in Études, 15 rue Monsieur, 75007, Mars 1963, n°3, p.303-317
L’Algérie se transforme et les Algériens entendent assumer eux-mêmes leur évolution dans la Révolution. Nous devons les accompagner dans la découverte de leur personnalité et tenter de dégager les conditions d’un dialogue d’hommes. Un tel dialogue n’est fécond que dans la mesure où il engage en vérité les interlocuteurs : engagement vis-à-vis des autres et vis-à-vis de soi. Il implique donc un effort de connaissance réciproque : c’est à cela que voudraient contribuer les lignes qui suivent.
Un double héritage
Quand il s’agit de définir l’attitude du musulman algérien vis-à-vis de la culture française, deux opinions contradictoires s’opposent couramment : l’une affirme qu’« ils ne veulent plus du tout ce qui est français » ; l’autre que, « si on leur donnait encore la possibilité de choisir pour ou contre la France, la majorité choisirait pour ». Ces affirmations sont fausses toutes les deux, car elles ne tiennent pas compte de la réalité, plus complexe, d’un comportement d’homme à la recherche de sa dignité, sollicité par plusieurs « forces » et qui évolue à la lumière d’une liberté politique toute nouvelle.
Lorsqu’il est possible de sortir du contexte passionnel, l’expérience nous en a convaincus, la réaction des Algériens musulmans à l’égard de la culture française est d’abord admirable. Quand ils la connaissent suffisamment pour l’avoir goûtée, ils l’aiment un peu comme la leur – et elle est leur – même si, à cause d’elle, ils sont intérieurement déchirés parce qu’elle les alimente d’un lait qui n’est pas celui dont l’Islam et sa tradition les a nourris.
En effet, les connaissances acquises à l’école ou au travail, la nécessité d’aborder et de découvrir le monde sur un mode d’efficacité conquérante, l’exploration de valeurs nouvelles dans le domaine technique ou personnel, font irruption dans un milieu où elles paraissent étrangères. La nouvelle manière d’être s’accorde mal avec l’ancienne, léguée par la structure familiale traditionnelle, la morale de religieuse soumission aux évènements. Elle ébranle la sécurité que donne le respect des valeurs sur lesquelles on s’est modelé dès l’enfance et qu’on veut éviter de remettre en question. Partagé jusqu’au déchirement par la friction avec une culture qui mesure les nouvelles dimensions du monde, le musulman va vivre sur deux registres. Il aura l’impression d’avoir une personnalité d’emprunt, ou de n’en plus avoir.
Bien avant le cessez-le-feu que nous désirions avec une même énergie, je bavardais en cœur à cœur avec un de mes amis musulmans, professeur d’arabe. Comme je lui disais mon inquiétude de voir, dans une Algérie indépendante, la culture française progressivement évacuée, parce que coupée de sa source métropolitaine et étouffée par des manœuvres politiques (nous ne savions pas alors ce qui sortirait des accords d’Evian, ni même s’ils aboutiraient), B.K m’a répondu, les larmes aux yeux : « Mais il n’y a pas de culture algérienne, notre culture est française ! »
A Messad, lors d’une conversation aux portes du désert avec un infirmier dont le nationalisme était évident et qui, s’il avait pu suivre des études, eût certainement fait un médecin de valeur, j’ai recueilli cette phrase dont la saveur est très orientale : « s’il se fait quelque chose en Algérie, cela ne se fera qu’avec la culture française, qui sera comme le fer dans le ciment armé. » Et cette autre d’un épicier d’Ain-Mabed : « On ne peut travailler sérieusement qu’avec deux mains ».
A travers ce qu’elles ont de symbolique, ces images montrent mieux qu’un raisonnement la nécessité de tenir compte d’un double héritage. Cette double influence devra se retrouver au niveau de l’organisation politique du pays, dans une algérianisation qui ne devrait être ni une européanisation ni une arabisation. Elle existe encore plus certainement au cœur même de chaque Algérien musulman.
Dans de rares cas, la reconnaissance de cette division est lucidement analysée par ceux-là mêmes qui la vivent et chez lesquels elle provoque une mise en tension, un état de crise. Un émouvant témoignage nous en était encore donné récemment par un homme qui avait passé quatre ans dans le maquis et qui occupe une fonction administrative importante : « voyez-vous, celui qui ne sait pas parler le français (celui qui n’est pas ouvert à la culture française), il faut que vous le considériez comme un enfant, car il n’a pas pu progresser. »
Ma sympathie accueillait la sienne : il montrait avec beaucoup de confiance devant moi la « distorsion » dont il était lui-même l’objet. On ne pouvait mieux mettre en relief le rapport de l’éducation uniquement « arabe », communément reçue dans la série des valeurs affectives de l’enfance, avec la progression nécessaire dans un « autre » univers.
Du même coup, l’homme prenait conscience d’une accession à un « état adulte » où la synthèse personnelle peut se réaliser. On pourrait évoquer beaucoup d’autres réactions de ce genre, manifestant un attachement profond et vrai à la culture française ou du moins occidentale. Et cela, même si, pour les besoins d’une cause politique, les « rebelles » ont dit et répété au peuple des campagnes et des bidonvilles que « tant que les Français occuperaient l’Algérie, il serait comme l’âne attaché à sa longe ». La contradiction entre cette estime professée pour la culture française et le violent désir d’expulser ceux qui s’en réclamaient dans l’ambiguïté d’un régime colonialiste arrive par là à s’expliquer.
La plupart des Algériens musulmans se sentent donc encore écartelés entre l’évidente volonté de continuer à assimiler ce que peut leur apporter d’éléments positifs et « constituants » la culture française, et la farouche détermination à s’édifier eux-mêmes sans que d’autres s’en mêlent (d’autant plus farouche qu’il a fallu la guerre pour que de part et d’autre on en prenne une véritable conscience). Peu nombreux sont ceux qui ont accédé à la stabilité et au dynamisme d’une personnalité sûre d’elle-même. Une telle réussite ne va pas sans heurts ni difficultés dans des conditions de vie unifiée. Faut-il s’étonner alors qu’elle soit en Algérie, actuellement du moins, au-dessus des moyens du plus grand nombre ?
L’homme qui n’est forgé que par le Coran et la tradition musulmane a pratiquement disparu. On le retrouve à l’état presque pur dans le Sud, sous les traits de ces patriarches qui vivent sous la tente la vie d’Abraham. Ils forcent l’admiration et le respect, un peu comme des êtres d’un autre âge dont la sagesse est à respecter mais dont le mode de vie ne saurait être imité.
A côté d’eux, et suivant le degré de pénétration de la civilisation occidentale, l’immense majorité de ceux qui, à des degrés divers, aspirent à « autre chose ». Ceux-là ont connu les valeurs véhiculées par la culture française ; ils s’y sentent très nécessairement et très vitalement attachés, sans que pour autant elles soient incorporées dans une vision islamique du monde où elles demeurent étrangères.
Il semble, en effet, que l’adaptation au monde technique – et par conséquent, dans une certaine mesure, à l’univers occidental – soit une question de vie ou de mort pour une nation qui se veut moderne, pour la nation algérienne. Or l’assimilation des valeurs nouvelles risque de mener à la douloureuse remise en question d’une tradition. C’est pourtant vers celle-ci que les Algériens musulmans se tourneront encore, instinctivement, pour retrouver la sécurité que toute crise de croissance fait disparaître. Le « milieu » que les vérités traditionnelles constituent, ébranlé par les exigences nouvelles, saura-t-il leur rendre la sérénité perdue ? Ou devra-t-il « s’ajuster », dans un discernement nécessaire des valeurs à accepter ou à rejeter ?
Cet effort de synthèse que les musulmans sont appelés à réaliser dans tout le monde arabe, et plus manifestement peut-être en Algérie à cause d’une imbrication plus grande des lignes de forces cultuelles, ils ne sauraient s’en dispenser sous peine de mort. Il est à l’individu ce que la « qawmîya » est à la société musulmane.
« La quawmîya, écrit Muh’Yeddin Gaber au Congrès des Ecrivains arabes de 1957, n’est pas un concept ethnique, mais une lutte en vue d’actualiser les valeurs idéales de la civilisation industrielle, et notamment celles qui parmi ces valeurs sont les plus équitables dans les domaines politique, économique, social et culturel. C’est aussi un ensemble d’intérêts vitaux communs et une communauté de destin qui se font jour à travers l’ethnie arabe, mais la débordent, puisque ces intérêts et ce destin restent liés à ceux du monde contemporain tout entier. »
Et J. Berque conclut : « La qawmîya, c’est donc l’effort des Arabes pour s’ajuster aux autres en restant fidèles à soi ».
De cet ajustement quels sont les conditions et les obstacles ?
A travers l’effervescence des « nationalismes » et l’exercice nouveau de leur liberté politique, le courant actuel entraîne les musulmans vers plus d’autonomie individuelle dans une action qui engage. L’initiative et la participation effective à l’« histoire » ne peuvent plus être évitées. Apparaît alors pour eux la nécessité d’acquérir les caractères de l’autonomie, de l’action, voire de l’échange, qui sont ceux de ce qu’en langage moderne on appelle « la personne ».
S’il fallait analyser, en effet, les raisons pour lesquelles il y a tant de différence entre un Algérien musulman et un Algérien européen, nous serions tenté de dire que l’essentiel réside dans le fait que le premier ne s’éprouve pas comme une personne. Même si des chercheurs tentent de dégager une perspective à partir de quelques ouvertures coraniques dans le sens du personnalisme, une analyse objective montre à l’évidence que l’Algérien musulman, encore peu marqué de culture étrangère au Coran, s’éprouve davantage comme faisant partie d’une collectivité, d’un tout sur lequel il ne peut pas grand chose. Il ne concourt pas à façonner le monde dans lequel il vit : ce monde, en revanche, lui impose inéluctablement ses lois, sans qu’ait à jouer le mécanisme d’une libre acceptation ou la possibilité d’une révolte.
Mis dans l’obligation de pénétrer dans un monde de valeurs nouvelles, régi par les lois de la conscience personnelle et non plus par celles d’une collectivité à partir de laquelle l’individu se définit tout entier, l’Algérien musulman ne va plus pouvoir s’enfermer dans un formalisme trop passif, dans la sincérité du moment, dans la dépendance soumise. Mais il lui faut accéder à plus d’autonomie dans l’action, à plus d’objectivité, à un sens plus poussé du dialogue. Ce sont ces trois aspects que nous allons essayer de préciser.
Vers plus d’autonomie dans l’action
Cette autonomie n’apparaît guère dans le comportement quotidien de l’Algérien musulman. « Inch Allah », « mektoub » : expressions dont on connaît suffisamment le sens et qu’on emploie souvent de manière abusive, mais qui n’en reflètent pas moins l’absence d’engagement volontaire, de projet visant à la formation du monde et de soi. Elles indiquent une soumission inconditionnée à une volonté qui « dépasse » et vis-à-vis de laquelle il serait vain de se situer en « co-opérateur ». A moins que cela ne soit déjà ressenti comme une « faute ».
C’est cette soumission à un état de fait considéré comme l’expression d’une volonté plus haute que l’on retrouve, par exemple, dans la complicité plus passive que franchement active lors de la rébellion. Elle était, certes, un des moyens les plus sûrs pour favoriser la révolte armée, menée par un petit nombre, et pour user l’agressivité de l’adversaire. Mais elle était aussi l’expression naturelle du tempérament. Que l’on pense un moment, pour éclairer cette affirmation, à cet art de la compromission dans la manière de traiter les affaires entre musulmans, qui n’est jamais initiative directe mais qui utilise à son profit l’initiative de l’autre : la position est toute d’attente et de patience. On guette la faille qui survient souvent au moment même où l’on a donné à l’interlocuteur l’impression qu’il était maître de la situation…Revenons à la guerre d’Algérie : combien de militaires ont cru sincèrement qu’ils ne pouvaient que « gagner » les populations. Au moment même où le comportement « ambigu » des musulmans leur donnait la certitude illusoire d’avoir raison, la réalité signifiée par ce comportement leur échappait totalement. Aveuglés par ce qu’ils « croyaient », ils devenaient inaptes à discerner l’évolution réelle d’un milieu dont ils ne distinguaient plus que la surface protectrice. C’est ce non-engagement solidarisant dans l’impersonnel d’une collectivité qui autorisait, quelle que soit l’adhésion secrète du cœur, une « certaine » soumission (défensive et protectrice) aux tenants de la force qui devenait loi : l’Armée française le jour, l’ALN la nuit. Cette attitude, observée sans l’effort de compréhension qui implique qu’on sorte de ses propres structures mentales, faisait dire à beaucoup : « Avec eux, c’est le dernier qui parle qui a raison ! ».
Si l’on tente de remonter de l’expérience analysée à la source de ses principes, si l’on éclaire le musulman par le Coran dans son interprétation vécue la plus banale, force est de reconnaître que l’Islam ainsi vécu s’adresse à un agrégat d’individus pliés sous une même loi. Il ne nourrit pas une communauté de personnes.
N’est-ce pas ce modelage foncier que l’on retrouve dans le comportement quotidien, traduction visible du rapport profond de l’homme avec Dieu, sur lequel nous reviendrons plus loin ?
« L’Islam est vécu comme pression plutôt que comme appel. Il propose des croyances fort simples, la plus importante étant la profession de foi en un Dieu unique. Au demeurant il suscite moins l’élan du cœur et de l’âme que des comportements minutieusement réglés par des normes précises, et s’adresse moins à la personne qu’au personnage, à l’être social qui pense et agit par et pour le groupe ; comme on voit en la prière, acte social, non point dialogue avec Dieu, mais plutôt composition « solennelle et théâtrale », représentation dont le spectateur peut saisir sans peine le sens, rôle compliqué et minutieusement ordonné, objectif et impersonnel qui attend moins de l’acte initiative et intention de conscience que conformité entière aux indications prescrites. »
Il manque dans le comportement du musulman le ressort de l’initiative, qui plonge chez nous ses racines dans la nécessité où nous sommes de coopérer à la création constamment entretenue du monde qui devient nôtre. Le travail n’est guère pour le musulman que le moyen de vivre en mangeant un pain qui n’est pas usurpé. Dans une perspective chrétienne, ou peut-être même « occidentale », il est plus : il traduit la conscience d’une responsabilité, le souci de prendre en charge la matière et le monde, afin de s’en rendre maître, de les façonner, de les orienter.
Cette absence d’adhésion aux choses, d’appréhension volontaire du monde, est due au fait que, sous le ciel d’Allah le Tout-Puissant, il n’entre pas dans les prérogatives de l’homme de devenir avec Dieu l’artisan du monde. A le vouloir, il se départirait du rôle qui lui est dévolu. Ce « manque », J.Berque le constate et l’analyse dans ce qu’il nomme « l’absence du sens de la chose ».
L’Islam ainsi compris fixe définitivement l’homme dans une relation à Dieu donnée une fois pour toutes. Pour lui ne s’ouvre aucune perspective de progrès au terme duquel l’homme rejoint Dieu dans son immutabilité, propulsé par sa liberté et invinciblement attiré par l’amour. Ce n’est pas le monde dynamique de la personne en devenir, celui du « travail ».
Un plus grand souci du réel
Ce manque d’adhérence et de l’adhésion aux choses et aux êtres par quoi se caractérise l’effort créateur, l’absence de l’intention transformatrice du travail, vont de pair avec un sens du « réel » affaibli au profit d’une vision formelle et formaliste du monde, qui, ne variant pas et faisant écran au vrai, permet l’étonnante égalité du comportement musulman. Mais alors, la notion de « vérité » est-elle identique pour un européen et pour un musulman ? Il semble que le même mot désigne deux réalités différentes, d’où naît une constante ambiguïté.
Pour le musulman, la « vérité » réside en un certain ordonnancement des choses, bon de préférence, menant à cette « sagesse » orientale qui ressemble à de la tranquillité et qui ne se veut troublée par rien. C’est ce qui répond à un ordre de choses donné et statique, c’est ce qui obéit à une loi beaucoup plus que ce qui « est » réellement. Dans cette perspective, ce qui importe finalement, c’est de satisfaire formellement à ce que demande la règle. La rigueur de la correspondance entre le vrai et la manière dont il est exprimé (où réside pour nous l’effort de vérité) a peu d’importance. Par contre, la réponse que la loi ou l’interlocuteur attendent, devra être la plus conforme à leur désir et la plus propre à les satisfaire. Ce n’est pas là intention mensongère, mais souci de satisfaire, de faire plaisir, pour se concilier l’autorité : la loi, la force ou Dieu. Emporter son adhésion, c’est paradoxalement être en règle vis-à-vis de ce qui est « réel ».
Les exemples ne manquent pas de cette divergence profonde. Qu’on se réfère à la manière qu’ont les musulmans de donner des renseignements ou de répondre à un interrogatoire médical. Combien de médecins métropolitains sont déconcertés par l’interrogatoire en milieu musulman, qui, pris littéralement, n’a pas grande valeur ! On ne retrouve pas dans les réponses, précisément, ce souci de la conformité avec le réel mais l’unique intention de satisfaire à la pudeur ou de faire plaisir au médecin. Là encore il ne faudrait pas voir rouerie ou inintelligence ; il s’agit d’une forme profonde de l’esprit.
Ce qui devrait être a plus d’importance que ce qui est. En lui donnant la primauté sur le vrai, on édifie un rempart moral, formaliste et stéréotypé, qui permet à l’homme d’évoluer dans un domaine caché, protégé, à l’abri des investigations de sa propre conscience ou de celle d’autrui. A la limite, peu importe ce qui est dit et fait dans le secret du cœur en conformité avec ce qui est « vrai ». Ce qui a valeur, c’est le pensé, le dit, le signifié extérieurement, « hic et nunc ». A cela on finit par croire comme à la réalité.
De cette tournure profonde de l’esprit résulte une divergence entre la conception qu’a le chrétien du sens et de la valeur du témoignage et celle que s’en fait le musulman.
Sur le plan spirituel, « être témoin » consiste, pour un chrétien, à rendre le plus possible son comportement extérieur conforme à ce qui inspire sa personne intérieure, à ce dont « il vit » : l’amour du Christ vécu par lui, expérimenté comme vrai. Le chrétien cherche à être témoin, selon le texte de la messe du Dieu vivant et vrai.
Or, pour un musulman, « être témoin » n’inclut pas la nécessité de cet échelon intermédiaire du « cœur » et de la « personne », où s’opère pour le chrétien tout le vécu et l’authentique du témoignage. L’intériorisation, semble-t-il, disparait. Témoigner, c’est alors affirmer dans l’apparence, dans la forme et par devoir, ce qui « doit » être (plus que ce qui est) et, sur le plan proprement religieux, affirmer les attributs de Dieu, particulièrement son unicité. Mais il n’est pas nécessaire de vivre la vie de Dieu. Pour l’Islam traditionnel, le témoignage, comme les valeurs religieuses, habillent l’homme, le rendent conforme ; ils ne le transforment pas en un autre homme vivant et « nouveau » 1.
Dans ces conditions, désirer une plus grande fidélité dans l’expression à la réalité quotidienne, quand elle se trouve aller à l’encontre d’un ordre de choses établi selon les principes inaltérables d’une autorité supérieure, c’est déjà s’insurger contre cette dernière. Dans le domaine religieux, rien ne peut échapper à cette autorité qui est Dieu : il est le maître unique incontesté du monde, et il n’est pas convenable qu’une opposition quelconque à sa volonté puisse s’inscrire dans la réalité des évènements.
Ce mécanisme psychique difficile à analyser joue instinctivement vis-à-vis de toute autorité qui fait la loi. Il en résulte une patiente et inlassable soumission dans les épreuves, presque inconcevable à nos yeux, et une résignation si entière qu’elle est souvent donnée comme le modèle d’une « acceptation », voire d’une maturité qu’elle n’est pas en fait. Il y a dans ces deux dernières une nécessaire nuance de « participation active » et de discernement qui ne se trouve aucunement dans une passivité sage, certes, mais inerte.
Cette patience qui acquiesce devant l’autorité ou la force, a donné aux Européens l’impression qu’avec « les Arabes » c’est le plus fort qui a raison. Ce n’est qu’une impression dont l’illusion tenace est compatible avec une réalité toute autre : la guerre d’Algérie en fournirait une infinité d’exemples, dont le plus manifeste, croyons-nous, réside dans le mythe de l’Algérie française. Rendue possible par la force, elle eût cachée, pour peu de temps encore, une situation contradictoire et explosive.
Pour un musulman, l’évènement a valeur en soi : il ne se discute pas. La suite des évènements enferme les hommes sous un plafond divin qui est nécessairement l’expression de Dieu. Et pourtant ce ciel implacable craque sous la poussée d’un nouveau dynamisme.
Pour un chrétien, l’évènement est bien la main de Dieu sur nous, mais il est aussi « le livre sur lequel il nous faut lire la divine volonté » : il a valeur par la manière dont il est considéré, interprété ; le regard que nous portons sur lui pouvant et devant être purifié jusqu’à ce que notre vision personnelle du monde se confonde avec la vision de Dieu sur nous. « Si ton œil est clair, tout ton corps sera lumineux » : discernement d’une volonté et d’un dessein d’amour qui transcende tout, le bien comme le mal, enchevêtrés dans nos vies.
Pour un vrai dialogue
Le musulman algérien adore Dieu d’une manière absolue, « sans recul », sans qu’il lui soit nécessaire de s’engager librement et progressivement dans cette démarche, Dieu est « l’Unique et l’Inaccessible » et le rapport de l’homme à Dieu – qui donne conscience de lui – même à tout croyant – est négatif : l’homme ne peut atteindre Dieu et Dieu ne peut abandonner son inaccessible situation.
Le musulman ne peut connaître Dieu sans l’adorer, tandis que le chrétien ne peut connaître Dieu sans l’aimer. L’amour de Dieu qui transcende gratuitement dans le don en Jésus-Christ, l’omnipuissance et l’intangibilité divines, pour « se » donner et permettre le don en retour – et ceci fonde la véritable et positive relation rétablie par le Christ – n’est pas perçu par le musulman dans l’Islam, car il n’est pas, croyons-nous, inscrit dans le Coran. Ce dernier affirme bien une certaine proximité avec Dieu mais, pour lui, Dieu est proche de tout être, devenu extérieur à lui, et sur lequel il continue de régner en maître : il lui est présent « comme physiquement », comme est présent l’artiste à son œuvre. « Nous sommes plus près de l’homme, dit Allah dans le Coran, que sa veine jugulaire. »
Avec Dieu, c’est-à-dire dans sa relation essentielle, le musulman n’accède donc pas au dialogue. C’est pourquoi, pensons-nous, il ne vit pas ou il vit mal l’amour personnel qui est échange. A cet état de personne, il se doit d’accéder, dans l’Islam, comme dans le christianisme se retrouve la marque laissée par Dieu sur la psychologie de l’homme : d’un côté règne le Dieu Unique et Inaccessible, de l’autre le Dieu trinitaire « en relation avec », l’Emmanuel, le Suprême Dialoguant.
Mais, à ce propos, un regard rétrospectif nous force à reconnaître que nous avons eu tendance à ne retenir du christianisme que ce qui s’impose de l’extérieur comme une loi, pour démontrer aux musulmans eux-mêmes qu’au fond nous adorions le même Dieu et que « c’est la même chose. »
Les chrétiens n’ont-ils pas failli gravement à leur rôle de témoins ? Peut être par éducation, ou à dessein, nous avons été des témoins du Dieu de l’Ancien Testament, négligeant de révéler le Dieu Amour en qui réside toute la vérité de l’Evangile, toute son originalité. Avons-nous été effectivement les témoins de ce dialogue personnalisant qui s’établit Dieu dans et par le Christ ? Au lieu de faire connaître le véritable visage de notre Dieu, n’avons-nous pas tenté d’en présenter une image faussée, pour la faire coïncider avec celle d’Allah, nous satisfaisant d’une admiration ambigüe et extérieure, qui est plus une entrave à la mutuelle compréhension qu’un effort de commune recherche ?
Si, pour le musulman, l’approche des êtres et des choses ne se réalise pas dans le dialogue, elle se réalise cependant, mais sous une forme différente et qui nous désarçonne. Elle est plus intuitive que directe et logique. Elle est aussi plus concrète qu’intellectuelle. L’on n’y retrouve pas la tendance à la généralisation qui caractérise la même démarche chez l’européen. Dans l’univers maghrébin, l’on n’affronte pas l’interlocuteur, on le circonscrit plutôt, on l’observe dans ses réactions les plus secrètes, dans sa forme. Mais, en aucun cas, on ne s’expose devant lui, on ne s’exprime dans un effort de vérité, ce qui est souvent la première démarche du dialogue et le début d’une réciproque découverte. L’attitude du musulman n’est pas d’« obliger » l’autre à se découvrir tel qu’il est, mais, selon un jeu parfois très protocolaire, de faire plaisir et de regarder, ce qui est un moyen subtil d’éprouver, de connaître, sans affronter. C’est ainsi que l’on traite les affaires en Algérie ou que l’on raconte un évènement. Le jugement porté sur une situation est rarement donné sous une forme personnelle, qui engage. Le recours à des formules consacrées, à des images impersonnelles, à des phrases du Coran, est à peu près constant. Et sous le même comportement d’accueil conventionnel, la distance est toujours respectée, l’engagement jamais définitif. A l’interlocuteur de ne pas se tromper. C’est ainsi que les mêmes remarques d’une chaleureuse politesse pourront cacher les racines du plus profond mépris ou la plus authentique estime.
Ainsi l’interlocuteur européen se laisse connaître tandis que le musulman n’est pas connu, ni dérangé par l’intrusion d’autrui en soi qui accompagne nécessairement tout dialogue véritable.
Cette analyse ne veut pas « juger » mais comprendre. Nous pensons qu’il ne s’agit absolument pas, comme on le répète souvent même en milieu musulman, de « fourberie » ou de « duplicité », mais d’une manière d’être, due à la structure d’un esprit façonné par une tradition particulière. Il s’agit d’accepter cette réalité psychologique telle qu’elle est, non telle que nous la voudrions. A cette condition seulement, notre dialogue aura des chances d’être vrai.
Il faut réaliser, ici, l’erreur essentielle de l’« action psychologique », telle qu’elle a été pratiquée en milieu musulman, ces dernières années. Entreprenante pour deux, elle a renforcé, en augmentant le degré de contrainte extérieure, cet aspect « caché » de la personnalité musulmane qui se « laisse faire », mais qui n’en évolue pas moins secrètement pour son propre compte. Les organisateurs en ont fait la cuisante expérience…
Non seulement la non-résistance aux méthodes employées leur a fait croire au succès, mais encore, projetant sur les Arabes une image de leur personnalité propre, cette action était loin d’être inefficace sur ceux-là mêmes qui s’en croyaient les maîtres ! Ils en étaient en réalité les victimes.
Ils offraient ainsi aux musulmans une double possibilité. D’abord, ces derniers résistaient sans difficulté à l’action envahissante : elle ne les atteignait pas profondément, en raison de leur passivité patiente et protectrice. Ensuite, par cette inertie même, naturellement érigée au rang de vertu, ils usaient lentement mais sûrement le potentiel d’agressivité de ceux qui se manifestaient de plus en plus comme des occupants, alors qu’ils se voulaient et s’imaginaient comme des « libérateurs ». Comme le faisait remarquer le maire musulman d’une commune des Hauts-Plateaux : « Ce sont ceux qui seront fatigués les premiers qui s’arrêteront les premiers. »
Depuis longtemps on pouvait prévoir quel serait ce « premier » : même lorsqu’elle est victorieuse une armée se fatigue. C’est certainement ce que ressentait ce jeune Algérien musulman lorsqu’il nous avouait ingénument : « Ce que je ne comprends pas c’est que l’Armée française n’ait pas mieux réussi avec tous les moyens dont elle disposait sur le plan de la propagande. » Il était nationaliste, mais désireux d’une coopération sincère et effective avec la France : peut être aurait-il mieux compris s’il avait su analyser ce qui se passait en lui-même.
Ici encore, il faudrait s’interroger sur les dispensaires médicaux et l’Assistance médicale gratuite, tels qu’ils ont été conçus. La gratuité proliférante et étouffante des soins devient une nouvelle forme d’aliénation et de contrainte qui ne tient pratiquement aucun compte de la « décision » plus ou moins larvée qui doit exister chez celui qui consulte. S’il veut être éducateur, le médecin ne peut être que discret dans l’exercice de son art. Sinon, il cède le plus souvent et dans le meilleur des cas, à la « tentation de faire le bien »… Nous excluons volontairement ici le gigantesque mépris qui consiste à soumettre à des soins injustifiés des gens, même primitifs qui les réclament sans en avoir besoin. Si on lui reconnaît donc le rôle éducateur qu’elle a incontestablement, la consultation médicale peut mais ne doit pas être un acte unilatéral : c’est aussi la démarche de quelqu’un qui décide de s’en remettre à un autre. La valeur coopératrice des malades est à déclencher et à favoriser : sinon mieux vaudrait dans bien des cas s’abstenir. Tout autre évidemment est le problème de l’urgence médicale.
En face de cette passivité, il convient d’être entreprenant, certes, mais discrètement, dans un appel coopérant au respect et à la liberté d’autrui. Il y faudra la même patience, désespérante parfois, que cette passivité en met à attendre. Il s’agit bien davantage de susciter que de faire faire…
Cet apprentissage douloureux du dialogue en Algérie, l’on serait tenté de dire avec une pointe de pessimisme qu’il a été trop souvent tenté entre des européens qui ne se comportaient pas en « personnes », au sens défini plus haut, et des musulmans qui ne le sont pas encore.
*
Une tâche inéluctable
Nous avons suggéré l’opposition de deux courants qui nous permettent d’éclairer les divergences profondes d’attitudes : la tradition islamique qui trouve sa source dans le Coran ; la culture occidentale, où la tradition chrétienne joue un rôle incontestable, quelle que soit la conception que l’on se fasse de cette notion de « culture occidentale ».
Il nous faut ici reprendre conscience de la force et de la signification d’une « tradition » : au-delà du concept puéril et formaliste où une réflexion trop superficielle enferme ce mot, il nous faut y retrouver le sens de courant, d’ « héritage » livré à chacun des membres selon des lois aussi impérieuses, bien que d’un autre ordre, que celles de la biologie et de la génétique. La tradition, c’est ce qui se livre de la profondeur des « trésors » humains par la naissance, le foyer, la culture, la « vie ».
Une autre remarque vient alors à l’esprit de qui a vécu en Algérie ; dans un même individu se retrouvent des attitudes qui relèvent de « traditions » différentes, des deux lignes de force culturelle et religieuse mises en présence depuis plus de cent trente ans. Cette constatation d’expérience peut alors nous éclairer beaucoup dans notre effort de compréhension. Elle doit nous aider à réaliser qu’un musulman de culture française reste un homme dont les infrastructures psychologiques sont façonnées par les valeurs coraniques transmises d’âge en âge : c’est là le fond, le noyau, le centre de sa vie, sa personnalité de base. Ce « livré », ce « donné » à partir duquel il va construire sa personnalité, est et reste orientale. Il va induire tout l’acquis humain et culturel assimilé par la suite et qui finira de structurer son « moi », d’affermir les points essentiels sur lesquels tout homme s’arc-boute. Il devra teinter cet acquis d’une couleur propre et unique. Quoiqu’il advienne, jamais un homme ne se départit totalement de cet héritage ancestral sur lequel il va édifier sa synthèse personnelle. Même s’il entre en conflit avec lui, même s’il veut l’ignorer pour conquérir plus de liberté il ne lui sera jamais possible de le renier, de s’en défaire. Sur un plan plus conscient, plus individuel, avons-nous jamais fini de tenir compte de certaines tendances en nous, qualités ou défauts, enracinées dès l’enfance ? Nous ne parviendrons pas à les évacuer, même et surtout si nous prenons conscience qu’elles sont pour nous un obstacle à pénétrer dans un autre milieu que le nôtre, à habiter un nouveau genre de vie. Il nous faudra bon gré mal gré composer avec elles.
Ainsi donc, au contact d’un monde occidental nécessairement attirant, aussi librement qu’il évolue dans la culture française, « l’arabe » ressent plus ou moins lucidement la nécessité d’une douloureuse « conversion » : il lui faut se repenser, se re-situer sur une échelle de valeurs qui, au terme de l’itinéraire qu’il poursuit, ne peut et ne doit plus être totalement ni celle qui lui a été transmise dès le sein maternel, ni celle au contact de laquelle il a grandi. Apparaît alors une tension entre ce qui constitue les deux pôles d’un même « moi » : le premier, dit « traditionnel », est « donné » ; le second dit « culturel », est « acquis », constitué par une culture étrangère, mais intériorisée. Les valeurs propres de chacun des deux sont ressenties comme constituante d’une unique personnalité. Or, en raison de ce que l’on a tenté de suggérer au cours de ces pages, ces valeurs sont quelquefois contradictoires, elles ne se recouvrent ni ne s’assument réciproquement ; d’où la nécessité, pour être fidèle à la totalité des exigences de son « soi », d’une synthèse personnelle. Cette tension douloureuse et dramatique est vécue comme un défi entre deux forces qui se disputent un champ d’action, mais non pas encore comme le concours de deux énergies qui s’allient dans le développement d’une recherche unifiée. Elle est pourtant la tâche qui s’impose à l’Algérie d’aujourd’hui.
Denis Vasse
1 Ceci n’est plus vrai en dehors de l’Islam traditionnel, notamment dans le Soufisme. Ce courant religieux, toujours combattu d’ailleurs par l’Islam « orthodoxe », a développé, à partir de certaines pierres d’attente retrouvées dans le Coran, une véritable « vie spirituelle » de caractère ésotérique.