Médecin et psychanalyste, Denis Vasse a fait ses études de médecine à Alger (51-57). Durant son service militaire (60-62), il exerce comme médecin auprès des populations du sud algérien. Il se forme ensuite à la psychanalyse à Paris dans l’entourage de J. Lacan, F. Dolto, et S. Leclaire. Membre de l’Ecole Freudienne de Paris dès sa création en 1964 il en est le vice-président de 1976 à 1979. Il refuse d’être démissionné de son poste. C’est alors que Jacques Lacan décrète la dissolution de l’Ecole freudienne de Paris et que commencent les luttes de succession.
Installé en 1971 à Villeurbanne, ville limitrophe de Lyon, il exerce aussi en Centre Médico Psychologique où il conduit des cures d’enfant.
Il entame un cycle de sessions bisannuelles tenues à Lyon et à Paris où autour de questions de psychanalyse se croisent l’apport de textes bibliques et la lecture de films (Wells, Penn, Visconti, Ford…)
De 1978 à 2007 il donne un Séminaire mensuel pour des psychanalystes dont l’audience s’élargit au fil des ans (France, Belgique, Suisse, Italie, Canada). Il se consacre d’abord à la lecture de textes de Freud et de Lacan (1978-1993). Puis à partir de 1994 il présente la totalité de notes cliniques prises au cours de cures d’enfants et les textes théoriques qu’il a élaborés pour rendre compte du travail clinique en thérapie. Avec le temps le travail commun du séminaire ouvre la psychanalyse sur un point de vue anthropologique.
A partir de 1982 il participe à Lyon à la préparation et à l’ouverture du Jardin Couvert inauguré par Françoise Dolto en 1984.
La majorité de ses travaux ont été édités ou sont en cours d’édition au Seuil, chez Gallimard et chez Bayard. Les articles parus dans différentes revues sont en partie disponibles sur ce site.
D’autre part, il est entré au noviciat de la Compagnie de Jésus en 1958. Il prononce ses premiers vœux en 1960, en même temps il soutient sa thèse de médecine à Marseille et, à la fin de son sursis en octobre 1960, il est incorporé pour le service militaire où il sera médecin et accoucheur. A sa démobilisation en 1962 il poursuit sa formation à Chantilly et à Fourvière. Il est ordonné prêtre en 1971, l’année où il s’installe à Villeurbanne. Au cours de ces années il rencontre les jésuites P.Beauchamp et M.Farin avec qui il collabore durablement en particulier pour les sessions.
D.Vasse est né en Algérie à Aïn Bessem, à une centaine de kilomètres au sud d’Alger. Dans ce gros bourg son père était agriculteur et sa mère institutrice. Il doit partir à Alger pour entrer interne au Lycée de Ben-Aknoun (en 6ème et 5ème) puis, au cours de la 4ème, il entre au Collège de Notre Dame d’Afrique où il passera le Bac.
Il est sensible dès l’enfance à la tension entre les trois communautés – musulmane, chrétienne et juive. A l’Université il fréquente les mouvements chrétiens « libéraux » ouverts à l’éventualité de l’indépendance. Soupçonné d’être agent de liaison entre des organisations chrétiennes et le FLN, il est enlevé par des parachutistes. Il disparait, tenu au secret dans un centre d’interrogatoire. Il est localisé dans un camp au bout de huit jours par un avocat qui parvient à le faire libérer.
Denis Vasse consacre sa pratique et sa réflexion à développer à partir de la psychanalyse une anthropologie ouverte qui pose la question de l’homme parlant exposé à l’enfermement dans l’imaginaire, la violence et l’objectivation technicienne.
Textes prononcés lors des funérailles le 16 mars 2018
L’Adieu à Denis
- Par Michel Boutin :
Chers amis de Denis Vasse, nous voici réunis pour l’Adieu à celui dont la rencontre a orienté bien des exercices professionnels, bien des décisions intimes, bien des vies.
Denis avait plusieurs familles, celle de la naissance en Algérie, celle de la spiritualité à la suite d’Ignace de Loyola, celle de la psychanalyse aux côtés de Jacques Lacan et de Françoise Dolto. Il les a toutes soutenues avec un égal et radical engagement. Elles sont aujourd’hui rassemblées.
Un des cœurs de sa pensée est ramassé dans une formule qu’il n’a cessé de déployer : l’unité dans la différence. Différences dont les termes renvoient à l’unité qui les organise, et unité inaccessible qui ne se signifie que dans les différences. C’est ce qu’il appelait l’origine, la parole en acte.
Ce chiffre, cette formulation, qui peuvent sembler abstraites, ont pourtant une portée immédiate.
Psychanalyste et religieux, il a tenu les deux ordres à la fois séparés et unis dans la quête qui le guidait : maintenir ouverte la question de l’homme.
De même, que nous soyons anciens patients, jésuites, participants aux sessions, psychanalystes, accueillants du Jardin Couvert, inscrits dans d’autres champs, croyants ou non-croyants, nous nous retrouvons ensemble aujourd’hui avec nos différences dans l’unité de la parole qui nous a touchés en écoutant Denis Vasse.
La parole est un autre cœur de l’anthropologie qu’il n’a cessé d’interroger. Parmi cent autres citations possible écoutons celles-ci : « L’homme est spécifié par la parole qui le révèle comme le sujet qu’il « est », ou « il n’est vivant que dans l’acte d’une parole qui tente de révéler qui « il est » dans une histoire particulière et à une place unique dans la généalogie du genre humain ».
C’est cette parole en acte qui fait ce qu’elle dit en le disant, qui nous a touchés, ensemble et chacun en particulier, dans tous les lieux où la voix de Denis a résonné. En rappeler quelques-uns redonne à celle-ci toute son actualité : son cabinet de la rue Dolard, le couvent de la Tourette, le Centre Sèvres, le service de médecine légale de Rockefeller, l’Ecole normale supérieure de Lyon, le Jardin Couvert, et bien d’autres.
Entendre ou se laisser écouter par Denis n’était pas forcément facile. Non pas tant en raison de la difficulté de sa pensée mais d’abord parce qu’il veillait intensément sur la vérité en train de se dire. Ce qu’il appelait mensonge n’avait pas à voir avec une morale mais avec la façon de faire parler notre image au lieu de nous laisser déloger par le désir de l’Autre. Car disait-il « L’homme ne peut s’entendre que dans celui qui l’écoute et qui répond de ce qui parle en lui quand il l’écoute ».
Ce qu’il lui arrivait d’appeler « sa tendresse d’acier » était attente que se révèle en nous, dans et par la parole, l’ouverture à l’altérité.
Ce n’était pas toujours confortable de s’y exposer. Plus d’un d’entre nous à un moment ou à un autre a pu sentir se dresser ses résistances : « il va trop loin », « on ne peut pas discuter », voire « c’est un gourou » ; ou à l’inverse a pu se mettre à « réciter du Vasse » au lieu de s’engager vraiment à parler. Dans le secret, nos histoires avec Denis ont souvent été très ébranlantes et ont ouvert des chemins imprévus.
Sa voix a manifesté que vie, parole et don sont en rapport d’équivalence. Il a tout donné jusqu’aux mots qui lui ont été retirés dans ses dernières années. A l’image de ce qu’il disait de l’interprétation en analyse – « elle fait des vagues » – son bel héritage peut continuer à faire des vagues en nous et à travers nous. Si, comme Denis le rappelait souvent, donner et recevoir sont deux faces d’un même acte, alors nous ne saurons que nous recevons cet héritage qu’en le transmettant à d’autres.
Notre Adieu à Denis est donc une invitation à des retrouvailles avec l’œuvre qu’il nous laisse, et avec lui dans le secret des cœurs.
- Par Michel Farin :
Mon premier souvenir : l’arrivée de Denis en uniforme, en DS à Chantilly. Il nous rejoignait, en revenant d’Algérie, pour deux ans de Philosophie.
Nous faisons connaissance. Il m’embrasse presqu’aussitôt. Je suis un peu surpris. C’est un geste de méditerranéen, mais aussi d’une violente tendresse dont je découvrirai qu’elle marque toute sa vie.
Commence alors notre compagnonnage dans la Compagnie de Jésus. Ce que nous ne savions pas, c’était l’histoire dont venait Denis. C’était l’époque du dernier bouleversement de l’Algérie qui devenait indépendante. Denis eut à s’absenter plusieurs fois pour prendre en charge le retour de ses parents, venant de leur village d’Aïn Bessem, sur les hauts plateaux algériens jusqu’à Maubec un village du Luberon.
Plus tard, et peu à peu, Denis a pu nous confier comment il a été amené, dès son plus jeune âge, à vivre un déchirement à la fois familial et politique. D’où chez lui cette assurance quasi obligée venant de cette souffrance de l’enfant qu’il demeurait si tôt chargé de famille et devenu plus tard un étudiant en médecine torturé par les parachutistes français au temps de la bataille d’Alger.
Nous vivons ensemble le temps des études de philosophie et de théologie, et notre rencontre du Père Beauchamp qui nous ouvrit à la lecture de l’écriture. Pour Denis, ce fut en même temps l’entrée dans la Psychanalyse.
Nous étions alors appelé à une mission dans une société en pleine ébullition, celle des années 70. Et nous avons pris l’initiative de proposer à notre Père Provincial la création d ‘une petite communauté à cinq, rue des Fantasques à la Croix Rousse. Notre désir était à la fois simple et éprouvant : c’était celui d’essayer de vivre ensemble, dans des conditions favorables à une ouverture fraternelle pour partager quelque chose du combat spirituel sans lequel il n’y a pas de mission.
Cette proximité est heureuse, mais toujours une épreuve. Je me souviens de ce premier soir où Denis et moi arrivions dans cet appartement vide où nous allions vivre ensemble. Je me suis dit : Il faut vraiment la foi pour être ici ce soir. Je me souviens aussi de notre réunion avec le Père Chabert qui était notre provincial à Lyon. Il envisageait de rattacher notre communauté à celle du Châtelard. Nous hésitions. Denis a alors bondit en disant : « Ce n’est pas possible. Il nous faut notre propre supérieur pour une communauté autonome. » Ce qui fut fait. Denis a alors accompli sa mission au service de la Parole à travers la médiation de sa vie professionnelle de psychanalyste, dont beaucoup ici peuvent rendre compte mieux que moi.
Mais l’ouverture du cœur que nous avons pu vivre ensemble, non sans difficulté, mais sans cesser de la désirer, (en demeurant dans le temps du désir), cette ouverture nous a permis d’entendre la souffrance et la détresse intime de Denis d’où il lui était donné de pouvoir écouter la folie sans en être sidéré, et sans perdre la parole qui peut libérer en permettant une interprétation.
Je peux témoigner aujourd’hui d’une confidence qu’il m’a faite au moment des obsèques de sa sœur Juliette, dont il entendait la souffrance depuis l’enfance. A la fin de la célébration pour laquelle il avait tenu à tout préparer lui-même, dans cette assurance parfois violente, que nous lui connaissions, quand nous nous sommes retrouvés tous les deux dans la sacristie, il s’est jeté dans mes bras et m’a dit en pleurant: » Tu ne peux pas savoir combien j’ai été marqué par la folie. »
De cette marque, il lui a été donné d’en faire une écoute et une parole pour tant d’autres en détresse.
Certes, ce fut en devenant un grand clinicien en psychanalyse, grâce à beaucoup d’autres, en particulier Françoise Dolto. Mais Denis nous aura témoigné de la source qui le lui a permis. Quelqu’un témoignant récemment devant nous, qu’un jour, à la sortie d’un séminaire, il avait été trouvé Denis pour lui dire combien il avait été touché par ce qu’il avait dit. Denis avait alors simplement répondu: » Je n’y suis pour rien. »
Cette source, Denis lui-même l’indiquait dans ce qu’il me racontait de sa sortie d’un état comateux, à l’Hôpital, après un grave accident. Il avait été renversé par un camion. Surtout qu’une infirmière le manipulait sans vraiment faire attention, il s’était écrié, avec sa vivacité habituelle retrouvée: « Attention, il y a quelqu’un ici! » L’infirmière surprise lui avait alors répondu: » Eh bien Monsieur Vasse, c’était bien la peine d’avoir appelé Jésus toute la nuit ! »
C’est bien la reconnaissance de cette source qui le touchait tellement dans la lecture des manuscrits de Thérèse de Lisieux. Il y reconnaissait le témoignage de cette grâce qui l’avait sauvée d’une mélancolie dont elle pouvait mourir, me disait-il. Et au cours de l’entretien que nous avions fait ensemble, à propos de Thérèse, pour la télévision, Denis évoquait son souvenir de médecin militaire, seul homme accepté sous les tentes des femmes pour des accouchements difficiles dans le djebel algérien. Il me disait: » Le silence après la naissance pour moi, c’était un moment de bonheur incroyable. il y a quelque chose du silence et de la paix qui s’installe… Tu es délivré. C’est mystérieux, mais çà … (silence) … c’est vrai, c’est vrai. »
Cette paix paradoxale, dans un djebel algérien, au cœur d’une humanité par ailleurs déchirée par la violence, c’est elle que Denis retrouvait en Thérèse de Lisieux, celle qui était la source de sa propre mission comme de notre fraternité… en Compagnie de Jésus.
Paul Beauchamp nous disait que la Bible ne racontait pas l’histoire d’une humanité idéale, mais nous appelait à contempler ce que les hommes ont fait et ce que Dieu a fait avec ce que les hommes ont fait.
Je crois qu’aujourd’hui, après des mois d’une longue souffrance, en son départ, Denis nous appelle à célébrer ensemble ce que Dieu a fait avec ce que lui-même à fait et avec ce que tant d’autres ont fait avec lui.
Homélie
- Par François Rey
« Celui qui fait la vérité vient à la lumière pour que ses œuvres soient manifestées, elles qui avaient été accomplies en Dieu ». Jean, Chapitre 3, Nicodème
Je ne pense pas que les œuvres ‘accomplies’ dont il s’agit dans l’évangile soient des mètres linéaires occupés à la B.M.L. par les archives de Denis … C’est vrai, il a beaucoup écrit, mais pas seulement … Jésus n’a rien écrit …
Les rencontres avec des hommes, des femmes et des enfants, creusent des sillons, gravures qui demeurent sur les paumes de Dieu dit le prophète, œuvres accomplies. Jésus et Denis ont en commun de s’être laissés tisser par la trame des voix, d’hommes, de femmes ‘dont la fille est malade, le serviteur se meurt’ … par des dessins d’enfants. Jésus était ému jusqu’en ses entrailles, Denis a pleuré. Un jour, au milieu de la foule, une femme s’est approchée, elle n’en pouvait plus. Elle a touché le vêtement de Jésus par derrière. Il s’est rendu compte qu’il avait été ‘pompé’. La femme a eu peur, Jésus aussi, je crois. Il s’est retourné, a voulu voir son visage, entendre le récit de sa vie, découvrir sa foi … Cette femme, par son geste et, son récit, ‘manifestait’ à Jésus quelle force l’habitait. Dieu se découvre en ce qui brûle sans consumer… Ce qui vient à la lumière.
Jésus, en ses rencontres, en ces voix de femmes, d’hommes et d’enfants entendues, Jésus a réalisé la confiante fragilité qu’Il faisait à son Père… Un jour, un homme lui a dit : si tu veux, tu peux … Cet homme a été guéri. Dans la nuit du jardin, avec ces mêmes mots, Jésus a prié son Père. Sur la croix, Il a éprouvé Son silence, comme un mutisme. Après le sabbat, au petit matin, Il n’était plus là où ils l’avaient déposé …
En ce lundi 12 mars, jour anniversaire de la canonisation d’Ignace de Loyola, au petit matin, je disais à Denis : « ta fragilité a rejoint celle de Dieu, et celle de Dieu la tienne … »
La vérité ne s’apprend pas, elle s’accomplit. Elle n’est pas, elle est à faire… Denis, comme Ignace à la suite de Jésus s’est laissé approcher, éprouver. L’homme est le parlêtre de Dieu, de Sa présence, même en ceux et celles qui nous font peur.
La Chauderaie
12-15 mars 2018
François Rey