Conférence, par Denis Vasse.
Ecouter la voix
Ecouter quelqu’un, c’est entendre sa voix.
Entendre la voix de quelqu’un, c’est – dans le silence de la présence – laisser pénétrer dans ses propres oreilles, par la médiation de l’air subtil qui transporte les ondes, ce qui sort de la bouche de celui qui parle. C’est laisser résonner dans le lieu de son corps, dans le cœur, les vibrations qu’impriment à l’air, hors de son corps, le jeu minutieux des cordes vocales sous la poussée du souffle de l’autre. Entendre la voix de quelqu’un, c’est recueillir en soi quelque chose du plus intime de l’autre. Les modulations de la voix font vibrer notre tympan de manière unique et spécifique pour chaque être rencontré : nous reconnaissons les gens à la voix. Elle nous indique – souvent sans que nous le sachions – leur manière d’être, parce qu’en elle, comme en un registre musical, se manifestent les accords et les dissonances, l’ardeur ou la platitude, la joie ou l’angoisse d’une présence qui cherche à se dire et qui n’est présence à soi que dans le fait de se dire. La voix d’un homme trahit toujours quelque chose de son histoire passée et de sa structure actuelle, sa « structure », c’est-à-dire, si vous voulez, la manière dont il se vit, ses dispositions, comment il se trouve dans sa peau.
Cette voix qui nous trahit à chaque instant dans la résonance qu’elle procure au corps de l’autre est toujours déjà enchevêtrée dans les signes du discours qu’elle articule. Tout occupés que nous sommes à la cohérence de ce qui nous est dit, nous sommes rarement attentifs à la qualité de la voix. Et s’il advient que nous le soyons, par le biais d’une attention qui ne peut que rater son objet, nous ne pouvons plus l’être à la cohérence du discours. Lorsque nous écoutons parler quelqu’un, nous pouvons être attentifs soit à la cohérence de ce qu’il dit, à son discours, soit à la manière dont il le dit, à sa voix.
Ainsi, dans le discours qu’elle tient à «l’extérieur », la voix exprime la vie dans le même temps où la vie s’éprouve comme proximité à soi-même. Si vous voulez, la voix est l’expression de la vie. Non seulement, la vie se donne par la voix, mais la voix est l’expression de la vie parce qu’elle se donne et qu’il n’y a pas de concept de vie pensable hors du concept de don-de-soi. La voix ne prend conscience d’elle-même qu’en se donnant, comme la vie.
La voix est la vie : dans le même acte de se donner, elle crée un discours qui est une œuvre indépendante d’elle-même et qui s’en détache ou s’en sépare, mais aussi, sortant de celui qui l’émet, elle se donne comme se donne la vie qui l’habite. Parler, c’est vivre, et vivre, c’est donner la vie, ce qui est aussi bien courir – pour l’homme – le risque d’engendrer ou de mourir.
Parler, c’est vivre et/ou mourir.
La voix : entre-deux originaire du savoir et du lieu
Etablir le concept de « voix » n’est pas chose facile. Car la voix n’est pas de l’ordre de la représentation, de l’ordre du discours. Elle n’est pas non plus de l’ordre de la présence. Elle est bien plutôt l’énergie qui, franchissant les limites d’un lieu, spécifie hors de ce lieu la présence qui habite ce lieu et qui s’inscrit au lieu de l’autre par la médiation d’un savoir qui la représente.
Cela veut dire que la voix, énergie qui franchit la limite d’un lieu dans la condensation d’un savoir pour l’autre, est ce qui fonde, ce qui crée et le Lieu et le Savoir qui, hors d’elle, ne peuvent se donner à penser que secondairement. La voix est à l’origine du Lieu et du Savoir. Traversant la limite de la peau, elle est ce par quoi la surface de la peau se donne à penser comme volume du corps dans une représentation sans épaisseur pour l’autre. La voix est l’entre-deux fondateur, originaire, du corps et de la parole, du dedans et du dehors, du réel impossible à entrevoir hors de l’imagination qui le représente.
La voix, pourtant, offre le risque permanent d’être pensée comme le lieu ou le savoir. Le « ou » qui s’introduit ici à la place du « et » renvoie à la structure de la conscience, régie par la loi de la contradiction qui lui interdit de penser, dans la clarté de la représentation, deux choses ou deux concepts d’ordre différent en même temps et au même lieu, comme le sont la présence et la représentation, le recueillement d’un volume en soi-même et l’expression d’un savoir hors de soi, pour un autre… (ou pour soi). Ce qui revient à dire qu’il est impossible à la conscience de penser l’origine de ses propres coordonnées, de l’espace et du temps.
La conscience, qui a pour fonction de représenter, est totalitaire et tente constamment d’imposer sa loi et de réduire la présence à la représentation, de l’enfermer et de la posséder pour mieux la saisir et la comprendre. Elle imagine la présence à l’intérieur d’elle-même et finit par confondre le dehors et le dedans, le réel et l’imaginaire, capable qu’elle est d’incorporer en elle-même le corps étranger de l’autre livré à travers sa représentation : cette incorporation de la représentation qui se donne à penser comme présence, dans l’absence, c’est le fantasme.
La brisure de la voix
Il n’y a pas de réalité humaine pensable hors de ce rapport à la voix comme entre-deux originaire et fondateur du lieu (le corps, si vous voulez) et du savoir (le discours). Cela nous amène à penser qu’il n’y a de véritable écoute de quelqu’un, de sa voix, de son être, que dans l’écoute de ce rapport entre son lieu et son discours (sa voix). Mais, s’il en est ainsi, l’espace de cette écoute ne peut être «défini» que par le rapport de notre propre lieu à notre propre savoir, dans l’écoute de notre propre voix, ou plus exactement de la voix qui parle en nous, et que nous ne pouvons écouter que dans le silence, envisagée comme l’ultime parole de la présence qui se dit à elle-même. C’est dans le silence seulement que nous pouvons écouter la voix de l’autre qui parle en nous de la présence qui se donne en lui et en nous dans les représentations d’un savoir.
Laisser sortir de la bouche de quelqu’un le savoir qu’il articule, c’est laisser résonner en lui et en nous le rapport fondateur de son être même dans son rapport au nôtre. Ecouter la voix de quelqu’un dans le silence d’une présence qui se dit à elle-même, c’est – ipso facto – l’inviter à l’incessant voyage qui le fait sortir de lui pour se loger dans ce qu’il croît être pour l’autre (son savoir) avant de le faire revenir en lui-même pour se loger à nouveau dans ce qu’il est (son lieu), irréductible au lieu et au corps de la présence de l’autre.
La non-réponse à la demande de reconnaissance dans le savoir ou dans le lieu creuse en lui la question de la destination et de l’origine. Où donc est-il ? Où donc se situe-t-il ? Seulement dans les limites de son lieu ou seulement dans celles de son discours ?
Ni savoir abstrait qui l’inscrit dans un système de représentations pour l’autre, ni corps abstrait (séparé du savoir) qui le circonscrit dans les murailles infranchissables de son lieu, la réalité humaine ne se laisse entrevoir que dans le rapport des deux, dans la voix.
Il se peut – et c’est l’enjeu de l’expérience humaine – que le rapport se dissocie et que la voix se brise.
Dire que la voix se brise, c’est laisser entendre que la limite qui sépare le lieu (corps) du savoir (discours) n’est plus traversée et que n’étant plus traversée elle n’est plus vécue comme séparation qui constitue la différence originaire du lieu et du savoir. La tension du rapport entre les deux s’efface et l’homme en vient à « vivre » dans le savoir imaginaire comme si le savoir était le lieu réel de son corps… et c’est la folie, ou bien dans le lieu réel de son corps comme si le lieu de son corps était le savoir imaginaire et c’est la mort.
Si la voix se brise, si elle n’est plus la transgression de la limite qu’elle fonde entre le savoir et le lieu, si elle n’est plus précisément la VOIX QUI PASSE A TRAVERS, s’ouvre alors le royaume de la FOLIE, SAVOIR SANS LIMITES, où les représentations ne renvoient qu’à d’autres représentations, SANS RAPPORT avec le lieu d’où il est émis : bateau ivre, désemparé, qu’aucune amarre jamais plus ne retiendra au port, ne liera au corps puisque le corps ne peut plus y être vécu que comme le non-lieu d’un savoir pur. Le FOU est un homme enfermé dans son SAVOIR (IMAGINAIRE) et cette clôture est d’autant plus infranchissable, dans un sens ou dans l’autre, qu’il ne sait pas qu’elle est clôture : c’est seulement dans la mesure où une voix, la voix d’un autre ou la sienne, se fera entendre à travers elle, la traversera… qu’il se saura enfermé de toutes parts mais, justement et déjà, à la recherche d’une porte. Chercher à sortir de la prison de son savoir, c’est déjà espérer retrouver les limites bienheureuses de son corps, être bien dans sa peau.
La brisure de la voix fait tomber l’homme dans le royaume de la folie… à moins que ce ne soit dans le royaume de la mort. Ou l’un, ou l’autre. La brisure de la voix supprime le rapport et la limite : elle supprime le et qui les sépare et les contre distingue, et laisse s’établir les deux termes dans l’exclusion réciproque ou la confusion.
Si la VOIX ne vient plus manifester en la traversant la limite du lieu, et s’extérioriser en un savoir, s’ouvre – pour l’homme – la gueule béante de la mort, LIEU SANS LIMITES, NON-LIEU, non représentable pour un autre, vécu par l’autre comme le non-savoir, le non-su d’un pur lieu. Le MORT est un homme enfermé dans son LIEU (REEL) et cette clôture est d’autant plus infranchissable, dans un sens ou dans l’autre, que l’autre sait qu’un tel lieu n’en est pas un … puisque aucun savoir n’en sort, aucune voix n’y retourne.
La folie et la mort
Quand la voix ne fonctionne plus, à la limite du SAVOIR et du LIEU, la réalité de l’homme vivant s’évanouit dans la FOLIE ou dans la MORT.
Un homme vient me consulter. Il « est prêtre » et après un moment de silence : « Voilà, me dit-il, je n’arrive plus à rien faire et je crois (une voix en lui le lui dit) que j’ai une mission et, après mon ordination, je me suis mis à penser qu’il n’y avait aucune raison pour que je ne sois pas chanoine, ou évêque, ou même cardinal… ou même pape … et même (il hésite) Jésus-Christ. Je me dis bien maintenant que cela n’est pas vrai, mais lors de ma «crise », je le pensais vraiment. On m’a traité à l’hôpital… (Il s’arrête repris par l’incantation irrésistible de sa voix qui évoque la mission divine et finit par me dire à mi-voix) : encore maintenant je ne suis pas sûr que ce ne soit pas vrai… »
Ainsi, le fou (!) se prend pour ce qu’il dit être, ce qu’il sait être et c’est pourquoi il est perdu dans les mots qui sont, pour lui, plus réels que son corps et que sa peau. Dès qu’ils sont émis, ils prennent force de réel et deviennent la référence unique : ils ont valeur absolue, c’est-à-dire déliée d’un lieu particulier, abstraite, séparée radicalement de son corps et de son histoire. Du moins, pour lui. Il est livré à l’imaginaire qui se développe en lui, mais qu’il ne connaît plus comme le sien propre. Il prend le rêve pour le réel (comme toujours quand on rêve). Il n’a plus les pieds sur terre.
On dit d’un homme perdu dans son discours qu’il est fou à lier. Il est éprouvé comme dangereux de se livrer à la toute-puissance des mots, et quiconque y est aliéné suscitera chez ceux qui l’entourent le désir et la nécessité, bienveillante ou hostile, de le ramener de force en un lieu. Non plus un lieu défini par une présence organisée par elle-même, mais un lieu qui est une localisation arbitraire imposée par d’autres : l’hôpital psychiatrique, la prison… ou parfois, jadis, le couvent.
La folie se donne donc comme un savoir accompli en lui-même et qui n’a à franchir aucune limite dans l’acte de son accomplissement. Il faut, dit-on habituellement, « que l’idée passe dans le fait ». Cette expression dit bien le changement d’ordre qu’implique l’accomplissement et l’authentification d’un savoir. Le « fait » n’est pas le savoir, ce qui revient à dire que l’accomplissement du savoir exige du savoir qu’il meure à lui-même, à son universelle possibilité pour se réaliser dans la particularité d’un lieu.
L’on peut aussi bien dire que la folie est une voix sans lieu. Et ce qui est fou est précisément qu’une voix ne peut pas se concevoir sans lieu, sans un lieu d’où elle sort et où elle retourne. Une voix sans lieu est une voix inconcevable, aberrante, folle. Une voix qui ne peut se poser et se reposer nulle part, qui. ne s’accomplit pas.
La voix qui ne peut être recueillie en un lieu qui la caractérise et la spécifie est littéralement la voix de tous et de personne, échouant à se recueillir en elle-même, projetant la présence hors de soi, hors des limites d’un lieu où elle deviendrait silence.
A cette limite extrême, vous entrevoyez que tout savoir a quelque chose à voir avec la folie : il en prend le risque puisqu’il est pour l’homme la tentative de se projeter hors de lui-même, dans la représentation de soi, pour se comprendre et se concevoir comme un autre pour l’autre et pour lui-même.
Le fou est l’homme qui, projeté définitivement et indéfiniment hors de lui, dans la représentation du savoir, tente de faire de ce savoir son lieu et perd le chemin du retour à soi. Il est a-liéné : sans lieu… et sans lien.
C’est la mort qui ancre le savoir dans son lieu
Le délire nie la limite, il ne la connaît pas. Il ne la traverse pas. Connaître, en effet, c’est traverser. Il ne la connaît ni dans l’espace, ni dans le temps et cette négation en son terme est dénégation de la mort souvent repérée dans les fantasmes de mission ou de protection particulière qu’elles soient dites d’origine divine ou diabolique.
Ce qu’il y a justement de curieux, c’est que les épisodes délirants s’accompagnent toujours d’une angoisse massive corrélative à cette impossibilité de se situer dans l’espace et dans le temps, dans les coordonnées symboliques où imaginaire et réel s’articulent en réalité humaine.
Elle est aussi corrélative de l’impossibilité qu’a un tel homme de se concevoir comme mortel et vous entendrez souvent dire à quelqu’un qui sort ou qui est sorti de son délire : « Je croyais que j’étais immortel et j’en éprouvais une angoisse formidable ». C’est cette angoisse massive du psychotique qui, en certaines circonstances, le pousse irréductiblement au suicide.
C’est en effet dans ce rapport à la mort que l’homme peut définir son lieu et sa limite dans l’espace et le temps. Si vous voulez, la mort est un pur lieu, un pur fait que, dans le savoir qui organise le lieu de la vie, la voix de l’homme nie, et que, dans la folie, qui est une dénégation du lieu, la voix dénie, déniant aussi la vie dont elle est l’expression et le don.
En affirmant la vie, la voix sort de l’espace du corps où la mort est à l’œuvre. Mais il n’y a pas d’autre manière de vivre que d’avouer en la niant la mort. Et il n’y a pas non plus d’autre manière de mourir. C’est le rapport à cette ultime limite de la mort, constamment transgressée par la vie qui définit le lieu de notre corps dans un savoir.
C’est ce rapport à la mort qui ancre l’homme dans le réel et contraint son imaginaire tout-puissant à composer avec le désir de l’autre sous peine de mort. Avant l’irruption de la Parole porteuse de loi et opératrice de structure, il n’y a pas d’imaginaire et de réel. Ces deux ordres ne peuvent être pensés qu’à partir d’elle. Avant elle, il y a confusion, magma, chaos proprement inimaginable et qui ne se donne à imaginer qu’après-coup comme déstructuration de la structure.
La folie, le savoir et la mort
Résumons nous en une phrase :
La folie est un savoir qui n’est plus traversé de/par la mort. Ou, ce qui revient au même, qui est délié de son lieu. Ce qui peut s’écrire encore : La folie est un savoir de vie qui n’est plus sous-tendu, en quelque manière, par un savoir de mort. Savoir de vie sans mort, savoir de vie éternelle. Pur savoir de vie qui se précipite constamment dans le danger d’une mort qu’il ne sait pas prévoir. De celui qui traverse une rue sans « réaliser le risque qu’il prend » d’être écrasé – vous déclarerez qu’il est fou.
La folie est un discours qui ne se heurte à aucune impossibilité, à aucune limite étrangère, le discours de celui qui n’a pas conscience de ses limites. Un discours sans lieu qui, paradoxalement, enferme celui qui le tient et l’aliène dans le non-lieu des mots, hors de son corps aussi bien que dedans, là où il n’est pas. Dans le vide.
Il en va du fou comme de l’alpiniste qui bascule dans le vide parce qu’il a mal évalué ou imaginé sa prise. Ce qu’il croyait être prise est non prise : il n’adhère plus à la paroi dont il n’a pas trouvé la faille, et au lieu de retomber dans l’équilibre de son corps, il tombe dans le vide. De celui qui délire, comme de l’alpiniste en ce cas, on dit qu’il dévisse ou qu’il décroche.
Autrement dit, le savoir – qui est ex-pression et pro-gression de la vie dans un lieu et une histoire – ne se distingue de la folie – qui est suppression du lieu et de l’histoire – qu’en ceci qu’il est sub-version symbolique de la mort, de la limite, alors que la folie en est la transgression imaginaire ou réelle.
Le pro-cessus de la vie implique la sub-version de la mort.
Nous disions que la folie était un savoir qui n’est plus traversé par la mort (passage au travers de… ). La mort quant à elle est un lieu qui n’est plus traversé par le savoir. Un lieu que le savoir ne sait pas, mais seulement un lieu par où il retourne et dans lequel il revient.
La voix : différence originaire du savoir et du lieu
ou l’énigme de la traversée
Nous voici parvenus au moment décisif, en vérité, de notre enquête. Dire, en effet, que la folie est un savoir qui n’est plus traversé par la mort et que la mort est un lieu qui n’est plus traversé par le savoir, c’est laisser entendre que la sagesse (raison) est un savoir qui est traversé par la mort et que la vie est un lieu qui est traversé par le savoir qui est lui-même traversé de/par la mort.
Ces deux propositions peuvent s’écrire, lorsqu’on les articule : La vie est un lieu traversé par le savoir : elle est sagesse selon que ce savoir est traversé de/par la mort, elle est folie selon qu’il ne l’est pas.
Mais cette traversée du lieu de/par le savoir et du savoir de/par la mort dans le lieu limité où elle survient, cette traversée qui fonde après coup et le savoir et le lieu, comment s’opère-t-elle et que peut-on en dire ?
Elle se présente comme l’énigme originelle de la réalité humaine dans la VOIX. Enigme, la voix, puisqu’elle ne peut être pensée ni comme le lieu de la présence, ni comme le savoir de la représentation. Elle est le rapport incessant des deux tout en étant irréductible à aucun des deux ordres : elle est, dans la représentation, la manifestation de la présence, et dans la présence la manifestation de la représentation. Elle est dans le savoir la subversion du lieu et dans le lieu la subversion du savoir : elle est le passage à la limite de l’un et de l’autre : la traversée elle-même. C’est pourquoi elle n’est concevable que dans l’écoute de la parole, l’acte de parler et/ou d’entendre. Parler consiste à é-mettre, mettre dehors, la voix entendue, tenue dedans. C’est pourquoi la voix fonde la catégorie de l’espace : elle crée un dedans et un dehors inimaginables sans elle. A un moment donné : précisément le moment où elle se donne dans la création et la séparation du dedans et du dehors, premier repère spatial, avènement des choses et des êtres. Cette manifestation de la voix qui se donne comme origine de l’espace est aussi bien, par conséquent, origine du temps, création et séparation d’un passé et d’un futur, premier repère temporel des choses et des êtres qui avant elle n’existaient pas dans l’espace et le temps. En tant que manifestation de la voix, la parole est toujours originelle : repère de l’origine du temps et de l’espace, mais repère irrepérable dans le temps et l’espace : elle est toujours l’ici et le maintenant des êtres et des choses, du lieu et du savoir, de la présence et de la représentation, du corps et du discours. C’est pourquoi la voix ouvre l’espace de l’écriture dans le temps de l’histoire.
D’une question à l’autre
Disons – en gros – que la batterie de concepts utilisés jusqu’ici est empruntée à l’anthropologie. On aurait pu emprunter d’autres séries, à résonance plus psychanalytique (par exemple). Cette analyse de la voix comme entre-deux originaire du lieu et du savoir, du corps et du discours, de l’espace et du temps creuse la question (sempiternelle) de l’origine, barrant la route à une réflexion linéaire qui voudrait penser l’origine comme une notion chronologique appuyée sur le report indéfini d’une antériorité (l’œuf et la poule) dans le temps.
La « voix » est ainsi entendue comme traversée énigmatique : énigmatique en ce sens qu’elle questionne le silence, qu’elle questionne dans le silence, qu’elle est faite – en son nerf – de la question du silence. Une énigme se mesure à la profondeur du silence où elle se recueille et dans lequel se développe sa question. La voix [de l’homme] se mesure aux profondeurs de la mort (néant) où et d’où elle se recueille. Sur fond de mort, se développe la vie. Le silence de la mort est le lieu où se recueille la parole de la vie. La voix sort de ce silence et y retourne. Elle en pose la question. L’énigme de la voix ne se donne à penser comme traversée originaire que dans, par et à travers le silence de la mort (de l’attente) interprétée comme voix se donnant dans le silence, présence à soi de l’origine et de la fin, hors du lieu et du savoir où elle se donne à penser entre l’origine et la fin. Interprétation, en vérité, plus sage que folle, puisqu’elle implique un savoir de la mort comme retour à l’origine de la vie, dans le corps ; mais aussi, plus folle que sage, puisqu’elle implique un savoir de la vie dans la mort, savoir de vie éternelle, hors du corps.
Une telle interprétation fidèle à la voix qui se faisait entendre dans le silence d’hier et qui se fait entendre dans le silence du souvenir, aujourd’hui, ne peut qu’inscrire au livre de Vie sur le registre des morts tous ceux qui ont vécu selon l’ordre de cette voix, ordre qui ne doit rien au lieu, ni au savoir, mais qui les fonde en les traversant.
La voix qui se fait entendre dans la parole engendre l’existence de l’homme en son corps et son discours : elle appelle à l’existence ce qui sans elle, sans cette trouée du silence d’où elle sort (naissance) et où elle retourne (mort) à chaque moment (présent), ne peut se donner à penser.
Mais cette voix qui donne à penser le savoir et le lieu ne se pense que négativement dans1e silence « d’avant » la naissance et dans le silence « d’après » la mort. Penser la Voix, c’est l’impossible tâche à laquelle est attelé l’homme de penser le silence dont il est issu et où il retourne – à chaque instant.
Tâche impossible, en vérité, puisqu’il ne l’exprime qu’en parlant. Dans la voix parolée qui est silence, l’homme laisse entendre la voix silencieuse qui la fonde en la traversant et qu’il livre dans son corps et dans sa parole.
La voix de l’homme ne peut dire le silence d’où elle vient et dont elle est le « signe » dans l’origine que si elle se tait dans un silence de mort dont la clameur se fait entendre par tous comme la VOIX qui sourd dans les voix.
Une telle interprétation fidèle à la voix qui se fait entendre ici et maintenant, aussi bien que dans la promesse ou le souvenir, se donne à penser comme la FOI contre l’infidélité du MENSONGE qui enferme la VERITE dans le seul savoir, ce qui conduit à la vanité de la folie, ou dans le seul lieu, ce qui conduit à l’enfermement dans la mort.
Le mensonge de l’homme réside dans la possibilité qui est sienne de ne pas écouter la Voix silencieuse, cette énigme de la vie qu’il cherche à résoudre en la réduisant à la folie de son discours ou à la mort de son corps. Le mensonge enferme dans l’oubli le silence. Et c’est à travers le prisme d’une folie, don de soi hors de soi qui ne serait pourtant pas aliénation, d’une folie qui serait sagesse, comme à travers le prisme d’une mort, don de soi hors de soi qui ne serait pourtant pas non-vie, d’une mort qui serait Vie, que l’homme peut croire à une VOIX qui serait silence et qui pourtant se donnerait à entendre : VOIX d’un Dieu qui se donne à lui-même dans l’acte de la séparation d’avec soi qui est identiquement acte de la création d’un autre, acte d’un maintenant éternel qui se fait entendre dans le silence éternel du monde et de la mort.
La voix de Dieu dans le silence
C’est dans le silence des astres, de la lumière, de la terre et des eaux, dans le silence de la création que depuis toujours et jusqu’à toujours l’homme reconnaît la voix de Dieu. La lumière originelle est, comme la mort, silence.
C’est dans le silence du désert et dans le silence de la mort qu’il a entendu la voix.
C’est en écoutant le bruissement silencieux de son sang coulant en lui et hors de lui qu’il parle. Création, naissance, désert, exil, mort : tels sont les lieux de la révélation de la Voix de Dieu, les lieux où elle se donne à entendre dans la vie de l’homme. C’est dans le maintenant de ce Silence qu’hier comme aujourd’hui et comme demain, l’homme reconnaît l’énigme d’une Voix qui l’appelle à la vie et le constitue dans son lieu et son savoir, dans son histoire. C’est là que, dans la mesure où il écoute et où il se souvient, il contracte l’alliance éternelle.
C’est dans le silence du monde où son savoir se perd, c’est dans le silence de son lieu (corps) où sa voix prend corps et où il meurt lorsque sa voix s’éteint, c’est dans le silence, et de lui, que l’homme fait l’expérience du don de la vie. Le silence du monde qui a toujours raison du savoir de l’homme, le silence de son histoire qui le met constamment en position d’exil, le Silence s’oppose à la voix de l’homme et la traverse. Il est concevable comme la FIN du savoir, de l’histoire et de la vie de l’homme, ou, ce qui revient au même, comme le retour à l’ORIGINE du savoir, de l’histoire et de la vie, dans la mort. Le SILENCE qui traverse le savoir de l’homme et le constitue en espace-temps où résonne et se monnaye la différence originelle, qui traverse la vie de l’homme et la constitue comme sortie et retour dans l’Arche du Rien, ce SILENCE est à concevoir comme la Traversée originelle qui fonde toutes les autres traversées fondatrices du lieu et du savoir, de l’histoire et de la création, de la vie et de la mort : le Silence est la Voix qui traverse toutes les autres voix. Le SILENCE est la VOIX de Dieu qui traverse et fonde la voix des hommes. Il est Parole de Dieu dans la parole de l’homme, c’est pourquoi il ne peut être cherché et trouvé que là : dans le maintenant de la parole de l’homme qui se prend pour objet, c’est-à-dire dans le langage, dans l’histoire et dans le corps (écriture) de l’homme, découvrant en elle cela même qui la constitue comme traversée, comme voix, la Parole de Dieu articulée, lue et vécue comme Don de la Vie se donnant sans repentance dans la création, l’alliance, la naissance et la mort.
Dans l’impossibilité où il est, en effet, de fonder par sa parole la Parole originelle, l’homme se trouve acculé à l’alternative de considérer sa vie, sa parole, son histoire
– ou comme transgression indéfinie de la loi échouant perpétuellement à se saisir de la Promesse de Dieu dans la mesure où il oublie la Voix silencieuse de la création.
– ou comme don d’un Autre d’où elle vient et où elle fait retour comme à son Origine et à sa Fin, dans le don silencieux de sa vie dans la mort. Ainsi laisse-t-il se poser et se développer l’énigme de sa voix ouvrant nécessairement la question d’une Alliance éternelle dans le silence de la création.
Le Christ comme manifestation du Silence ou de la Voix de Dieu
manifestée dans la mort ou / et dans la voix des hommes
Dans l’Evangile, et particulièrement dans l’Evangile de Jean, le Christ – corps et discours – se donne à entendre comme la manifestation spatio-temporelle de la Voix originelle, celle du Père, comme la manifestation du Silence de Dieu.
Il est ce qu’annonce « la voix qui crie dans le désert » de l’histoire du peuple de Dieu, il est celui qu’annonce la voix du prophète Moïse, répercutée en écho indéfini dans le chant des prophètes, et la voix du Prophète n’est prophétique en vérité que si elle donne à entendre ce que le prophète lui-même a entendu, la Voix de Dieu toujours déjà barrée par la voix du prophète qui parle. La voix de Dieu ne se donne à entendre que comme silence, cela même que la voix de l’homme ne peut pas articuler. Cette rupture dans la transmission, qui cache dans le silence de la parole la voix qui se donne à entendre originellement, constitue en médiateur silencieux le corps du prophète : lorsque quelqu’un nous raconte ce qu’a dit un tiers, c’est nécessairement dans le silence qui traverse ce que dit l’interlocuteur que nous entendons la voix du tiers. Sauf si, par ruse, l’interlocuteur tente de reprendre à son compte la voix même de ce tiers : il ne témoigne alors que de lui-même. Le silence du Prophète où se donne à entendre la Parole de Dieu engendrera, devant l’échec d’une parole à faire entendre le silence qui la constitue comme voix de Dieu, un prophète silencieux, le Serviteur souffrant dont l’impuissance à dire sera plus effectivement signifiante, plus puissante que le dire.
Cette impuissance à dire le Nom de Dieu, Parole originelle, fondatrice de toute parole vraie parce qu’elle la traverse dans le silence d’elle-même, c’est bien l’expérience que fait tout homme quand il parle, incapable qu’il est de dire adéquatement ce qui s’opère silencieusement dans l’acte du souvenir. C’est vrai du Nom de Dieu, mais c’est aussi vrai de n’importe quel nom propre : dire un nom propre, le nom de quelqu’un, c’est manifester en la barrant (toujours déjà) la présence à soi d’un autre dans l’acte du souvenir qu’on en a. C’est manifester l’autre comme étranger à soi, absent dans l’acte même de sa présence à soi. Le maintenant de la présence n’est accessible que toujours déjà barré par l’invocation du NOM dans l’écriture opaque d’un CORPS. La mort est l’opacité radicale du CORPS et l’invocation du NOM ne peut la traverser que dans l’effet d’une VOIX qui toujours déjà lui a donné NAISSANCE, de la VOIX ORIGINELLE.
C’est comme le LIEU et le SAVOIR de cette VOIX originelle que le Christ se donne à entendre dans le souvenir en acte dont la voix des témoins de sa Résurrection est le signe, ce dont nous sommes tout au long de l’Evangile avertis : cette VOIX qui le constitue dans son corps et dans son discours, c’est la voix qu’entendent les morts eux-mêmes (5,25), la voix qui se fait entendre en traversant l’opacité ultime et mortelle du corps de Lazare (11,43), la voix dont la modulation parolée est génératrice de vie, dans l’écoute (5,15) et de vie éternelle (3,15-16), la voix qui, dans le maintenant originaire d’elle-même, franchit toute limite de temps et de lieu, toute frontière (10,3-5) et toute mort (5,27-28), la voix que jamais les hommes n’ont entendue comme telle parce qu’elle est Silence (5,37), et qui n’est pourtant pas étrangère puisqu’elle est la proximité même qui rassemble l’être et les êtres (10,3-5) dans le silence originel, voix de l’ami qui appelle à la joie (3,29), voix de l’esprit dont la perception éveille à la présence et fait naître à nouveau (3,8).
Le savoir du Christ entendu « comme » folie
Jusqu’à plus ample informé, quiconque se prévaut d’un savoir de la vie éternelle n’est pas sage : il peut être considéré comme fou puisqu’un tel savoir nie toute possibilité de retour dans les limites du lieu et dénie la mort, à laquelle toute sagesse humaine ramène comme à l’abri de l’être en tant qu’être.
Nous l’avons longuement analysé dans la première partie, le fou est celui qui se réfugie dans un « savoir d’immortalité » pour fuir l’angoisse massive d’une mort omniprésente dans le lieu de son corps. Il se boucle, s’enferme dans les remparts abstraits de ce savoir et en colmate toutes les brèches au prix d’un effort épuisant, pour que la mort ne fasse plus irruption dans l’endroit où il se trouve. Nous l’avons dit, c’est pour cela que la présence d’un fou nous est tellement insupportable : quoi qu’il en ait, la rigidité et la folle assurance de ses certitudes nous renvoient à notre propre angoisse de la mort.
Il n’y a qu’une manière de nier la mort, c’est de se réfugier en effet dans l’imaginaire d’un savoir (voire d’une science) qui abolit immédiatement toute limite et de dénier tout ce qui pourrait en elle la rendre présente : c’est-à-dire, en dernier ressort, toute souffrance et tout altérité. C’est pourquoi le fou vit dans son « monde intérieur » et échoue constamment à rencontrer quelqu’un d’autre. L’irruption de l’autre, dans la contradiction par exemple, dans l’obligation aussi de respecter une Loi quelconque, le précipite immédiatement dans cela même qu’il ne peut penser, dans son propre corps : c’est-à-dire dans la mort.
Ce que je voudrais indiquer ici – rapidement – c’est que la multiplicité des contacts avec les « autres » (sociologiquement parlant) à laquelle sont invités ceux qui sont enfermés hors de leur propre corps pour apporter remède à leur maux… (« vous devriez sortir, voir des gens… ») ne fait que renforcer leur angoisse. Les donneurs de tels conseils participent à la folie de celui qui cherche désespérément quelqu’un qui saura écouter la voix de mort qui inconsciemment le submerge. Ce n’est que dans le silence de notre propre mort, pour autant que nous pouvons nous y recueillir, que le hurlement forcené de la vie hors d’elle-même du fou peut se faire entendre. Ecouter un fou, c’est être soi-même dans le lieu de la mort. S’il en est ainsi, il n’est pas faux de dire que la folie est constitutive du savoir de l’homme, puisqu’elle est l’instance qui le renvoie à sa condition de mortel. Elle manifeste qu’il est porteur d’une voix qui sort du néant et qui y retourne comme à son origine, dans la mort. Cette VOIX qui se manifeste dans, par et à travers le savoir des hommes dans l’acte de parler n’est finalement audible que dans le silence de la mort qu’entendent les mortels … quand ils vivent et là où ils vivent.
De cette analyse, il ressort, en résumé, que la modalité du rapport à la mort en nous-mêmes est ce qui permet et colore notre rapport à autrui, et non l’inverse. Il n’y a d’accès à l’altérité que dans l’absence radicale, c’est-à-dire dans la mort. Là où il n’y a pas savoir de la mort, il n’y a pas vie avec d’autres possible.
Ne sachant pas la mort, le fou au contraire l’agit : c’est pourquoi il tue et se tue. Il tue le mortel parce qu’il a peur de la mort. C’est pourquoi « il faut » l’arrêter, l’enfermer ou le tuer : avant qu’il ne tue. Le fou ne peut pas vivre au milieu des mortels. La proximité du prochain lui est aussi insupportable que la mort.
Mais quiconque se prévaut d’un savoir d’immortalité dans la proximité du prochain, c’est-à-dire qui se laisse atteindre par la voix de l’autre, par sa blessure et finalement par sa mort peut, certes, être considéré « comme » fou, mais il ne l’est pas. Simplement il entend avec plus d’acuité la voix silencieuse de la mort qui œuvre en lui, et c’est pourquoi il entend l’autre et, par l’acte de cette écoute, le fait vivre, mortel, en lui-même. Traiter de fou un fou, traiter comme fou un homme, c’est finalement ne pas entendre en soi le silence de la mort. C’est pourquoi, dans le langage courant, traiter quelqu’un de fou, c’est refuser de l’écouter, l’exclure du champ de la parole qui traverse la limite, et du champ du langage traversé par la mort.
Le fou ne sait pas la mort : il ne peut donc vivre, si vivre consiste comme nous l’avons dit – à subvertir la mort. Mais le sage qui ne reconnaîtrait pas dans le fou le non-savoir de la mort comme le noyau même du non-savoir-vivre serait plus fou que le fou.
Mais celui qui donne à entendre sa parole de vie dans le lieu de la mort comme passage de la mort à la vie s’adresse par excellence aux mortels qui font tout au long de leur vie l’expérience de ce passage, dans la subversion de la mort. Dans la parole qui constitue son lieu et son savoir, son corps et son discours, il donne à entendre une VOIX qu’entendent les mortels, Voix qui se donne comme la réalité ultime de l’Homme et des hommes, c’est-à-dire comme l’Origine de l’existence et de l’histoire, Silence qui traverse en les fondant hors de lui-même la vie et la mort de l’homme. Hors de lui-même, c’est-à-dire dans ce qui les traverse et les différencie dans l’éternel maintenant d’une présence à soi et à l’autre, VOIX parfaitement réalisée, donnée dans le Silence du monde, dans la Lumière de la création ; Silence d’une vie se donnant dans le don de la créature comme la Voix qui se reçoit et se donne dans le silence du monde.
Le Christ fait entendre le Silence de la mort comme la Voix de Dieu
La vie se donnant, mourant à elle-même dans la parole de l’homme indique la mort comme lieu de passage à travers lequel la voix de Dieu se réalise dans le silence de la création. Mais réaliser la vie comme ce qu’elle est, don d’elle-même, c’est, pour l’homme, laisser s’accomplir la voix qui traverse sa parole, son savoir et son lieu dans le silence de la mort. Cet accomplissement dans la mort, dans le don radical de soi, est le destin de toute vie qui se sait comme vie.
C’est pourquoi prétendre à une parole qui se donne comme le lieu et le savoir, comme le corps et le discours de la vie éternelle, c’est aussi bien se donner comme Dieu se donnant dans l’acte de la création que comme Homme se donnant dans l’acte de la mort : dans les deux cas, unique Silence d’une séparation, d’une différence originelle hors de laquelle aucune Présence et aucun présent ne peut se donner à penser. Dans le silence éternel de la mort se fait entendre la Voix éternelle de la création, – jusque-là oubliée -.
Mais alors, se donner comme enraciné, lieu et savoir, corps et parole, dans cette VOIX-SILENCE, c’est proprement se donner comme VIE dans la MORT. Proprement, c’est-à-dire « EN VERITE », c’est se donner comme le Vivant, maintenant, comme Parole originelle.
Etre vivant dans la mort où se donne la vie, c’est ressusciter. Et c’est pourquoi, ce n’est qu’à la lumière de la Résurrection que le corps et le discours du Christ peuvent être dans l’acte du maintenant du souvenir interprétés comme l’accomplissement de l’Histoire ou, autrement dit, comme la VOIX de Dieu se réalisant dans l’acte Silencieux de la création.
C’est aussi bien dire – et c’est encore Jean qui le dit – que Dieu est amour, a-mort. Il n’est pas la mort dans la mort même. S’il est vrai que « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime », que le don de la vie dans la reconnaissance de la vie de l’autre est la mort de la mort : l’a-mour, ou création.
L’a-mour est définitive victoire sur la mort, définitive subversion de la mort, définitif savoir de la vie dans le savoir de la mort, définitif lieu de la vie dans le lieu de la mort. Sagesse éternelle de Dieu qui ne peut se donner à lire, hors du rapport à la Voix de Dieu dans le silence de la Création, que comme savoir de fou et/ou lieu de mort. Ainsi en est-il pour les hommes qui rencontrent Jésus-Christ sans entendre la Voix silencieuse de Dieu qui parle en eux : ils pensent qu’il est « possédé », « qu’il délire », que son « discours est trop fort et que personne ne peut l’entendre» et ils le tuent pour le ramener à son statut de mortel. Ce faisant, pourtant, ils rendent à jamais audible le silence de la mort.
Toutes les références scripturaires de cette étude se réfèrent à l’évangile de Jean.
Denis Vasse
Il. – EN MARGE DE LA CONFERENCE DE DENIS VASSE : LA VOIX, LA FOLIE ET LA MORT.
CH.-H. O’NEILL : J’aimerais que D. Vasse précise ce qu’il entend par Parole : est-ce uniquement le bruit que l’on fait avec sa bouche, ou d’autres choses qui permettent de s’exprimer, par exemple le silence lui aussi?
D’autre part, peut-il développer davantage ce qu’on a appelé traditionnellement la folie de la croix ou la folie de l’évangile, en fonction de ce qu’il nous a dit sur la folie et la mort ?
G. ENDERLÉ : J’aimerais une précision sur le rôle du regard: par rapport à la voix ou à l’écoute, comment le regard, ou le voir est-il impliqué dans cette approche anthropologique ?
P. BOVATI : Je trouve dans l’Ecriture que la mort en général et la mort du Christ, sont très liées à la catégorie ou à la notion théologique du péché. J’aimerais que l’on essaie de voir dans notre discussion comment le péché s’articule à la notion de mort, comment cela est vu dans la mort même du Christ, et aussi comment le péché fait partie de notre vie même. Je ne voudrais pas que la considération du péché soit faite d’une façon extérieure et rapportée à la mort du Christ seulement pour en faire un acte de rédemption, mais je souhaiterais voir comment tout cet ensemble est vécu anthropologiquement.
G. PETITDEMANGE : Je serais intéressé par une explicitation de ce qui ce matin m’est apparu comme un léger détour dans l’exposé, bien que cela fût annoncé au début avec la mention des Pharisiens, je veux dire la question du mensonge. Car il est vrai que les Pharisiens, c’est nous…
F. GUIBAL: Ma question pourrait rejoindre celle qui concerne la vie et la mort de Jésus, ainsi que la description de la réalité humaine. Tu proposes la voix comme étant l’entre-deux du lieu et du savoir, et tu montres que la brisure de la voix est la dissociation qui peut mener soit à la folie d’un savoir sans lieu, soit à la mort d’un lieu sans savoir. Mais il me semble que les deux choses ne sont pas absolument sur le même plan. Car ce qui va être le lieu d’une écoute possible de la question humaine, le lieu de surgissement possible de la foi, ce n’est pas le savoir et les représentations, mais c’est le renvoi de ce savoir au silence du corps comme ultime parole. Il serait intéressant de préciser un peu en quel sens il y a analogie entre folie d’une part et mort de l’autre, et en quel sens les deux cas sont différents, puisque c’est justement dans la mort que se pose la question d’une écoute du silence.
D. VASSE : Je répondrai d’abord au P. Guillet.
Le mot de conscience me gêne, parce que, pour moi, c’est un mot piégé. Pour que le mot de conscience se donne à penser, il faut qu’il se donne dans un rapport, et dans le rapport d’un langage structuré qui le définisse. Autrement dit, il ne peut être pensé en dehors d’une certaine structure conceptuelle qui met en jeu l’inconscient, la loi, le désir, la mort, etc…
D’autre part, vous assimilez ce terme de conscience à un savoir de … Quand il s’agit de l’accomplissement d’un savoir, ou de l’accomplissement des Ecritures, il est bien évident qu’il y a une antinomie profonde et structurale entre, d’une part, la conscience et le savoir et, de l’autre, l’accomplissement. C’est un problème philosophique et une session sur la conscience du Christ suffirait à nous occuper.
Vous me demandez d’ouvrir une piste pour éc1airer la chose. Si ce que j’ai essayé de dire ce matin a quelque chance d’être opérant, il est bien certain qu’il n’est pas possible de penser la conscience de quelque homme que ce soit sans rapport à la mort. C’est un critère d’humanité. Le savoir de la mort est constitutif de notre conscience. Il serait donc extrêmement curieux que le Christ soit le seul homme qui ait échappé à cette loi de l’humanité. Autrement dit, poser cette question, c’est poser, par-dessous, la question de l’humanité du Christ. C’est dans cette piste que je chercherais personnellement.
Dernière remarque : si la conscience implique rapport à la mort, alors qu’est-ce que la mort ? Autrement dit, c’est dans le contenu du mot mort que la conscience du Christ, en tant que Fils révélé de Dieu, nous interroge. Est-ce que la mort, dans la problématique humaine et historique, ne peut être, comme l’écrira Freud, que la réduction à l’état inorganique, c’est-à-dire rien, ou un événement qui n’en est pas un ? Or la lecture de la vie du Christ consiste en ce que l’événement de cette vie est précisément la mort dans le don. A partir donc du moment, où l’Eglise primitive interprète la mort comme quelque chose de nouveau, c’est-à-dire comme le don de Dieu dans la création, nous ne pouvons pas faire autrement que de parler du Christ comme en parlent les évangiles. Je ne crois pas qu’il y ait un désaccord profond, mais il y a un problème de langage à propos de ce mot de conscience.
J. GUILLET : Du moment que vous parlez de don, vous rejoignez exactement ce que je veux dire. Le Christ meurt et sait ce qu’il fait: il donne sa vie.
D. VASSE : Il donne sa vie, cela veut dire qu’il a vécu… et que sa vie est don de la vie.
O. DE DINECHIN : Je voudrais prolonger la question en la rapprochant de difficultés entendues à la suite des suicides de bonzes et d’étudiants. Les gens qui font cela donnent apparemment leur vie. Pourtant quelque chose «cloche» là-dedans. Ce n’est pas la même chose que la mort du Christ. Mais comment exprimer la différence ?
D. VASSE : C’est facile. Les bonzes ou les étudiants ne sont pas ressuscités au sens où l’on dit que le Christ est ressuscité. Car c’est cela l’événement fondamental qui est un événement de la foi et dont l’Eglise primitive est le témoin. Il est clair que tout homme vivant donne sa vie en mourant. Reste à savoir qu’il sait qu’il la donne.
O. DE DINECHIN : J’attendais plutôt le complément suivant: dans le don qu’il nous fait, le Christ reçoit sa mort. Ce que ne fait pas un bonze qui se suicide.
J. CL. ESLIN : Il faudrait analyser dans le détail la signification d’un suicide d’étudiant. A première vue, c’est un certain acte de désespoir. La mort d’un bonze par contre se donne comme un acte significatif; c’est une mort volontaire. Tandis que Jésus ne présente pas sa mort comme un « acte significatif ». De sa part, il semble qu’il y ait plus de passivité: Jésus est un condamné à mort. C’est au terme d’un procès, qui lui est imposé, qu’on lui prend sa vie. C’est autrui, et même autrui comme juge, qui le met à mort.
D. V ASSE : On ne peut penser la passivité sans l’activité qui la couple. Une passivité pure, qui n’est pas le don d’une activité, n’existe pas. Le bonze ou l’étudiant qui se suicide, nous donne une vie que nous ne voulons pas prendre; par conséquent le don n’est pas réalisé. Un don vécu ainsi n’est plus un don, c’est un encombrement.
J. CL. ESLIN : Cette mort a une certaine signification politique, qui est reçue dans le contexte politique très différent du nôtre, du Vietnam, par exemple, ou du Cambodge.
D. VASSE : C’est la signification qui est reçue, ce n’est pas la mort: car nous n’avons pas réclamé la mort du bonze. C’est là une des différences fondamentales entre la foi, ou la religion, et l’idéologie. Ici nous sommes en pleine idéologie.
J. CL. ESLIN : Il n’est pas sûr du tout que nous soyons en pleine idéologie. Le suicide d’un bonze n’a pas une signification du même ordre que la mort de Jésus. Mais cela me paraît réducteur de dire que ce soit une mort idéologique.
D. VASSE : Ce n’est pas la mort qui est idéologique, c’est la signification qui lui est donnée. Alors que pour le Christ, la mort n’est paradoxalement signifiante que dans l’événement de la résurrection qui échappe à toute signification.
J’aborde maintenant la question de la parole : ce n’est pas par hasard si ce mot de parole a disparu ce matin de mon propre discours. C’est qu’à force de l’employer, j’en ai découvert l’ambiguïté et je l’ai mis au repos. Il est certain que le mot de parole connote tout ensemble le corps, le discours et la voix. Le mot que je préférerais, serait plutôt celui de verbe, parce qu’on ne peut écouter la parole de quelqu’un sans entendre sa voix dans un rapport à son corps. Car le terme de parole, qui est employé dans le langage courant d’une part comme voix et d’autre part comme contenu de la parole (Paroles du Christ) devient extrêmement ambigu. C’est pourquoi, j’ai fait surgir à la place celui de voix. Il y a un an ou deux, j’aurais mis le mot de Parole (avec un grand P).
La folie de la croix. Si la folie est caractérisée par le non-retour de la voix au lieu ou au corps, il est bien évident que le discours du Christ et la croix sont une folie, puisqu’elles indiquent comme lieu de la voix qui parle en Jésus, le Père. Ce qui veut dire que le corps de Jésus-Christ, la présence de Jésus-Christ, c’est le Père. Cela ne peut évidemment être pensé que comme folie, puisque c’est le retour d’une voix, non pas à Jésus-Christ, mais à son Père. C’est constamment manifesté dans saint Jean.
Quant au rôle du regard, ce point met en jeu une autre série de concepts. Le voir, tel qu’on peut le penser anthropologiquement et assez immédiatement est celui de nos sens qui met en rapport avec l’extériorité. Voir, c’est s’identifier au monde, c’est-à-dire à l’objet. Il y a dans la pulsion « scopique », comme on dit, une poussée d’identification à l’objet. C’est le serpent qui fascine (cf. la mythologie autour du serpent). Mais il est non moins certain que, dans la réalité humaine, il y a un rapport nécessaire entre le voir et l’entendre, entre l’œil et l’oreille, parce que c’est seulement l’entendre qui, passez-moi le terme, « castre » le regard. Car lorsque je regarde une tête ou un corps, tout n’est pas dans la vision que j’ai de ce corps ; ce dernier me laisse entendre autre chose que ce qu’il signifie au niveau du regard. C’est cela l’écoute : elle joue dans la mesure où ma vision est renvoyée à l’audition de l’être que je suis, un homme; autrement dit, un homme ne regarde qu’en écoutant. L’animal, par exemple, vit au niveau du regard, c’est-à-dire qu’il n’y a rien d’autre pour lui que la chose ; celle-ci est immédiatement signifiante. Or aucun objet n’est immédiatement signifiant pour l’homme. L’oreille, ou l’entendre, est ce qui vient introduire une faille absolument radicale dans le regard. Ce qui fonde la certitude, c’est le rapport du voir et de l’entendre, lui aussi manifesté par saint Jean: « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux… » C’est cela qui caractérise la présence. Cette dialectique extrêmement serrée est indiquée dans les Ecritures quand il s’agit du face à face. Car le face à face des amoureux, ou le face à face de l’homme avec Dieu, implique à la fois le regard et l’écoute. Ce qui est irritant dans un visage, c’est qu’il se donne à voir en cachant ce qu’il a à dire, et il le manifeste par les trous qu’il présente en lui-même. Un regard file dans les trous: quand je regarde quelqu’un, je cherche à entendre ce que ses yeux, son nez et sa bouche signifient. Je ne peux pas le faire en voyant ce qui est dedans, ce serait de l’ordre du savoir scientifique, mais en cherchant ce que ce regard dit en moi.
X. LÉON-DUFOUR : Je fais une réflexion qui va dans le même sens: la religion chrétienne est une religion de l’entendre, et le voir est renvoyé à la fin des temps. La vision de Dieu est eschatologique.
D. VASSE : La pathologie est toujours très instructive à ce niveau et on apprend beaucoup dans le contact des voyeurs. Dans la mesure où nous le sommes tous un peu, nous pouvons nous référer à notre expérience personnelle. L’identification du voyeur au sexe est telle que son œil est un sexe. Il est réduit à l’objet, au point que le fantasme dernier d’un voyeur est de devenir aveugle, pour être délivré de son regard. On retrouve cela à un certain niveau de profondeur chez tous les voyeurs. Ne plus voir enfin, c’est pour eux d’être délivré d’une obsession. Car ils ne peuvent pas entendre ce qu’ils voient.
La mort et le péché. Il est clair que la notion de péché ne peut être pensable pour l’humanité qu’à partir de la mort ; il faut donc absolument inverser les batteries qui sont les nôtres: c’est parce que nous mourons sans pouvoir donner de sens anthropologique à notre mort, que nous en déduisons le péché. C’est la mort en tant que phénomène universel, et là-dessus Paul est formel, qui implique l’universalité du péché; ce n’est jamais l’inverse. D’où le terrible « coinçage », quand les adultes mettent sur le dos des enfants, à un âge où ils ne sont pas encore capables de pécher, leur propre péché, et, en particulier, leur sexualité. De ce fait, péchant du péché des adultes, ils ne peuvent que se tuer, alors qu’il ne s’agit pas encore de péché, puisque le péché n’est concevable théologiquement que dans la dimension de l’amour. Employer le mot péché à tort et à travers est une faute, un péché pour de bon.
La reconnaissance du péché est donnée par surcroît dans une dialectique de l’amour. Car, dans l’amour, le mensonge de la parole de l’homme devient péché. Ce n’est qu’après la première découverte que nous pouvons dire : c’est parce que nous péchons que nous mourons. Au point de départ nous nous interrogeons sur l’universalité de la mort : pourquoi allons-nous mourir ? Le péché est finalement une déduction. Une preuve en est donnée par l’expérience que nous faisons après coup : dans la mesure où nous avons péché, quelque chose est mort en nous. C’est la tristesse (cf. le discernement des esprits de saint Ignace), ou l’ennui qui manifeste que quelque chose est mort en nous. C’est cela la découverte du péché.
F. GUIBAL : N’y a-t-il pas, dans ta conférence de ce matin, un chemin à suivre à propos du mensonge? La réalité humaine étant cette traversée du lieu et du savoir, qui dans un premier temps est toujours menacée par l’échec que peut constituer soit la folie, soit la mort, il semble que le véritable savoir, celui qui n’est pas folie, est un savoir de vie dans la mort. Mais ceci pourrait définir simplement une certaine sagesse humaine, qui consiste au fond à essayer de vivre honnêtement la condition humaine. Mais il y a un progrès à partir du moment où l’on s’aperçoit que ce savoir de vie dans la mort renvoie toujours quand même à la question de la mort. C’est la raison pour laquelle il y a toujours un décalage entre la folie et la mort. Il y a mensonge, et pas seulement échec, lorsqu’on accepte bien la condition humaine avec la mort qu’elle implique, mais en essayant de dénier la question que cette condition demeure pour elle-même en étant savoir de vie dans la mort. Il y aurait donc une différence entre l’échec, celui de la vie dans la folie ou la mort, et le mensonge qui serait la fermeture sur soi d’un savoir de vie dans la mort qui ne voudrait rien savoir d’une parole possible de vie éternelle.
D. VASSE : Je reviens sur la question que tu as posée à propos de la voix et de la brisure. Ce que j’ai dit ce matin est d’une certaine manière faux, parce que dans la mesure où nous entrons dans une structure mise en péril par la folie et la mort, c’est dans la voix originaire que nous mettons la brisure. Mais elle n’est jamais là. Nous pensons le monde ainsi, mais à partir du moment où cette brisure devient ce qu’elle est, c’est-à-dire division dans l’écoute, c’est cette division de notre propre écoute qui est mise en cause dans ce que nous appelons la brisure de la voix. C’est l’impossibilité de tout entendre, c’est-à-dire d’entendre le silence. Le péché, c’est de ne pas écouter le silence qui est la voix originelle. Il y a donc substitution entre la voix et l’écoute. Et finalement, c’est notre cœur, notre écoute, notre regard et notre sentir qui sont divisés. Seulement nous ne pouvons en prendre conscience que secondairement, après avoir placé cette brisure dans la voix de l’autre.
Ce que je dis est très simple au niveau des rapports humains. Nous ne voyons pas notre propre division et nos propres fautes ; mais nous pouvons être assurés que les défauts que nous stigmatisons avec le plus de force chez les autres, sont ceux-là que nous avons. La brisure de la voix de l’autre est une projection de la division de notre écoute. Ceci est encore une fois très net en pathologie, en particulier dans une espèce de refus orgueilleux et inconscient d’accepter ce que Lacan appelle la division du sujet. Certains névrosés mettent constamment en défaut la parole de l’autre, jamais leur propre écoute. Le refus de reconnaître la division en soi est toujours exprimé par l’affirmation de la duplicité chez l’autre. Il y a des gens qui sont entourés de gens doubles : cela veut dire qu’il est bien entendu qu’eux ne le sont pas. C’est cet effet de feed-back, la duplicité de l’autre reconnue comme division de son écoute, qui rend un homme supportable et humain, et le fait entrer dans une véritable dialectique du mensonge qui lie les hommes entre eux. Quand nous parlons, nous mentons : c’est le ressort de l’histoire. Si nous ne mentions pas dès l’origine avec Satan, si nous ne prenions pas pour nous la parole de l’autre, il n’y aurait pas d’histoire.
D. MAUGENEST : En t’écoutant, une phrase me revient: « Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de péché et de ce corps de mort? ». Tu dis: c’est la voix originaire qui est le silence de Dieu. Mais n’y a-t-il pas plus dans cette voix que ce que formellement tu y mets ? Cette délivrance, ou cette libération, n’est-elle pas donnée par une confession explicite dans le Christ ressuscité ?
D. VASSE : Question importante: nous n’avons pas d’autre possibilité de confesser la voix de Dieu dans son silence ou dans la résurrection du Christ, c’est-à-dire dans sa mort, que celle de confesser notre mensonge. Il n’y a qu’un moyen pour l’homme d’accéder à la vérité, dès lors qu’il parle, c’est de confesser qu’il ment. Confesser qu’on ment, c’est désigner dans le mensonge l’oubli de la vérité. Confesser un oubli, c’est se souvenir; c’est là-dessus qu’est basée toute l’histoire du peuple d’Israël et du peuple chrétien: « Souviens-toi de qui je suis… Tu ne peux te souvenir de qui je suis, que si tu te souviens de qui tu es… ». C’est ce qui s’oppose à la perversité, qui est au contraire, non pas la confession du mensonge et de l’oubli, mais l’oubli de l’oubli. L’oubli de l’oubli est un mensonge au carré, parce que dire qu’on oublie un oubli, c’est confesser qu’on ne l’oublie pas, mais qu’on fait «comme si» on l’oubliait.
D. MAUGENEST : Mais je ne peux pas confesser de moi-même que je mens.
D. VASSE : Pas plus que je ne peux vivre de moi-même et parler de moi-même.
D. MAUGENEST : Je veux dire par-là que l’initiative me vient de la confession de foi elle-même du Christ qui m’apprend mon péché.
D. VASSE : Dans saint Jean, que dit Jésus ? « Vous ne m’entendez pas, vous ne me comprenez pas, parce que vous n’entendez pas la vérité en vous ». Car nous avons toujours cette possibilité, qui est profondément nôtre, de ne pas entendre en nous ce silence de la vérité, parce que nous ne confessons pas notre mensonge. Mais à partir du moment où un homme se reconnaît menteur, fauteur, limité, etc… , c’est la vérité de l’autre qui lui apparaît. On ne voit pas quelqu’un qui confesse sincèrement son mensonge, proclamer sa vérité ; c’est au contraire le moyen par lequel il va proclamer la vérité de l’autre.
J.-N. ALETTI : Il me semble qu’il y a dans le terme de voix une résonance johannique. Jean-Baptiste dit: «Voix (phônè) dans le désert… », et Jésus : « Vous n’entendez pas ma voix », etc… Il y a donc dans ce mot un aspect musical, une résonance qui ne se trouve pas dans le terme de Parole.