De l’isolement à la solitude
in « Christus » n° 49 Janvier 1966, tome 13, p.11-23, 35 rue de Sèvres, 75006, Paris,
in « La solitude », livre édité par Christus.,
in « Christus », « L’expérience spirituelle dans l’aujourd’hui de Dieu » n° HS 174, mai 1997 p. 107-118, 35 rue de Sèvres, 75006 Paris
« Le choix que tu fais entre toi ou non. »
N.E.
L’homme moderne a beaucoup de mal à être seul. Paradoxalement, il éprouve autant de difficultés à entrer en relation véritable avec ses plus proches qu’à supporter la solitude.
Le goût effréné – jusqu’au snobisme – du « dialogue », de la « dynamique de groupe », de tout ce qui touche à la psychanalyse exprime l’impossibilité qu’il ressent à communiquer avec autrui tout comme son impuissance douloureuse à rentrer en lui-même. Constamment, il oscille entre la conformité d’un anonymat qui le dissout dans la foule et le retrait de l’isolement par lequel il s’affirme contre elle. Mais l’une et l’autre attitudes lui sont insupportables. Tout se passe comme si l’homme d’aujourd’hui était frappé d’une double incapacité : celle de vivre avec les autres et celle de vivre seul. Pas plus qu’il ne se supporte, il ne supporte les autres. Ronde infernale qui lui fait désirer indéfiniment d’être ailleurs que là où, précisément, il se trouve.
Les exemples foisonnent. L’époux muet à la maison, inattentif à la toilette de sa femme ou à la couleur de ses cheveux, devient, dès que pour une raison quelconque il est séparé de son foyer, l’auteur passionné de lettres d’amour qui n’omettent aucune délicatesse. Le religieux débordant d’idées apostoliques durant l’austère cheminement de sa formation ou lors de ses retraites, se métamorphose, sur le turf, en un révolté que ne satisfait aucune des conditions dans lesquelles il vit et qui implore, au milieu de ses vicissitudes imaginaires, le bienheureux silence de la Trappe.
L’homme d’aujourd’hui a beaucoup de mal à trouver le chemin de la solitude, le chemin qui le mène à lui-même, au monde et à Dieu.
Qu’est-ce donc que la solitude ? Si elle se définit par la relation à l’autre que je côtoie comme à l’autre qui gît au plus intime de moi-même, la solitude s’oppose à l’isolement qui nie cette relation. C’est pour sortir de cette mauvaise solitude qu’est l’isolement que beaucoup ont recours aux thérapeutiques psychologiques. Nous verrons que ces dernières consistent, en définitive, à convertir le mouvement « carcéral » 1 de l’isolement en un processus d’ouverture intégrant la réalité de l’autre. Cela nous conduira à considérer, en terminant, que la solitude est du côté de l’amour et qu’elle en est comme le signe.
Isolement et solitude
L’isolement diffère de la solitude en ce qu’il nie la possibilité de l’ouverture à l’autre, toujours vécue comme une altération. Plus radicalement encore, il est négation du désir dont nous sommes porteurs, le désir de l’autre. L’isolement et le mutisme vont de pair, car la relation à autrui trouve son expression dans la parole, et la négation de la première entraîne la disparition de la seconde. L’isolement nous semble être à la solitude ce que le mutisme est au silence. Se taire implique qu’on ait quelque chose à dire ; être seul suppose aussi la possibilité de ne l’être pas, d’être ouvert au monde. La présence de l’être aimé est ressentie, dans la solitude, comme une absence. Dans l’isolement, l’éloignement est vécu comme une rupture menaçante de contact. Pour se prouver qu’il existe, l’isolé a besoin de la présence matérielle de l’autre, elle-même insupportable. La disparition ou la transformation de cet autre le fait vaciller dans une douloureuse incertitude, celle qui apparaît quand tout point de repère a disparu. Une jeune femme exprimait ainsi ce qu’elle ressentait lors d’un épisode critique qui l’avait conduite à l’hôpital : « …les effets de liens spontanés, ceux de la maternité, se révèlent, se décolorent, frôlent la dissolution ».
Celui que la solitude n’effraie plus a appris, de sa relation à autrui, que la présence n’était pas fusion dévorante et que l’absence n’était pas meurtrière étrangeté : il apprend ainsi « à éviter les deux écueils de la destruction par l’objet et de la perte de l’objet dans l’éloignement ». Entre « retenir et être retenu, engloutir et être englouti », il retrouve, dans sa relation à l’autre, une « mesure », « une échelle susceptible de plus ou de moins ». Entre la fusion et la déréliction, il découvre qu’il est susceptible d’exister pour lui-même, seul.
La solitude exige un apprentissage que l’isolement évite. Elle est un moment de notre existence au monde.
Dans sa forme extrême, l’isolement est gravement pathologique. Un étudiant en médecine décrivait son sentiment d’isolement comme un « vide » qui ne lui permettait ni d’apprendre, ni d’exister. « Tantôt, disait-il, je me sens réduit à un point de plus en plus petit ; tantôt j’ai l’impression d’être très grand et très fort, plus grand que le Général de Gaulle que je vois sur l’écran de télévision ». Il avait besoin de cette fantasmatique invasion du monde pour se prouver son existence même. A l’univers, il avait besoin d’envisager sa réduction radicale pour prendre conscience qu’il n’était pas « rien », ce qui l’avait mené, plusieurs fois déjà, au deuxième étage de la Tour Eiffel afin de se persuader qu’il pouvait bien se suicider.. Quelques semaines plus tard, il se jetait sous une rame de métro, ce qui le faisait disparaître, non seulement à ses propres yeux, mais aux yeux d’une foule d’autres… et donc exister ! Tout se passe comme si de tels individus ne parvenaient à sortir de leur isolement qu’au prix de leur propre disparition, soit qu’ils se tuent, soit que, confondus avec le monde ambiant et avec ceux qui les entourent, ils les tuent. Dans les deux cas, la mort seule est la preuve qu’ils existent. Paradoxalement, ils se suicident ou deviennent des criminels parce qu’ils n’ont pas, en rigueur de terme, la possibilité de vivre. Pour eux, vivre, c’est mourir.
Pour pathologique qu’il soit, cet exemple ne nous est pas si totalement étranger que nous n’y reconnaissions certaines de nos tendances. A un degré moindre, notre propre activité peut devenir la manifestation d’un processus d’isolement. Il y a des êtres qui ne se situent que dans la distraction. Il y en a d’autres qui ne prennent conscience d’eux-mêmes que dans un travail perpétuel qui prend souvent couleur d’ascèse. Pour les uns comme pour les autres, le repos est littéralement insupportable : ils ne peuvent pas rester seuls. En général, ils se complimentent en une formule ambiguë et fréquente : « Je ne peux pas rester sans rien faire ». Dès que cesse l’activité, apparaît comme une douloureuse incertitude d’exister, l’impression d’être en marge de l’existence, marge que va venir combler un nouveau plaisir ou une nouvelle obligation. L’activisme est l’obstacle, le plus répandu peut-être, au face à face de la connaissance de l’autre et de soi. Nous nous isolons avec un soin jaloux à l’intérieur de carapaces multiformes : celles de nos fichiers et de nos journées programmées, celles de nos annuaires et de nos relations comme celles de nos jouissances et de nos conquêtes amoureuses, celles de nos trahisons et de nos fidélités.
Cela est si vrai que nous ne supportons pas que l’on nous interpelle sur ce que nous sommes. Nous nous habillons de titres pour apparaître aux yeux des autres et pour disparaître aux nôtres. Ce mode de vie est supportable tant que les autres et nous-mêmes feignons de croire à ce que nous faisons, mais on ne peut croire à ce que l’on fait que si, dans une certaine mesure toujours à reprendre, ce que l’on fait manifeste ce que l’on est. Sinon, il advient, un jour ou l’autre, que les seuils critiques d’une croissance d’homme ou le simple vieillissement révèlent un décalage qu’aucune illusion n’est plus susceptible de masquer. Là encore, mais sur un mode différent, surgit le spectre du vide ou, plus exactement, d’un remplissage qui n’a plus de sens. Les pseudo-sages de ce monde disent alors, forts de leur expérience, que « la vie n’est qu’un tas de merde ». Cette sentence ne cache plus que partiellement l’aigreur ou la déception d’une simili-sagesse.
Elle confesse que la vie est, pour eux, ce lieu où, justement, on s’isole et qui a pour fonction d’accueillir les déchets. Le déchet est un compromis entre ce qui a déjà existé et ce qui n’est pas encore réduit au néant.
La plongée immédiate dans l’extase ou la déréliction, dans notre première analyse, la complaisance d’une sagesse illusoire, dans la seconde, indiquent, croyons-nous, les deux mécanismes majeurs de l’isolement. Ni l’un ni l’autre ne mènent au repos dynamique d’une croissance qui se constitue à partir des éléments du tout pour émerger du néant.
La solitude, au contraire, marque le pas de la révélation d’un être à lui-même. Le solitaire n’est ni perdu dans le monde, ni isolé en lui-même. Son ouverture au monde est la
substance même de son unique personne, c’est pourquoi, quand il fait retour en lui-même, il y
redécouvre la réalité du monde. Il marche sur ce chemin de crête où il côtoie l’angoisse du néant et le délire de la surpuissance sans jamais se laisser prendre à leur mirage. Il devient seulement ce qu’il est : un être entre d’autres êtres. Pour lui, vivre, ce n’est pas mourir ; ce n’est pas non plus refuser l’affrontement de la vie et de la mort dans la spiritualité du déchet ; c’est – simplement – apprendre à vivre pour apprendre à mourir.
Isolement et thérapeutiques 2
Le sentiment d’isolement s’accompagne souvent d’une angoisse ou d’une agressivité qui conduisent ceux qui en souffrent chez le psychothérapeute. Peu nous importe ici la façon pour ce dernier d’exercer son art. Des hommes et des femmes s’ennuient et ennuient les autres jusqu’aux ultimes limites de la folie, qui se présente comme le dernier essai – avant la mort – pour consacrer, dans l’isolement, la déconnection par rapport au monde et à soi-même.
L’attitude des gens de métier qui se préoccupent de cette pathologie de l’isolement est fort variée. Mais, par-delà les oppositions de doctrine, nous pourrions mettre en évidence quelque chose comme un dénominateur commun. Le psychothérapeute « fonctionne » toujours, pour ses patients, comme un point de référence, axe et reflet des différents mouvements qui animent leur cœur. « Pour l’analysé, écrit Freud, le médecin doit demeurer impénétrable et, à la manière d’un miroir, ne faire que refléter ce qu’on lui montre ». Sa présence et sa parole vont progressivement devenir la médiation par laquelle le sujet qui est là et qui parle pourra se découvrir dans son propre corps et son propre discours devenus médiation pour les autres et pour lui-même. Le thérapeute rétablit, vis-à-vis du patient, la « distance » nécessaire à la possibilité même du « rapprochement » et la communication à partir de laquelle tout éloignement n’a pas forcément le sens d’une rupture.
Ne cédant pas au mouvement de son patient qui cherche à l’entraîner dans le jeu de l’annihilation ou de l’exaltation, dans le labyrinthe des défenses interdisant l’accès à tout désir, le thérapeute manifeste qu’il est seul avec son patient, seul sans jamais en être isolé, sans jamais non plus se confondre avec lui. Ni dévoré, ni dévorant, il est seulement ce qu’il est : quelqu’un qui prend le risque d’être ouvert sur la présence d’un autre, quelqu’un qui supporte l’absence de cet autre sans disparaître à son tour, quelqu’un qui est seulement là comme le témoin toujours insaisissable d’une présence à soi-même toujours à découvrir. Jamais le patient ne peut le réduire à lui dans la monstruosité d’une hyper-présence où il serait tout ; jamais il ne peut se réduire à lui dans le fantasme d’une dépendance meurtrière où le thérapeute serait tout. Le temps, par ailleurs, déjouera tous les pièges d’un discours trop cohérent dont le souci constant est d’annuler l’apparition du désir dans une relation vraie, ce désir qui exige aussi bien la possibilité de la distance que celle du rapprochement, la possibilité d’être seul.
Voici ce que, en substance, un patient pouvait dire, après sa cure, à son médecin : « Au moment où je vous rejetais, au comble de l’agressivité contre vous, de même qu’au moment où je tentais de me nier, au comble de l’agressivité contre moi, alors que je désirais vous perdre ou me perdre, je le faisais pour me convaincre de votre existence même, et, partant, de la mienne. Je pouvais enfin aimer quelqu’un sans le faire disparaître, et quelqu’un pouvait m’aimer sans me faire disparaître ». Il pouvait se retrouver seul en face de quelqu’un aussi bien qu’éprouver la consistance de sa propre personne dans la solitude.
On ne se délivre de l’isolement que dans l’apprentissage de la solitude. Le cheminement d’une thérapeutique est caractérisé par ce passage, de la caricature de la solitude qu’est l’isolement, à la solitude véritable qui permet d’entrer en rapport avec autrui sans se confondre avec lui. S’isoler, en effet, c’est avouer implicitement la dépendance étroite et meurtrière d’un contact avec le monde, vécu soit comme un outrage ou un heurt, soit comme une insupportable confusion. Apprendre à être seul, c’est accepter d’être différent des autres sans avoir l’impression de cesser d’exister pour eux et pour soi-même.
Dans le dernier film de Fellini, Juliette des esprits, la solitude terminale de la jeune femme signifie tout le contraire de l’isolement : elle indique l’accès au monde de la réalité ; Juliette retrouve dans une joie pleine ce qu’elle cherche depuis le début : elle-même. C’est alors que son visage est tourné vers les spectateurs eux-mêmes, et que la voix des « amis » qui l’appellent ne vient plus d’un des personnages du scénario mais de ceux qui, face à l’écran, peuplent l’univers réel. Au bout du cheminement fantasmatique qui est le déroulement de son « désir d’être avec », Juliette renaît à elle-même en sortant de l’univers totalitaire du rêve ou de l’illusion qui la tenait prisonnière : illusoire, en effet, cet univers du mariage où « je serais tout pour lui et il serait mon univers » ; leurre que ce monde du plaisir et du voyeurisme où tout s’évanouit dans l’apparence ; rêve terriblement meurtrier que cette religion qui réclame le martyre pour satisfaire la toute-puissance maternelle vécue comme l’exigence absolue. Exclusivisme et totalitarisme sont synonymes d’isolement ; ils caractérisent l’univers, clos sur lui-même, du rêve ou du délire. Nous retrouvons en eux le mécanisme de l’isolement qui tente de peupler l’imagination de personnages « réels », et la réalité du présent, de personnage imaginaires : l’imaginaire n’y remplit plus sa fonction d’ouverture sur le monde, il est immédiatement pris pour le monde. Dans ce processus de perpétuel échappement à soi et à l’autre, rien jamais n’a la consistance de la joie.
Solitude et amour
Dans les pages qui précèdent, nous avons réfléchi sur le mécanisme de la solitude opposé à celui de l’isolement. Mais que signifie ce passage de l’isolement à la solitude ? La solitude, disions-nous, ne se comprend que dans la relation à l’autre. Si cette relation à l’autre prend le sens de l’amour, la solitude prend le nom de renoncement.
C’est parce qu’ils entendent rester dans le domaine qui est le leur que les psychothérapeutes (et en particulier les analystes) se défendent de prodiguer de l’amour et d’apprendre à aimer. Comme instinctivement, ils évitent ainsi toute confusion. Leur domaine est celui du déterminisme et des lois qui le régissent, celui de la science. Le royaume sur le seuil duquel ils se tiennent, en tant que psychothérapeutes, et au seuil duquel ils mènent leurs patients, est celui de la liberté, c’est à dire du sens que revêt, pour chacun, l’histoire de sa vie. Cette distinction est difficile à découvrir et à respecter et, si nous l’évoquons, ce n’est pas pour nous y attarder, mais pour orienter notre réflexion. Après avoir entrevu comment l’on peut passer de l’isolement à la solitude, demandons-nous : pourquoi cet apprentissage est-il nécessaire ?
Parce qu’il permet l’amour.
Les psychothérapeutes, quant à eux, se défendent d’aimer leurs patients. Ils parlent de transfert et de contre-transfert. Freud étudie même « l’amour de transfert ». Quoi qu’il en soit de ce mot technique qui désigne une réalité bien mystérieuse encore, c’est à travers cette relation transférentielle que se fait l’apprentissage de la solitude. A travers elle s’instaure la distance entre les personnes, leur radicale différence. Dans ce rapport progressivement établi, le rapprochement perd sa signification de destruction d’un des termes : le sentiment d’annihilation, qui naît de tout éloignement vécu comme une rupture, s’estompe. L’isolement perd progressivement sa fonction de protection contre la présence de l’autre ressentie comme un empiétement. L’altérité, pourrions-nous dire, n’est plus vécue comme une altération. Au contraire, elle devient témoignage vivant de l’altérité consistante (subsistante) que je suis pour les autres. A travers le jeu patient et douloureux des multiples fausses routes que le patient tente de prendre, il se voit, dans le miroir de cet autre qu’est pour lui l’analyste, ramené à son être propre. Il ne perçoit sa solide différence que dans le rapport qui la fonde : celui qu’il entretient avec un autre être.
Le sentiment d’isolement naît de l’insatisfaction d’un besoin. L’enfant se sent perdu dès que sa mère s’éloigne parce qu’il en a besoin. La solitude, au contraire, nous paraît être de l’ordre du désir et, dans une autre terminologie, de celui de l’amour. La reconnaissance de soi et de l’autre à travers le désir – et la distinction que cela implique – a quelque chose à voir avec la liberté intérieure. Tandis que le besoin ne peut qu’être satisfait (sa non-satisfaction entraînant l’isolement et la mort), le désir, quant à lui, ne peut jamais l’être totalement puisqu’il se nourrit de cela même qui lui est étranger. Bien mieux, on peut renoncer à son désir sans mourir et sans tuer. A travers la sexualité, le désir mène à la découverte de son propre corps, c’est-à-dire de son être même assumé tout à la fois dans sa relative autonomie et dans sa radicale incomplétude. En une sorte de renversement du mécanisme du besoin, le surgissement de la différence devient le signe et le moteur de la relation amoureuse. Ce mouvement fait prendre conscience de l’unité inaliénable de chaque être, de la solitude qui est la vérité de l’amour. La confusion dans une vibration indifférenciée, ou la déchirure de la séparation, nous maintient dans un monde infantile pour lequel n’existe que ce qui est objectivement là, que ce contact de quoi l’on est. Pour le bébé, la présence n’est qu’un contact et tout être disparaît s’il s’en va. L’absence n’y est pas encore vécue comme l’intériorisation d’une présence.
Nous pensons que ce passage par l’absence marque le pas de la vie de l’esprit. (« Il est bon pour vous que je m’en aille. »). Là, l’union des êtres n’est plus un obstacle à leur irréductible particularité, elle les révèle, dans leur réciproque solitude.
Solitude et renoncement
Lorsque l’isolement est trop vite pris pour du renoncement, lorsque l’impossibilité de laisser se développer le désir est baptisée « sublimation », toute la vie s’organise en vue de justifier ce contresens.
Le renoncement, en effet, est corrélatif du désir comme la solitude l’est de la relation à un autre. Pour renoncer à quelque chose ou à quelqu’un il faut être en situation de désirer quelque chose ou d’aimer quelqu’un. Le désir nous lie à ce qui n’est pas nous, à l’autre.
Son mouvement fait éclater l’univers imaginaire où il suffirait de rêver de l’autre pour le posséder et pour en jouir. Pour réaliser l’être de désir qu’il est, pour se révéler à lui-même, l’homme a besoin de connaître le monde comme objet de son désir, en même temps qu’il reconnaît comme autonome l’être qu’il appréhende mais qui constamment lui échappe. Parce qu’elle touche à ce qu’il y a en nous de plus profond, cette démarche mobilise notre angoisse : ne trouvant pas en nous-mêmes notre satisfaction, nous sommes tendus vers l’autre qui nous renvoie indéfiniment à nous-mêmes. Parvenus au pur mouvement du désir de l’autre qui échappe par sa radicale altérité à la réduction imaginaire, nous entrons dans le jeu du renoncement véritable qui est dépassement du besoin d’être consommé par l’autre ou de le consommer pour le reconnaître lui aussi, porteur d’un désir dont nous sommes l’objet.
L’homme qui renonce accepte de témoigner, par sa solitude, du désir qui le lie à l’autre. Le désir témoigne en lui de la liberté des autres, c’est pourquoi il est le ressort de l’amour.
Mais, dans bien des cas, tout se passe comme si le renoncement, de conséquence de l’amour, devenait le fallacieux moyen d’y parvenir. Plus ou moins incapable d’aimer, on renonce non plus à la satisfaction temporaire offerte par l’objet du désir, mais au désir lui-même. Renoncer, dès lors, c’est faire comme si on était parvenu au terme de l’amour sans avoir parcouru le cheminement du désir. On prétend aimer en tuant le désir, seule voie d’accès à l’autre. L’inversion est parfaite : au lieu d’épouser le mouvement d’un désir qui ne peut se rassasier que de tout et qui, pour cela même, ne s’aliène dans aucun objet, on s’acharne à ne rien désirer. D’expression paradoxale et vraie de l’amour, le renoncement devient un truc, un moyen dont l’inhumaine exigence fait oublier – et c’est là son but – l’incapacité ou la peur d’aimer. On se « réfugie » dans la prière, on fait pénitence pour des désirs imaginaires…ceux-là mêmes qu’en fin de compte l’on voudrait sentir en soi. On renonce pour se donner le change : voilà qu’il suffit de faire pénitence pour aimer, alors qu’en vérité c’est du contraire qu’il s’agit !
Du pseudo-renoncement à l’isolement, il n’y a qu’un pas vite franchi. Le registre fantasmatique d’un désir qui ne s’inscrit jamais dans la réalité – qui ne se réalise jamais dans le renoncement à ses objets – risque une trop hâtive sur-naturalisation qui n’est que le masque d’une nature vide. On désire le ciel, ce qui permet l’évitement du monde présent hors duquel l’homme n’a pas d’existence. Pour être un jour susceptible de « sortir » de ce monde, encore faut-il y être vraiment entré. On ne peut apprendre à désirer l’autre monde qu’en réalisant celui-là, c’est-à-dire en faisant l’objet de son désir.
Jouée, la solitude du renoncement, quelle qu’en soit la forme – celle du mariage ou de la vie consacrée -, devient isolement qui cache une impuissance. Ceux qui s’isolent ainsi élèvent autour d’eux les remparts de leur tour d’ivoire. Ils érigent aussi leur masochisme en principe de vie, c’est-à-dire qu’ils se détruisent. Ils paient leur pseudo-sagesse du prix de leur morcellement, ruisselants d’ingénuité pour supporter l’inévitable et intolérable contrainte de la réalité où tente de s’inscrire le désir des autres et le leur. L’abnégation prend le goût d’une inconsciente comédie dont le bénéfice, sous des modalités diverses, est toujours le même : aux yeux des autres, et plus encore aux leurs, ces sacrifiés de l’amour font de l’incapacité d’atteindre l’autre en son corps le signe sans contenu du véritable amour. Même si les murs en sont d’ivoire, leur tour est vide : elle n’a pas de sens. Leur « je » ne naît ni ne s’entretient du rapport avec un « truc » ou un « vous », d’où la lente dissolution de sa substance même, le désir de l’autre. La méconnaissance de l’autre conduit à nier le désir qui n’a plus de raison d’être et, par conséquent, elle conduit aussi à la méconnaissance de soi. Quant l’isolé ouvre la porte de sa tour pour laisser pénétrer quelqu’un dans son cœur, il réduit bientôt l’originalité, l’altérité de son hôte, pour tenter de l’assimiler. Devenu sa possession exclusive, il le broie et, ce faisant, il asphyxie un peu plus son désir. « Et quand il croit serrer son bonheur, chante Brassens, il le broie. » Ce n’est pas pur hasard si, dans l’imagerie du péché comme dans les fantasmes de Narcisse, se conjuguent les thèmes de la prison et de la mort. Narcisse se donne la mort parce qu’il est prisonnier de son image.
Si le glaive du désir n’est pas porté au cœur de cette paix fallacieuse, toutes les ressources de vie sont utilisées pour la mort. Elles sont mobilisées au profit d’un univers de fantômes sans consistance. L’amour n’est qu’un songe où le monde et l’autre n’existent pas plus que moi-même. Reste le faux espoir de croire en un autre monde pour oublier celui-là.
Ainsi, au terme de ces réflexions, l’isolement nous paraît trouver son origine dans la non-reconnaissance du désir qui donne accès à la solitude. Mais la solitude ne se comprend pas hors d’une relation à autrui dont elle est, à son tour, la garante.
S’il en est ainsi, non seulement la solitude s’oppose à l’isolement, mais encore elle prend sens : elle devient un des signes de l’amour, et, peut-être, le seul. Il n’y a pas d’amour sans le douloureux apprentissage de la solitude, mais il y a une pseudo-solitude sans amour, celle de l’isolement. « Ne te laisse mettre en prison par aucune affection, écrit Simone Weil. Préserve ta solitude. Le jour, s’il vient jamais, où une véritable affection te serait donnée, il n’y aurait pas d’opposition entre la solitude intérieure et l’amitié, au contraire. C’est même à ce signe infaillible que tu la reconnaîtras »3.
La solitude est le creuset de l’amour. Elle est l’épreuve par où passent, à des degrés divers, l’époux, l’ami, le mystique. Elle n’est pas repliement stérile mais réalisation de la constante nouveauté du désir : désir de l’autre, désir d’ouvrir à l’autre cette part de nous-mêmes qui échappe à notre propre regard, cet autre qui nous est plus intime que nous-mêmes.
Elle est fidèle à ce désir unique dont la réalisation n’est possible que dans l’invincible espérance qui est sa force et qui, de requête en requête, nous mène au cœur invisible du monde : Dieu.
Denis Vasse
1 « Carcéral », ce qui a trait à la prison.
2 C’est essentiellement à la psychanalyse que nous nous référerons en matière de psychothérapie. La découverte freudienne est la source, ou, du moins, l’inspiratrice de toutes les méthodes thérapeutiques, même si celles-ci cherchent à se définir parfois en opposition à celle-là.
3 La pesanteur et la grâce, Plon, Paris, 1948, p.73.