de l’objet se substitue à sa réalité interdite ou manquante.

Mais cet écart entre plaisir et réalité ouvre aussi la voie au refoulement : avec lui, l’interdit ne frappe plus seulement l’objet, mais la pulsion elle-même. Tout se passe comme si, dans ce cas, il n’y avait plus d’objet manquant ou d’objet interdit puisque la pulsion est déniée, soumise au refoulement. Elle va cependant tenter de se satisfaire d’objets substitutifs sans que jamais elle y parvienne : ces satisfactions de pacotille ne correspondent plus à la vérité cachée du désir. « Il arrive alors que cette éventualité qui, dans d’autres circonstances, serait source de plaisir (puisqu’il y a satisfaction), devient pour l’organisme une source de déplaisirs »(7). La tension que provoque la pulsion refoulée ne cesse, en effet, d’augmenter, se cherchant indéfiniment de nouveaux objets substitutifs sans que pour autant ne se réalise la réduction normative(8).

Du point de vue économique, voilà donc mises en place, pour Freud, les conditions de fonctionnement de l’appareil psychique, celle-là mêmes du refoulement et de la substitution par la pensée.

Pour illustrer ce qu’il vient d’écrire, il fait justement appel à l’analyse d’un jeu d’enfant qui tente de faire coïncider plaisir et réalité et qui, ce faisant, accède au langage. Ce jeu consiste, en l’absence de l’objet désiré, la mère, à faire disparaître et réapparaître un objet substitutif, une bobine, en accompagnant de jaculations phonématiques les différents temps de son amusement. Voici ce que Freud en dit :

« En jetant loin de lui les objets, l’enfant prononçait avec un air d’intérêt et de satisfaction, le son prolongé o-o-o-o qui, d’après les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection, mais signifiait le mot fort (loin). Je me suis aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour les jeter au loin. Un jour, je fis une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle (…) Tout en maintenant le fil avec beaucoup d’adresse il lançait la bobine par dessus le bord de son lit entouré d’un rideau, où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux Da! (voilà). Tel était le jeu complet comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu’il fut bien évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir »(9).

Il s’agit bien là de la substitution de l’objet désiré par un autre objet le représentant, mais il s’agit aussi de l’apparition du langage qui rend ce jeu possible. La bobine n’est représentative de la mère absente que dans la mesure où elle renvoie aux phonèmes du bébé qui symbolisent le « loin » et le « près ». Dans l’humanisation où le petit d’homme prend la parole au lieu du réel, J. Lacan a su lire, au plus près, le moment du surgissement du désir du sujet. Là où pour Freud, la répétition ne manifestait que l’automatisme du principe de plaisir au service des pulsions de conservation du moi et, en définitive, des pulsions de mort(10), Lacan repère la mise en œuvre de la parole et la prise du corps de l’enfant dans le réseau des signifiants du langage. Saisi par la parole qu’il prend, le petit d’homme entre dans l’univers humain par la médiation du symbole.

Pulsions de vie et pulsions de mort

Mais avant d’en venir à l’apport fondamental de J. Lacan dans son analyse du « rapport profond qui unit la notion de l’instinct de mort aux problèmes de la parole »(11), il nous faut revenir à cette dualité des instincts qui s’impose à Freud comme la conclusion de sa recherche sur le principe de plaisir : celui-ci en effet, tend à réduire l’état organique à l’état inorganique, à rétablir l’état de non-vivant « antérieur au vivant »(12) et conduit aveuglement  vers la mort comme à la fin, au but de la vie. Dans la névrose, il se manifeste dans la répétition qui vise à l’obtention de la satisfaction par les voies les plus courtes, sans tenir compte du détour et de la temporisation qu’exige le principe de  réalité. « Il arrive souvent que le principe du plaisir, se manifestant d’une façon exclusive, soit dans la vie sexuelle, soit dans le moi lui-même, finit par l’emporter totalement sur le principe de réalité, et cela pour le plus grand dommage de l’organisme tout entier »(13).

La domination du principe du plaisir(14) dans la vie psychique jette une lumière sur un certain nombre de phénomènes que Freud passe en revue : le jeu d’enfant, la névrose traumatique, le transfert et la répétition, la régression et la projection, la conscience et les rêves. C’est cette avancée dans la compréhension analytique qui l’autorise à conclure à l’existence d’instincts de mort et à concevoir la vie instinctive comme essentiellement dualiste(15) : il y a des pulsions de vie et des pulsions de mort.

Le paradoxe (apparent) est que les instincts de conservation du moi viennent se ranger aux côtés des pulsions de mort qui tendent à rétablir l’état antérieur tandis que les instincts sexuels sont du côté des pulsions de vie puisqu’ils visent à reproduire « quelque chose qui se serait produit une fois accidentellement et aurait été fixé et perpétué à cause des avantages qui s’y rattachaient »(16).

D’un côté, donc, la conservation, le narcissisme, le moi et la mort comme fin ; de l’autre, l’investissement objectal, la scission de la libido, le sexe et la vie prolongée.

A bien des égards, cette conception est insatisfaisante aux yeux de Freud lui-même, mais quelles que soient les transformations qu’elle subisse dans les recherches ultérieures, – avec la découverte de la libido narcissique et l’extension de la libido à chaque cellule particulière, elle s’impose à Freud(17).

C’est dans la référence à un modèle purement biologique et économique que l’insatisfaction de Freud se perpétue. Mais ses propres recherches ouvrent d’autres voies et c’est J. Lacan qui va résoudre l’énigme que Freud pose.

Qu’il ne s’agisse que d’une pure notion biologique dans l’articulation des concepts contradictoires que Freud met en place, « chacun sent bien qu’il n’en est rien, et c’est là ce qui fait buter maints d’entre nous sur son problème (…) Il faut aborder cette notion par ses résonances dans ce que nous appellerons la poétique de l’œuvre freudienne, première voie d’accès pour en pénétrer le sens, et dimension essentielle à en comprendre la répercussion dialectique des origines de l’œuvre à l’apogée qu’elle y marque »(18).

II – Le «  moi «  et le  » sujet « 

La jubilation du sujet et l’ordre symbolique

Dans la troisième partie de Fonction et champ de la parole et du langage, J. Lacan reprend l’analyse du jeu « Fort-Da ». La disparition et la réapparition de l’objet en appelle à l’absence et à la présence du corps de l’autre. Cette articulation de deux mouvements contraires ne s’opère que dans la parole. Et c’est de cette opposition que surgit l’effet de sens pour un sujet. De cet effet de sens naît la jubilation. Dans l’épreuve de la séparation, le moi disparaît avec l’autre. Et la disparition de ce moi imaginaire comme de cet autre réel est corrélative du surgissement du sujet qui prend, dans le discours, la place qui lui revient, celle de l’Autre laissé vacante. Cet échange des prérogatives entre les sujets autorise l’enfant à être symboliquement présent à la disparition et à la réapparition et de l’autre et du moi dans un même objet représenté par la bobine dont il est maître. C’est la prise de parole qui opère cet échange de prérogatives. Le sujet qui parle est radicalement différent du « moi » disparu avec l’autre, aliéné à l’autre. « C’est toujours dans le rapport du moi du sujet au je de son discours, qu’il faut comprendre le sens du discours pour désaliéner le sujet »(19).

Ainsi, la parole est le lieu du sujet qu’elle symbolise dans le battement de la présence et de l’absence, du loin et du près, du vide et du plein, et finalement de la mort et de la vie. Dans ce jeu inaugural, le je symbolique se substitue au moi imaginaire et à l’autre réel : le petit d’homme devient Sujet pour un Autre, en même temps que sujet d’une action. Il n’y maîtrise pas seulement sa privation, mais il y élève son désir à une puissance seconde. Car l’acte de parler fait disparaître l’objet apparu et apparaître l’objet disparu. Il anticipe aussi bien la présence que l’absence et le sujet de cette action se trouve être différencié aussi bien du « moi » que de l’autre, différencié de ce moi-objet-du-corps-de-la-mère. La parole neutralise pour ainsi dire le champ de forces du désir de l’autre et confère à l’enfant son statut de sujet désirant. Elle lui donne un corps de sujet que la disparition du « moi » en tant qu’objet de la mère ne saurait mettre en danger. Dans la jubilation qu’elle provoque, elle autorise le jeu de la séparation et de la rencontre, jeu qui vient se substituer à la relation de corps à corps éprouvée comme dangereuse aussi bien dans l’abandon de la séparation que dans la rencontre fusionnelle.

De la prise en compte de la parole là où elle surgit dans le texte de Freud, en ce lieu où elle fait du petit d’homme un sujet, naît la possibilité de concevoir le symbole au sens où J. Lacan l’entend. En tant que symbole, la parole articule originairement les concepts dans leur opposition. De cette articulation des contraires naît l’effet de sens qui définit la présence et l’absence, la vie et la mort, etc. aussi bien que le vecteur, la direction qui porte chacun des termes de l’opposition. Ces forces orientées et opposées, c’est ce qu’on nomme pulsions de vie et pulsions de mort. Et du même coup, la parole introduit l’homme dans les limites de sa vie historique de mortel, c’est-à-dire au désir de vivre dans un corps de mort. Elle l’exhausse hors de statut de chose ou de corps purement biologique : « Que l’enfant s’adresse maintenant à un partenaire imaginaire ou réel, il le verra obéir également à la négativité de son discours, et son appel ayant pour effet de le faire se dérober, il cherchera dans une intimation bannissante la provocation du retour qui le ramène à son désir. Ainsi le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir. Le premier symbole où nous reconnaissons l’humanité dans ses vestiges, est la sépulture, et le truchement de la mort se reconnaît en toute relation où l’homme vient à la vie de son histoire. Seule vie qui perdure et qui soit véritable, puisqu’elle se transmet sans se perdre dans la tradition perpétuée de sujet à sujet »(20).

Cette accession à l’ordre symbolique articule l’ordre de l’imaginaire et l’ordre réel et rend compte du fonctionnement de l’appareil psychique qui autorise et préserve le rapport des sujets.

Le « je » et l’autre

Le sujet désirant surgit dans la disparition du moi imaginaire et du corps de l’autre réel. A cette double perte, éprouvée dans un même vécu, correspondent le plaisir réducteur qui en appelle à la mort et la jubilation du sujet qui, pour un temps, la maîtrise. La disparition n’évoque plus l’abandon de la déréliction et de la mort, mais l’absence habitée du souvenir de la présence et de la promesse d’un retour. Ainsi le processus d’identification du sujet le libère du corps chose, de son corps comme de celui de l’autre. Il n’est plus le moi-objet de l’autre ou, si l’on veut, le reflet spéculaire de l’autre qui disparaît avec lui. Du même coup, le « je » vient s’inscrire au lieu de la disparition de la forme du moi et, l’Autre auquel le « je » s’adresse vient s’inscrire au lieu de la disparition de le forme de l’autre. Identifié à l’Autre qui peut disparaître sans mourir il devient le partenaire actif et assume l’absence de l’image spéculaire de l’autre. Le moi perdu apparaît alors comme ce qu’il est : une fiction du plaisir, et le sujet comme ce qui advient et qui demeure dans la parole lorsque la fiction s’évanouit. « Cette affirmation désespérée de la vie est la forme la plus pure où  nous reconnaissions l’instinct de mort »(21). Elle est aussi le renversement du plaisir en joie(22).

La relation de l’organisme – ou du moi – à la réalité symbolique du sujet décrite dans le Stade du miroir n’est pas sans rapport avec le jeu du « Fort-Da ». Une note de Freud en atteste : « L’observation ultérieure confirma cette interprétation. Un jour, la mère rentrant à la maison après une absence de plusieurs heures, fut saluée par l’exclamation : « bébé o-o-o-o » qui tout d’abord parut inintelligible. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que pendant cette longue absence de la mère, l’enfant avait trouvé le moyen de se faire disparaître lui-même. Ayant aperçu son image dans une grande glace qui touchait presque le parquet, il s’était accroupi, ce qui avait fait disparaître l’image »(23).

La contre-épreuve de ce processus d’identification dans la parole se donne à  lire chez les psychotiques lorsque ne se produit pas l’assomption symbolique par la parole et dans le nom. Tout se passe comme si « aucun subjectivité ne venait fomenter tout ensemble la maîtrise de la déréliction et la naissance du symbole »(24). Le plaisir mortifère n’est plus conjoint à la jubilation du sujet, enfermé, pourrait-on dire, dans le fonctionnement d’un corps biologique qui n’est plus le support du verbe qui le conjugue à lui-même et aux autres. Référés uniquement au plaisir sans histoire de leur corps vacillant perpétuellement dans la mort, ils ne sont pas pris, portés dans la structure du langage qu’ils tiennent. Ils sont dans l’impossibilité de symboliser la mort et de s’adresser en tant que sujet à l’Autre. Ils sont au contraire livrés au plaisir, le leur confondu avec celui de autres, objets offerts à la manipulation ou à la déréliction et il arrive que dans une sorte d’exacerbation du plaisir, ils meurent en tuant ou tuent en mourant.

Ainsi, en l’absence de sujet, les pulsions de vies ou les pulsions de mort se trouvent désintriquées. A ce propos, Freud écrit dans Le moi et le ça : « l’apparition de la vie serait donc la cause aussi bien de la prolongation de la vie que de l’aspiration à la mort, et la vie elle-même apparaîtrait comme une lutte ou un compromis entre ces deux tendances »(25). Les instincts se combineraient, s’associeraient, se mélangeraient et seraient à l’œuvre dans chacune des parties de la substance vivante. Il se demande alors « si l’ambivalence régulière que nous trouvons souvent si renforcée chez les individus ayant une disposition constitutionnelle aux névroses, ne doit pas être considérée, elle aussi, comme la conséquence d’une désintrication des instincts ».(26)

Mais nous pensons que là où Freud écrit : « l’apparition de la vie », il faudrait écrire : « l’apparition du sujet », c’est-à-dire l’entrée dans le réseau des signifiants, l’accès à la réalité symbolique. C’est au lieu de ce sujet, en effet, que les pulsions de vie et les pulsions de mort s’originent et se contre-distinguent : c’est en lui que ces pulsions se rencontrent et se séparent, s’affrontent et se conjuguent. C’est dans la mesure où son corps est pris dans le langage que l’homme fait l’expérience de son corps et que l’opposition vie-mort prend un sens.

Du fonctionnement à l’expérience

Ce passage du pur fonctionnement du corps à l’expérience du corps implique une rupture et un renversement dans le continuum du fonctionnement. Cette « coupure signifiante » est constitutive de l’appareil psychique. L’activité du sujet la réactualise sans cesse, dans toutes ses opérations, comme ce qui le fonde originairement. Elle manifeste le passage à la limite entre la vie et la mort précisément dans la parole et un langage dont le sujet est l’effet.

La parole a pour effet de substituer au plaisir du fonctionnement organo-psychique la jubilation de l’expérience. Et cette jubilation tire sa force de ceci : en un même acte symbolique, se trouvent intriquées les pulsions contraires, la vie et la mort.

Ce passage à la limite où s’origine le désir est à chaque instant présent dans l’histoire encore inachevée d’un sujet qui tend vers l’accomplissement d’un impossible désir où la vie serait dans la mort comme la mort est dans la vie, où le plaisir serait identique à la joie, où l’imaginaire recouvrerait adéquatement le réel.

Bien que d’une manière rapide et imparfaite, il nous fallait rouvrir le chemin de la pensée qui, à partir de la découverte du « principe du plaisir » dominant le fonctionnement de l’appareil psychique, mène dans l’œuvre de Freud à conclure à l’existence simultanée de pulsions de vie et de pulsions de mort. Sur ce chemin viennent déboucher tous les grands axes de la théorie psychanalytique et c’est dans une ouverture pratiquée par Freud dans le maquis des observations de sa pratique que Lacan articule ses propres découvertes.

Pulsions de vie et pulsions de mort se conjoignent originairement au lieu utopique du sujet, dans le symbole où il demeure entre la vie et la mort et qui l’introduit dans les limites de son corps et de son histoire. Dans le processus de la répétition auquel obéit le déroulement de la vie psychique et le transfert, pulsions de vie et pulsions de mort tentent de s’équivaloir. Cette jouissance où toutes les pulsions s’accompliraient dans une fin qui en appelle à leur origine symbolique est cependant impossible, forclose. Mais sa quête indéfinie rythme pourtant le temps des mortels dans la vie.

Que cette articulation entre la vie et la mort intéresse le sexe et qu’elle se soutienne de la parole et du langage, c’est bien ce qui est le fondement de la psychanalyse.

« Il reste, écrit Freud, que l’organisme ne veut mourir qu’à sa manière, et ces gardiens de la vie que sont les instincts ont été primitivement des satellites de la mort. Et nous nous trouvons devant cette situation paradoxale que l’organisme vivant se défend de toute son énergie contre des influences (dangers) qui pourraient l’aider à atteindre son but (la mort) par les voies les plus courtes, attitude qui caractérise précisément les tendances instinctives par opposition avec les tendances intelligentes ».(27)

En effet, la libido sexuelle – celle qui émane du ça – cherche à investir des objets, à se scinder, et à priver, pour ainsi dire, le moi d’une certaine quantité de libido. Elle dérange ainsi les tendances narcissiques d’auto-conservation du moi. Ce dernier, livré au principe du plaisir, tente, au contraire, « dans la mesure où il se développe et se fortifie, d’attirer sur lui cette libido orientée vers les objets et de s’imposer au ça comme seul objet d’attachement érotique ».(28)

Ce que nous voudrions simplement souligner ici, sans avoir la possibilité de nous y attarder, c’est l’aspect conflictuel du psychisme de l’homme qui implique dualité des pulsions, scission de la libido, coupure signifiante dont l’effet se trouve être le Sujet en tant qu’instance symbolique. Ce conflit entre l’amour objectal et l’amour narcissique d’une part, et d’autre part, entre le plaisir et la joie, la mort et la vie est au cœur de la question de l’homme. De quel côté se trouve la vérité de son existence ? Ni d’un côté, ni de l’autre, mais bien des deux côtés à la fois dans une paradoxale équivalence du Sujet et de l’Autre, dans la visée d’un but impossible à atteindre et qui pourrait se formuler ainsi : « Aime ton prochain comme toi-même ».

III – La psychanalyse, l’église et le plaisir

L’acte de la parole

Il n’est plus douteux, alors, que le rapport entre le plaisir et la jubilation, entre la satisfaction organique et la joie de la signifiance revêt une importance capitale : l’acte qui tend à les identifier fait jouer le ressort de leur radicale différence. Cet acte est celui de la parole dans lequel l’homme ne cesse de s’interroger sur l’origine et la fin de son existence. Qu’il en ait ou non conscience. Retour à l’inorganique dans la mort ? ou accession au Sujet dans la vie ? A coup sûr : ni dans le premier seulement, ni dans la seconde seulement. La Parole, le Symbole maintient ouverte l’énigme qui tient ensemble les deux propositions contraires, car c’est en elle que se trouve la vérité des deux. La résolution de l’énigme ne semble se trouver que dans la foi en une Parole que l’homme sait ne pas pouvoir prononcer et dans laquelle se réaliseraient les deux buts à la fois : la vie et la mort, ou la vie dans la mort, l’apparition définitive d’un Sujet qui autoriserait la disparition définitive de la vie dans la mort (plaisir) et de la mort dans la vie (jubilation), ce qui est irreprésentable et inconcevable.

Dès lors, on voit bien que la psychanalyse n’a rien à dire là-dessus, et qu’elle ne peut apporter de solution à la question qu’elle contribue à poser et à laisser ouverte.

Elle peut, certes, mettre en évidence l’énigme historique de cette contradiction, c’est-à-dire la maintenir ouverte. Mais elle ne peut la résoudre… sauf à s’identifier à cette parole créatrice qu’elle sait pourtant, mieux qu’aucune autre science, ne pas pouvoir produire. Puisque, au mieux, c’est de l’acte de cette parole qu’elle dépend.

C’est pourquoi elle n’est aucunement habilitée à privilégier les pulsions de mort ou les pulsions de vie : elle ne peut que travailler à les reconnaître dans le discours du sujet. Elle sait qu’elles ont partie liée et que cette liaison est au cœur de toutes les manifestations de la vie humaine organisée par la parole. « L’homme parle donc, mais c’est parce que le symbole l’a fait homme ».(29)

La parole qui fait l’homme est à la jonction du corps biologique et du corps de la langue. Avec elle, le sujet se donne à reconnaître à l’articulation de deux champs de forces hétérogènes : d’une part, le champ de forces obéissant à la loi de l’économie et ordonnée au rétablissement homéostatique de la tension dans l’organisme ; d’autre part, le champ de la signifiance obéissant à la loi du langage ordonnée à la reconnaissance différentielle des autres, des choses et de lui-même. Si le principe du plaisir régit l’économie des forces tendant à ramener au zéro de la mort l’équilibre tensionnel du système, c’est dans l’accès à l’ordre des signifiants, en ce lieu-non-lieu, non localisable (utopique) du sujet – dans son Nom – que l’homme échappe à cette réduction, à ce fading pour entrer dans la durée de son histoire. S’il fait l’expérience du plaisir organique qui n’est, de soi, porteur d’aucun sens, s’il fait l’expérience de la détresse et du non-sens, ce ne peut être que dans l’espoir d’une parole dont sa vie est le signe. Dans la reconnaissance désespérée de la mort, il accède à l’allégresse de la vie qu’il reçoit par la parole. C’est en elle que le sujet qui parle s’articule à l’Autre, à autre chose que la chose régie par les lois de l’économie. Cette échappée du sujet vient se substituer à sa défaillance mortelle dans le plaisir. Cette assomption met l’homme, pour un temps, hors de portée de la mort, dans son nom. Par là, toute séparation ne se donne plus à penser comme mort immédiate, mais comme absence renvoyant au souvenir de la présence comme sa promesse. Dans cette articulation entre le souvenir et la promesse, entre le passé et l’avenir, la parole surgit comme l’instance du présent.

Le déplaisir et la souffrance

Nous voudrions ici introduire une distinction entre déplaisir ou douleur et souffrance. Douleur et souffrance sont certes liées, mais la première connote une référence à l’organisme ou au « moi » tandis que la seconde connote une référente à l’Autre dans la solitude d’un Sujet. Dans la séparation, la souffrance est au désir ce que, dans la frustration, la douleur ou le déplaisir sont à la pulsion insatisfaite. Dans le registre du rapport interpersonnel – dans l’ordre du symbolique – la souffrance s’oppose à la joie, tandis que dans le registre du rapport aux choses ou à leurs représentations – dans l’ordre du réel ou de l’imaginaire – la douleur s’oppose au plaisir.

Les deux concepts sont cependant liés, car c’est le manque de l’objet et le déplaisir qu’il entraîne qui renvoie à la solitude du désir ou au manque-à-être du Sujet qui en appelle à l’être-de-l’Autre. En d’autres termes, c’est parce que le bébé a faim qu’il crie et s’adresse à quelqu’un d’autre. La parole, et avant elle la voix, opère ainsi ce passage à l’ordre symbolique des sujets où s’articulent le temps et l’espace et du même coup l’imaginaire et le réel. C’est elle qui tient le sujet dans son corps et le situe par rapport au monde et aux autres. Elle déloge l’homme de son corps morcelé par les pulsions qu’il éprouve et le fait habiter – toujours asymptotiquement – dans le sujet d’un discours où il se reconnaît dans une paradoxale unité, celle de son Nom, de son « je ».

Hors de toute spécularité imaginaire, au delà de toute connaissance immédiate de son moi, il reconnaît la présence d’un Autre – fût-il absent – à l’image duquel il serait créé. Mais cette image ne se réfère à aucune forme visuelle : elle surgit au contraire, nous l’avons vu, dans la disparition de la représentation visuelle. Son seul support est auditif et renvoie au Nom du Sujet plus qu’à la forme du corps disparue. La médiation de la parole prend le pas sur l’immédiateté du regard d’où le sujet se trouve délogé. Ce délogement libère le sujet du plaisir immédiat et mortifère et fait advenir la reconnaissance de l’Autre et de Soi au lieu de la connaissance et de la satisfaction.

Cette parole qui indique et symbolise la limite du plaisir et le passage dans l’ordre symbolique à la joie et la libération du sujet implique toute la problématique de ce qu’en psychanalyse on nomme castration et qui n’a aucunement le sens de mutilation qu’on attribue couramment à ce terme : « En psychanalyse, ce terme signifie une interdiction du désir dans les modalités d’obtention du plaisir (nous dirions interdiction de la pulsion), interdiction à effet harmonisant et promotionnant tant du désirant ainsi intégré à la loi qui l’humanise, que du désir auquel cette interdiction ouvre la voie à de plus grandes jouissances ».(30)

Cette interdiction à « effet symboligène »(30) ne se soutient que de la loi du langage et la souffrance, au sens où nous l’entendons, marque l’éclosion du désir. En ce sens, les parents dignes de ce nom, ont, non pas à provoquer, mais à respecter l’inévitable souffrance et détresse de l’enfant, à lui permettre d’être affecté dans son corps et dans son cœur par les nécessités de la vie sans en être eux-mêmes affectés. S’ils ne supportent pas l’inévitable limitation imposée à la satisfaction immédiate de l’enfant, ce dernier n’aura jamais pour horizon ou pour but que le plaisir ou le déplaisir de ses parents qui ne veulent pas que leur rejeton souffre. Cette souffrance les blesse dans leur narcissisme et l’enfant n’est jamais référé à leur propre désir, c’est-à-dire à lui en tant que Sujet. Ils mettent ainsi sans le savoir un puissant obstacle au processus de l’identification du Sujet.

Ainsi, la souffrance est le signe d’une brisure dans le rapport spéculaire, dans le corps à corps que l’enfant entretient avec ses géniteurs ou leurs substituts et qui l’aliène à eux. Elle est la voie ouverte à sa propre aventure,  la recherche de la vérité de son propre désir dans lequel il aura toujours à devenir et à résider. Si l’étau mortifère du plaisir et du déplaisir parental ne se desserre pas, si, pour la plus grande satisfaction narcissique des parents, l’enfant n’éprouve jamais une détresse qui est la sienne, jamais il n’accédera au statut de Sujet. Cette absence de détresse devient alors la détresse suprême : « la douleur qu’il faut d’abord éprouver, écrit Heidegger, et dont il faut soutenir le déchirement jusqu’au bout, est la compréhension et la connaissance que l’absence de détresse est la détresse suprême et la plus cachée, qui, du plus loin qu’elle soit, commence à peser sur nous. L’absence de détresse consiste en ceci : on se figure qu’on a bien en main le réel et la réalité et que l’on sait ce qu’est le vrai, sans qu’on ait besoin de savoir où réside la vérité ».(31)

L’articulation nodale que nous avons tenté d’indiquer tout au long de ces pages comme le surgissement du sujet réside dans la mise en œuvre de la différence entre le moi imaginaire et le sujet symbolique. C’est dans cette différenciation entre le « moi » et le « je », qui implique un prodigieux renversement, que se trouve la vérité du désir humain. Sans elle, hors de la parole qui lui advient et qui le redonne à lui-même, l’homme ne serait pas homme.(32)

Les objets réels aussi bien qu’imaginaires, la fiction du « moi » s’inscrivent, ainsi, dans une relation du Sujet à tous les autres sujets. Par là, le principe du plaisir se trouve être le processus qui enracine dans un corps de mort le désir éternel de la présence au monde, à soi et à l’Autre. Dans la parole.

L’église et le plaisir

Que veut-on dire, alors, lorsqu’on dit que l’Église condamne le plaisir ou, du moins, qu’elle ne l’a pas pris en compte ? On voit bien que cela dépend du sens que l’on donne au mot « plaisir ».

Il est vrai que les champions d’une certaine morale obsessionnelle et perfectionniste ont cru trouver dans le christianisme la justification d’un système d’auto-protection et de conservation mortifère du « moi ». Il est également vrai que la névrose et la peur de la vie – Freud dirait la peur de la pulsion sexuelle qui entraîne un désinvestissement du moi au profit de l’objet – peuvent trouver dans la religion, quelles qu’en soient ses formes, un système de rationalisation qui dénie et le plaisir et la mort. Dans un tel système tout est à l’envers. Et ce qu’on(33) appelle le Sujet n’est plus que le moi travesti.

On fait comme si le « je » ne se donnait à entendre dans la joie de sa libération là où, précisément, le « moi » se gorge de satisfactions narcissiques : on joue le Je. Au nom d’un Dieu, Sujet absolu, représentant, en fait, toutes les perfections imaginaires d’un Moi exhaussé au rand de la divinité, on évite de manière inconsciente et perverse le surgissement du sujet humain. On se donne du plaisir à mourir pour un Dieu qui n’est rien d’autre que le moi idéalisé. On baptise joie ce qui n’est que satisfaction aliénante. On se donne alors à Dieu et au prochain, mais c’est pour mieux s’enfermer dans l’image fallacieuse de son moi. Et cette image ne vaut jamais que la valeur qu’on lui donne. On fait comme si l’on faisait la vérité alors qu’on ne fait que la dire. Et on la dit pour ne pas la faire.

Ce processus inconscient substitue le on au je, mais il n’empêche que tout discernement spirituel n’a pas d’autre visée que celle d’en repérer les effets. Dire la vérité sans la laisser se faire, c’est opposer le plus grand obstacle au surgissement du désir et à la désaliénisation du sujet, c’est – en d’autres termes – s’enfoncer dans les ténèbres du mensonge. Et l’homme ne peut reconnaître que la vérité se fait en lui que dans la mesure où il est impuissant à la faire en la disant, où il abandonne sa prétention à la faire. Cette prétention est celle du moi, en effet, et l’on sait qu’elle est ordonnée au plaisir et à la mort. Quand l’homme découvre la vérité qui est en lui, il découvre, du même coup, qu’il ne peut la dominer, qu’il ne peut que s’y livrer. Et cette vérité que le sujet humain ne peut contenir, ne peut jamais adéquatement se représenter, c’est la vie et la mort. Il est livré aux deux. Et dans la mesure où il conjugue les deux dans le verbe, dans la parole, il en est le Sujet, le lieu.

Si on joue le je, c’est que la parole de vérité qui le constitue comme vivant et mortel ne se fait pas entendre. Et ce qu’il prend pour de la souffrance ne sera jamais référé qu’au plaisir-déplaisir de son « moi »… jusqu’à l’aigreur ou la maladie organique. Jamais cette souffrance imaginaire n’ouvrira la faille où surgit le désir de la présence et la joie promise de vivre avec les autres. Au lieu de signifier la brèche ouverte dans les murs de la prison du moi, conservé dans le fantasme mortel de sa toute-puissance imaginaire, ce processus livre le sujet mort-né au seul principe du plaisir travesti en principe de réalité. Ce qui ne va pas, comme l’écrit Freud, sans grand danger pour l’organisme lui-même. On proclame l’amour d’un Dieu Vivant, mais c’est pour mieux se livrer à la manipulation réductrice du Moi et à la mort. On s’imagine faire l’expérience de Dieu et on ne fait même pas l’expérience de l’homme. Ce n’est pourtant qu’à travers elle que le christianisme conçoit la révélation de Dieu.

L’expérience du fonctionnement mortifère auquel l’homme est livré pour le temps de sa vie est, en effet, la pierre d’angle du christianisme, l’expérience hors de laquelle aucun don de la vie, aucun pardon n’est pensable. Hors de cette expérience – qui n’est en rien différente de l’expérience de tous les hommes et de chacun – le chrétien ne peut donner aucun contenu à la notion de « salut ». En elle, au contraire, il fait l’expérience qu’il vit alors même qu’il est livré à la mort, l’expérience de tout homme.

La foi est une Parole qui donne la vie suppose l’expérience de la mort. Et le fait de parler témoigne de cette double expérience : la parole fait vivre le sujet dans la présence d’un Autre dont le corps est absent et c’est dans cette absence qu’il se reconnaît comme sujet parlant, comme présence. Mais la parole de l’homme lui révèle aussi l’impuissance où il est de faire « apparaître »  le corps de l’autre là où il se trouve, dans l’absence. La vérité, encore une fois, n’est ni dans le premier mouvement,  ni dans le second, mais à la jonction des deux, dans cette articulation symbolique de la présence et de l’absence, de la vie et de la mort. La vérité de la parole est dans la Parole même.

C’est pourquoi le fait de parler témoigne de l’acte de la Parole qui fait l’homme – ou plutôt qui l’engendre. Le sujet humain ne se reconnaît que dans ce lieu-non-lieu de la parole qui le nomme, lieu symbolique par excellence, à l’articulation du langage qui demeure et du corps qui meurt.

Une morale qui tenterait d’établir trop immédiatement le danger du plaisir et qui, partant, interdirait d’éprouver les effets de la mort ne peut qu’enfermer l’homme sous la domination du principe de plaisir qu’elle entend dénoncer. Et elle le fait avec d’autant plus de force qu’elle ne sait pas qu’elle le fait. Nous sommes alors dans le domaine de la perversion inconsciente qui dit une « vérité » qui n’est référée à aucune expérience et qui la dit d’autant mieux que la parole se trouve alors désimpliquée du discours comme de l’expérience. Elle est un semblant de parole dans laquelle le sujet s’épuise à demeurer sans y parvenir jamais. Discours logique et corps biologique fonctionnent parallèlement sans que jamais, dans la parole même, le discours ne renvoie à l’expérience et l’expérience au discours. Dans cet univers du faux-semblant, l’ordre symbolique est forclos. Dans la sincérité du moment, qui prend valeur de vertu ou d’idéal, l’homme est livré à ces « envies », au pur fonctionnement de ses pulsions de mort alors même qu’il croit tenir la parole de vie. Ce dédoublement fait de lui la victime du principe de plaisir qui le mène à la mort alors même qu’il se conduit en vainqueur, en vivant comme il lui plaît.

On saisit, dès lors, tous les contre-sens qui peuvent se glisser dans l’attitude de l’Église vis à vis du « plaisir » et de la mort quand elle a à témoigner de la Parole de Vie qui, dans la Résurrection, triomphe de la Mort. Cette Parole ne remplace pas magiquement le plaisir organique par la joie pure, elle ne dénie pas la limite et la mort au profit d’un sentiment « océanique », pris par Freud dans une autre de ses œuvres pour le sentiment religieux, mais elle se donne bien davantage comme la Vérité et de la mort du vivant et de la vie du mortel. Cela signifie qu’elle ne peut être entendue que dans le rapport paradoxal de la vie et de la mort de l’homme. C’est à la résolution de cette contradiction de fait qu’elle est ordonnée, non à son évitement par la suppression d’un des termes. Elle ne peut s’écouter que là : dans l’expérience de l’homme vivant livré à la domination de la mort en même temps qu’au désir de vivre éternellement. C’est dans cette proximité de la mort que l’homme fait l’expérience qu’il est autre que le moi imaginaire qu’il croit être. Délivré par la parole de la fiction imaginaire dans laquelle il s’aliène, il devient ce qu’il est, un Sujet qu’il ne peut imaginer. Ce Sujet ne peut se concevoir à l’image du moi. Il ne peut que se donner à reconnaître par un Autre.

C’est de ce combat entre aliénation et libération, entre mort et vie que témoigne l’Église. C’est pourquoi elle ne peut pas ignorer le plaisir et la mort. Mais elle ne peut pas davantage exhausser le plaisir au rang de « principe de vie ».

Sur ce point, au moins, la psychanalyse et l’Église, quelles que soient les polémiques dans lesquelles elles se crispent, disent la même chose. Freud parle du principe du plaisir qui conduit à la mort, non du plaisir comme « principe éthique de vie ». Mais ce que Freud réapprend, pour ainsi, à l’Église, c’est qu’il faut tenir compte du principe du plaisir parce qu’il est le gardien de notre vie et non seulement de notre vie psychique. Hors de cette prise en compte la Parole dont l’Église est le lieu perd jusqu’à sa pertinence. Le principe du plaisir, en effet, actualise constamment la mort en nous. Il en fait la butée sur laquelle l’ordre symbolique de la parole prend appui et c’est dans ce heurt, cette rupture que le désir du Sujet, nous l’avons vu, surgit alors même que le moi s’évanouit. Et, en ce sens, il est bien le gardien de notre vie : il symbolise la mort et nous évite d’y tomber.

La jouissance qui marque l’acmé du plaisir en est aussi la fin et l’issue. Elle n’est humaine que dans l’ordre symbolique où l’éclatement et la perte du moi, la mort, est corrélative de la présence de l’Autre à Soi, présence qui n’a plus rien à voir avec l’objet d’un plaisir ou d’une pulsion, mais qui renvoie au Sujet qui demeure et à la joie d’être avec.

Le « je » en effet n’est aucunement de l’ordre de la représentation, il n’est encadrable dans aucun objet, dans aucune forme de moi. Il est de l’ordre de la présence que toutes les représentations moïques tentent d’aliéner et qui ne se laisse entrevoir, justement que dans leur disparition même. Le Sujet, source de toutes les représentations du moi, ne peut se concevoir à l’image d’aucune d’elles. Il se conçoit à l’image de ce qui n’est pas de l’ordre de la représentation, mais d’une présence irreprésentable. Il se conçoit comme inconcevable par lui-même. En d’autres termes, il se conçoit à l’image de Dieu.

Ainsi, quand il se conçoit selon l’image qu’il se fait de lui-même, selon son « moi » – donnerait-il à ce Moi le nom de Dieu – l’homme est livré à la domination du principe du plaisir, sujet aveugle, sourd et muet, emprisonné dans le « moi ».

Quand il se conçoit à l’image de Dieu irreprésentable – donnerait-il à ce Dieu le visage universel de l’homme, son frère -, l’homme se trouve délivré du plaisir et de la mort quand bien même il y est livré. Il est appelé à voir, à entendre, à parler, c’est-à-dire à recevoir de l’Autre son identité de Sujet au temps précis où la parole l’en sépare. Même et Autre. Le plaisir et la mort sont du côté du même, la joie et la vie sont du côté de l’Autre et la foi n’affirme pas autre chose que l’identité de ces deux côtés, identité à laquelle l’homme ne peut qu’aspirer sans parvenir à la produire.

Denis Vasse



(1) S. FREUD, « Au delà du principe du plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1963, p 29.

(2) Ibid., p 8, c’est nous qui soulignons.

(3) Ibid., p 7.

(4) Ibid. p 9, c’est nous qui soulignons, et p 79.

(5) Ibid., p 7.

(6) S. FREUD, L’interprétation des rêves, Paris, P.U.F., 1967, p 470.

(7) S. FREUD, « Au delà du principe du plaisir », op. cit., p 11.

(8) Ibid., p11 : « A la suite du conflit qui avait abouti au refoulement, le principe du plaisir cherche à s’affirmer de nouveau par des voies détournées, pendant que certaines pulsions s’efforcent précisément de le faire triompher à leur profit, en attirant vers elles la plus grande somme de plaisir possible (…) Le refoulement transforme une possibilité de plaisir en une source de déplaisir ».

(9) Ibid., pp 16-17.

(10) Ibid., p 48.

(11) J. LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Ed. du Seuil, 1966, p 316.

(12) S. FREUD « Au delà du principe de plaisir », op. cit. pp 48,72.

(13) Ibid., pp 10-11.

(14) Ibid., pp 7, 9, 10, 18, 20, 28, 40, 44, 70, 80.

(15) Ibid., pp 63,70.

(16) Ibid., p 72.

(17) Ibid., p 55 et p 77, note 1.

(18) J. LACAN, « Fonction et champ… », Écrits, p 317.

(19) J. LACAN, op. cit., p 319.

(20) J. LACAN, op. cit. P 319.

(21) Ibid., p 320.

(22) L’assomption jubilatoire par laquelle l’homme se donne à reconnaître comme sujet dans l’écoute d’une parole qu’il adresse à l’Autre est décrite dans le « Stade du miroir » de Lacan, op. cit. P 94 : l’assomption jubilatoire de l’image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit d’homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet ».

(23) S. FREUD, « Au delà du principe du plaisir », op. cit., p 17 note 1.

(24) J. LANC, op. cit., p 318.

(25) S. FREUD, « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1963, p 213.

(26) Ibid.

(27) S. Freud, « Au delà du principe du plaisir », op. cit., p 50.

(28) Ibid., p 218.

(29) J. LACAN, op. cit., p 276.

(30) F. DOLTO, « Au jeu du désir, les dés son pipés et les cartes truquées » Bulletin de la Société Française de Philosophie, n°4, 1972, p 132.

(31) M. HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p104

(32) M. HEIDEGGER, « Temps et être », L’endurance de la pensée, Paris, Plon, 1968, p39. En d’autres termes, Heidegger s’exprime ainsi : « Qui sommes-nous ? Nous restons prévoyants avec la réponse. Car il se pourrait que ce qui caractérise et signe l’homme se détermine précisément à partir de ce que nous avons à méditer ici : l’homme qui regarde la venue à lui de l’état de présence, celui qui, à partir de cette venue à lui, déploie sa propre présence et, à sa manière, vient lui-même à être pour tout ce qui entre en présence et pour tout ce qui en sort. L’homme se tenant au cœur de la venue à lui de la parousia, cela pourtant de telle sorte qu’il s’ouvre pour accueillir l’avancée du déploiement – le Il y a – comme donation venant du Il y a parousia ; si ce qui, dans la donation, est dirigé vers lui n’atteignait pas l’homme, alors, avec le défaut de cette donation, l’être ne resterait pas seulement en retrait, pas seulement non plus renfermé – l’homme resterait exclu de l’ampleur du règne du : il y a être. L’homme ne serait pas homme ».

(33) Le pronom indéfini on – toujours repérable dans le discours des psychotiques – représente ici l’indifférenciation des personnes, la confusion entre le moi, le je et l’autre. Il équivaut à la non apparition d’un sujet perdu ou aliéné dans un discours qui n’est plus référé à une expérience personnelle.