in « Vie Enseignante », n° 193, juin 1967, 18 rue Ernest Lacoste, 75012 Paris
Dans un premier article (1), nous avions envisagé la manière dont se situait le travail scolaire dans la relation parents-enfant. Nous avions vu comment, risquant de s’identifier au seul effort qu’on attend de lui, le sujet scolaire pouvait se réduire à venir justifier la préoccupation des parents et qu’il pouvait s’y employer à merveille.
Il nous reste, ici, à analyser la relation maître-élève pour tenter de comprendre schématiquement ce qui s’y passe et à quelles conditions la transmission du savoir obéit aux véritables lois de l’éducation qui n’ont d’autre but que de rendre l’enfant à lui-même dans le jeu complexe des relations humaines. En apprenant à mieux connaître la place qu’il occupe, le maître est appelé à mieux discerner celle de l’élève.
Le travail scolaire et le besoin des maîtres
Pareillement et pour les mêmes raisons (nous avons vu combien le désir des parents et celui des maîtres étaient, pour l’enfant, imbriqués), s’identifiant aux résultats ou aux connaissances que l’on attend de lui, l’enfant va s’employer à justifier le savoir du maître. Qu’il s’en fasse le champion dans sa réussite scolaire ou qu’il le conteste dans une conduite répétée d’échec. En cotant le travail de l’élève, la note indique le succès ou l’échec du maître. Ne dit-on pas, après les résultats du baccalauréat, que tel professeur « a réussi » et que tel autre « a échoué » selon que leurs élèves respectifs réussissent ou échouent ? Dans cette perspective, l’enseignement devient aussi à lui-même sa propre fin. On a besoin d’enseignement comme, en ce qui concerne les parents, on a besoin d’aimer ou d’aider : non pas pour que le savoir devienne un certain mode d’ouverture à l’autre et au monde, mais pour que le savoir justifie une présence à la révélation de laquelle il est le plus grand obstacle. Le maître, jaloux de ce savoir qui le rassure, ne peut s’en détacher pour qu’il devienne savoir de quelqu’un d’autre, expression d’une autre vérité et d’une autre présence que la sienne.
Évoquons rapidement le problème de la note. La note, en cachant d’une part l’orgueil ou la rage du maître et d’autre part l’approbation ou la désapprobation des parents, revêt, pour ainsi dire, les caractéristiques d’un dialogue secret entre adultes, dialogue chiffré étranger à l’aspect qualitatif du travail qui lui a donné naissance et plus encore à son auteur dont la première réaction sera de comparer « sa » note avec celle du voisin. Ce qui me frappe, par exemple, c’est le peu d’intérêt porté au contenu et à l’élaboration d’une rédaction, alors que cette même rédaction corrigée par le maître devient occasion de gloire ou de mépris. Là aussi, la connivence des adultes implique que ne soit pas entendu celui parle, l’enfant. Ignorant le véritable « sujet de la parole », parents et maîtres se congratulent ou s’exècrent – sans jamais s’être rencontrés – à propos du même « objet » devenu le lieu de la félicité ou de leur aigreur communes.
– Je suis le père de Xavier, dit l’un,
– Je suis le maître de Xavier, répond l’autre.
Mais Xavier, qui est-il ? si ce n’est celui qui se déserte parce que la place qu’il occupe est constamment occupée par autrui et que tout le monde y trouve à bon compte sa satisfaction.
Le travail scolaire et la création d’un « espace »
Le travail scolaire change radicalement de sens s’il est ordonné, au travers des préoccupations adultes et par elles, à l’éclosion et à la croissance du désir de l’enfant. S’il ne peut pas être le lieu du dialogue exclusif des adultes, c’est justement parce qu’il n’est pas conforme à la vérité du travail ou de la parole d’en exclure son auteur, sauf à réduire toute relation à un rapport de force où les plus grands et les plus forts ont toujours raison contre les plus petits et les plus faibles. Reconnaissons là, en passant, la philosophie, avouée ou non, de bien des adultes. Le travail scolaire est bien le lieu d’un dialogue, mais d’un dialogue entre l’enfant et le monde Imaginaire dans lequel il vit, et les adultes qui lui indiquent le monde réel dans lequel il lui faudra pénétrer. Ce passage d’un ordre imaginaire à un ordre réel se fait par une activité symbolique qui sous-tend toute connaissance humaine. Cette activité exige que soit possible et reconnue la pluralité de sens de la parole et de l’action de l’homme, et que ne soit jamais perdue de vue l’ambiguïté dont nous parlions dans le précédent article.
L’enfant doit pouvoir exprimer son « désir d’être »
Il est bien sûr que l’intérêt porté au travail de l’enfant par les parents et les maîtres fait le ressort principal de l’intérêt qu’accorde l’enfant à ses propres oeuvres. Mais c’est en tant qu’elles renvoient à ce qui n’est jamais dit, parce qu’inexprimable, de leur auteur ou de ceux à qui elles sont destinées que ces oeuvres présentent un intérêt. Le travail en soi, n’est pas et ne peut pas être un but, une fin. Le travail, et le travail scolaire comme les autres, ne peut se soutenir – dans son intérêt même – que s’il indique autre chose ou quelqu’un d’autre que lui-même, en lui-même. A travers la réalisation d’une œuvre, si modeste soit-elle, c’est la possibilité d’un désir d’être qui se manifeste. Le travail scolaire devrait susciter un intérêt moins porté à ce que « fait » l’enfant ou plus exactement à ce qu’on lui fait faire, qu’à ce qu’il « est » et à la manière dont il l’exprime. Une telle orientation suppose que l’intérêt ainsi suscité soit moins celui d’un chef d’entreprise préoccupé de rendement que celui qu’éprouve pour quelqu’un quelqu’un d’autre. Dans ce cas, l’intérêt de l’adulte (voire même son savoir ou son autorité) est nécessairement évacué au profit du désir de l’enfant.
En termes plus savants, pour que l’enfant s’y réalise, son travail doit changer de signification. Au départ, il s’y aliène et sa production lui garantit la faveur et l’amour d’une autorité protectrice. Chemin faisant, c’est en se libérant de ses productions et de son savoir qui n’est que l’expression d’un désir d’être, qu’il va se reconnaître comme inaliénable. Il intègre ainsi les connaissances qui lui sont transmises comme expression du désir de ceux qui l’animent, et, en faisant l’épreuve, il fait la preuve de sa progressive liberté et de sa propre « maîtrise ». Dans le travail scolaire, l’élève ne fait qu’absorber le savoir du maître, il l’expérimente comme vrai aussi pour lui. Il le fait sien.
Jusqu’au jour où, se « différenciant » progressivement de ceux qui la suscitent, sa propre personnalité s’accuse, dans le heurt ou l’affirmation tâtonnante de sa progressive assurance. La fonction de cette assurance est l’expression toujours à reprendre de son être de désir. Elle n’est plus la réassurance répétitive que procure la satisfaction d’un besoin.
Si cette différenciation est la fin du travail scolaire, à quelles conditions est-elle possible ? Est-ce en ajoutant à la liste des préoccupations, un titre supplémentaire ?
Certainement pas.
Le savoir du maître
Quelles que soient le structures – dont on parle beaucoup – ces conditions ne sont pas de l’ordre de la méthode ou de la technique. Elles sont d’un autre ordre comme est d’un autre ordre le désir par rapport au savoir. Le savoir du maître ne saurait devenir le savoir de l’élève qu’à condition d’être, pour le maître, l’expression toujours à reprendre et toujours reprise de son propre désir. Les conditions de la transmission du savoir résident dans l’attitude profonde (et souvent inconsciente) du maître vis-à-vis de son propre savoir. Ou il s’y aliène et son savoir devient comme on dit « sa raison de vivre », ou il s’en libère dans la mesure où il l’exprime comme moyen d’accès à sa vérité d’homme, source désirante d’être et de connaître.
L’obsession du travail et la lassitude justifiante qu’elle entraîne envahit la vie de certains maîtres jusqu’à l’épuisement ou à l’étouffement. Jusqu’à la dépression nerveuse. Ils cherchent dans le savoir le sens à donner à leur vie sans que jamais ce soit leur vie qui donne sens au savoir. Ils courent ainsi de déceptions en déceptions et finissent par ne plus « savoir » pourquoi ils travaillent… tout en maintenant aux yeux des élèves la nécessité de travailler ! Le travail pour le travail !… nous y revoilà… et pour que la question angoissante ne vienne pas à nouveau troubler l’ordre des choses, on se jette dans l’ivresse des préoccupations multiples. Pour qu’il n’y a plus qu’à envahir tout l’espace, supprimant ainsi son propre désir, le maître ne peut plus permettre au désir de son élève de surgir et de s’affirmer par la médiation du travail. Le désir d’être et de connaître l’élève sera traqué et son jaillissement culpabilisé de ce qu’il vient là troubler un ordre et occuper une place non reconnue et qui n’est pas laissée libre. A l’invasion des préoccupations adultes répond la désertion de l’enfant dans la satisfaction du besoin d’un autre.
Acculé soit à la complicité avec l’envahisseur, soit à la rupture qui l’isole, l’enfant se structure alors sur le mode de la duplicité (puisqu’il ne se reconnaît pas dans ce qu’il prétend savoir) ou sur le mode de contestation (qui veut que le savoir de l’autre n’a de valeur que parce qu’on s’y oppose). Faute de n’avoir pas reconnu l’ambiguïté de son savoir, née de ce que le savoir n’est justement pas la vérité qu’il exprime, le maître se dérobe derrière l’affirmation massive de ses connaissances. L’ambiguïté de l’homme naît de cette « refente »(2) qui, en lui, tout à la fois, distingue et lie savoir et vérité. Cette faille nous constitue « sujet d’un savoir » voué à ne jamais savoir qui nous sommes ; c’est ce manque à savoir, l’autre face de notre désir de connaître, qu’indique tout savoir. Cette impossibilité qui caractérise notre existence la plus réelle, est angoissante. C’est pourquoi, souvent, nos démarches et nos productions, au lieu de la révéler, ont tendance à la camoufler. De cette révélation ou de ce camouflage, les élèves sont le parfait reflet. Comme pour le maître, leur savoir sera écran transparent, révélateur de plus en plus affiné de leur désir, ou écran opaque, obstacle de plus en plus étanche qui, tout à la fois, évite à autrui comme à soi d’être atteint.
Quoi qu’il en soit, c’est une loi de la création : « nous les faisons à notre image ».
Effrayé d’avoir à se livrer à travers son savoir, le maître sera de plus en plus acculé à se répandre en discours et en activités vides de lui-même. « A force de parler, disait un instituteur, on ne dit plus rien ». Les enseignants se répandent en multiplicité alors que les élèves leur demandent, sans le savoir, de se recueillir, de témoigner par cette référence à ce qu’ils sont et qui manque toujours à leur savoir… Ce mouvement de recueillement du maître amorce immanquablement le mouvement d’expansion du désir de l’élève. Ce retrait lui permet d’inventorier le domaine du savoir qui le ramènera non moins immanquablement à s’interroger sur ce qui manque à son savoir : son être. A moins qu’à tout jamais, selon leur modèle, ils se répandent et se perdent en un savoir dilapidant leur être.
En mettant à leur disposition son savoir, expression de son désir d’être et de connaître, le maître ne peut, en vérité, ne vouloir qu’une chose : que son savoir devienne le lieu, le matériau, l’espace dans lequel le besoin de l’élève va pouvoir mordre, prendre forme et se développer, à son tour, en désir d’être et de connaître, au-delà de toute satisfaction.
S’il transmet le savoir pour le savoir, le maître tue le désir : le sien et celui de l’élève.
A ce terme de notre analyse, le travail scolaire m’apparaît comme le lieu de la substitution à un rapport de force entre celui qui sait et celui ne sait pas, d’un rapport de différence où chacun des termes se reconnaît ou manque qu’il perçoit et qu’il exprime comme le sien à travers un unique savoir. Cette substitution, ce passage ne s’effectuant qu’au prix d’une lutte dans laquelle les antagonistes se reconnaissent finalement à leur place en tentant de prendre celle de l’autre.
Denis Vasse
(1) Voir « Vie Enseigante », janvier 1967 b°169
(2) C’est à l’enseignement de J. Lacan que je dois, ici, l’expression de ma pensée