« Il n'y a que dans l'ouverture à l'Autre
que la question de la vérité qui parle peut se poser. »

Articles - Les parents et l’école


in Echanges, revue publiée par les sœurs Auxiliatrices, « Relations parents-enfants », n°78, 1966 p. 20/24.

C’est presque toujours par le biais des difficultés scolaires que le médecin ou le psychothérapeute entre en contact avec l’enfant et ses parents. Schématiquement, l’entretien s’inaugure ainsi :

– « Didier est un gentil petit garçon…mais il a des difficultés à l’école. Il n’arrive pas à lire, ou : il fait des fautes d’orthographe, ou encore : il est très indiscipliné. Il faut dire qu’il a changé d’institutrice souvent, ou encore : il ne s’entend pas avec son maître etc. »

Sur ce dernier terrain qui met en jeu l’attitude des enfants et celles des maîtres, les parents sont généralement intarissables. Ils font le tour de la question avec aisance et certitude ; ils ont des idées sur la qualité des maîtres et la nécessaire ou regrettable réforme ; ils déplorent le surnombre.

Ce qu’ils disent est souvent juste, mais si vous ponctuez la fin de leur discours d’une question dans ce genre : en dehors de l’Ecole, comment voyez-vous Didier ?, vous les surprendrez beaucoup. Toutefois, en y répondant, ils se surprendront eux-mêmes à revenir sans cesse à l’Ecole comme à un lieu de référence de tout le comportement de notre petit bonhomme.

Récemment, un père, occupant un haut poste dans l’Administration, irrité par ma question, me rétorquait pour mieux avouer ses droits et son autorité : « Je fais mon travail à la maison, que le maître fasse le sien dans sa classe, et, puisque cela ne marche pas, faites le vôtre. Vous êtes le Bon Dieu » prend-il soin d’ajouter de peur que je ne me méprenne sur son intention et ses possibilités. Manifestement, c’est du dieu des pièces antiques qu’il s’agissait, celui qui, au terme, permet de dénouer les conflits…

Très rapidement l’Ecole occupe une grande place dans la vie de l’enfant et dans celle de la famille : d’autant plus grande qu’elle libère la famille de bien des préoccupations. Lorsque l’Ecole ne joue plus ce rôle, qu’elle n’apporte plus les remèdes escomptés, l’enfant, alors, devient « problème ».

Or, si l’Ecole éclate sous la poussée du nombre, si elle élargit ses dimensions, spécifie ses méthodes et cherche à mieux définir sa fonction, elle joue de moins en moins, par contre, un rôle de suppléance vis à vis de la famille. Son enseignement est de moins en moins particularisé, elle ne peut plus s’adapter à chaque cas, prendre en charge l’éveil de chacune des consciences qui lui sont confiées. Elle se doit bien plutôt à toutes.

Ainsi, pour une multitude de raisons « sociologiques » – la crise de notre société et ses répercussions sur l’enseignement, le surnombre, le manque de débouchés offerts au termes des différents cycles etc. -, l’Ecole devient intolérante : elle ne peut plus supporter ceux de ses membres qui ne suivent pas ou qui ne se plient pas à sa discipline ou à son rythme intellectuel.

La place qu’occupait l’Ecole dans la vie des petits citoyens risque de se trouver vacante, et cette vacance remet brutalement la famille en face d’une responsabilité par laquelle elle se trouve submergée pour ne pas y avoir été affrontée depuis bien des décades déjà.

Ainsi va le monde. Son évolution, les problèmes qu’elle pose et les éventuels remèdes à y apporter ne font pas, ici, l’objet de nos réflexions, mais cette situation rend plus caricaturale l’attitude des parents vis à vis de l’Ecole et plus aiguës les questions posées.

Pourquoi l’Ecole ?


Plus que jamais, le travail scolaire est, dans la préoccupation des parents, directement lié aux possibilités qu’il donne d’avoir une situation dans le monde. L’orientation donnée à l’enfant dès son entrée à l’école, les divers choix qui s’imposent de plus en plus tôt au cours de sa formation, précisent ce que l’enfant va pouvoir faire en lui fermant corrélativement l’accès à d’autres voies. La maquette scolaire de l’adulte de demain prend progressivement sa forme sous les influences conjuguées des besoins de la Société et de l’inconscient désir de ses parents. C’est une vérité de La Palice, en effet, que les besoins de la Société varient selon les époques : notre vingtième siècle, ivre de technique, s’oppose à d’autres époques plus littéraires ou plus artisanales. Aussi, il est bien peu de parents qui rêvent aujourd’hui de voir leurs enfants devenir professeur de latin ou facteur d’orgues. Par contre, le titre d’ingénieur – jusqu’à ces derniers temps du moins – ouvrait encore bien des portes.

En fonction des besoins de la Société s’organise le désir des parents. Ce dernier se nourrit d’une ambition secrète et d’une inconsciente nostalgie. L’homme est ainsi fait qu’il n’est jamais, à ses propres yeux, ce qu’il aurait voulu être. Les parents les plus lucides le disent. Ils voudraient que leur enfant réalise ce qu’ils n’ont pu faire. Ou encore, sortant de quelque école de renom et satisfaits d’eux-mêmes, ils ne conçoivent pas qu’un autre sort que le leur soit réservé à leur progéniture. « Nous sommes, disent-ils, une famille de polytechniciens ».

Ce faisant, c’est l’image d’eux-mêmes que les uns et les autres fignolent. Ce qu’ils ont tendance à oublier, c’est l’originalité de ce petit d’homme dont ils ont la charge.

Quoiqu’il en soit, arrêtons-nous un instant sur ce que représente pour l’enfant, cette fois, l’Ecole, ce passage du cercle familial aux institutions de la Société. Pour lui, tout commence. Pour lui, il ne s’agit pas d’une image à refaire ou à parfaire, mais d’un apprentissage vivant dans lequel il s’éprouve pour ce qu’il est. Ce cheminement ne va pas sans peine ni renoncement.

A l’intérieur du cercle familial, l’enfant trouve naturellement sa protection. Elle lui est due. Il ne saurait vivre sans elle. La présence des parents, la constitution de la cellule familiale sont ordonnées à la croissance de l’enfant à travers le jeu parfois difficile des sentiments humains, des réciproques dépendances ou des situations paradoxales. Cependant la place que l’enfant occupe spontanément dans le milieu familial, il aura à la conquérir dans l’univers extra-familial. Il aura à se faire une place au soleil. C’est dire que, face à une certaine hostilité inhérente au monde organisé ou il faut travailler pour vivre, il va devoir affirmer sa compétence et, par la médiation de sa compétence, se faire connaître et reconnaître pour ce qu’il est : un homme parmi d’autres. Ce mouvement de transition, d’un univers à un autre n’exige pas que l’apprentissage d’un seul savoir ; il implique la formation d’une personnalité susceptible de vivre un jour dans un degré relatif d’autonomie. Tâtonnant à la recherche de sa place dans une Société qui tend constamment à la lui contester, l’enfant prenant sa taille d’adulte devra trouver en lui-même les possibilités de se défendre, la force d’assumer les responsabilités qu’il revendiquera ou qu’on lui confiera. A l’épreuve du monde, il aura à faire la preuve non seulement de ce qu’il sait, mais de ce qu’il est.

Cette solitude humaine, l’enfant, très tôt, la pressent.

Très tôt, – sans le savoir – il sera tenté d’en refuser l’accès. Ce qui conditionnera, dès lors, son attitude vis à vis du travail scolaire sera moins la sévérité et la compréhension du maître que l’attitude de ses parents vis à vis de leur propre travail qui les situe, eux aussi, dans le monde.

Comment l’Ecole ?


Comment l’écolier va-t-il vivre la tension qui naît de ce que l’école n’a pas tout à fait le même sens pour ses parents et pour lui-même ? Schématiquement, il oscillera entre la bienheureuse conformité à l’image que les parents se font de lui et dans laquelle il projette inévitablement un portrait idéal, et, d’autre part, l’angoissante mesure qu’il a à prendre de lui-même à travers l’opinion qu’on a de lui. Hésitant entre ces deux pôles, l’enfant découvre l’espace de son développement propre et de sa tâtonnante relation personnelle à autrui. Mais l’on entrevoit déjà que l’espace nécessaire à sa croissance risque d’être envahi par l’image contraignante que les autres ont de lui-même. Dans les mêmes proportions, le même espace est alors déserté par lui-même. L’enfant évite ainsi d’avoir à se prendre en charge à travers le détachement nécessairement douloureux qui le rend fidèle à lui-même et non forcément conforme à la représentation que les adultes ont de lui.

L’Ecole et le travail scolaire peuvent donc devenir l’occasion de s’aliéner à tout jamais dans l’image idéale que les parents se font de l’enfant. Cette image deviendra, pour lui et en lui, un idéal impératif et contraignant. Ainsi conformé – ou déformé…- après avoir mérité l’admiration que les adultes ne vouent en définitive qu’à eux-mêmes, il deviendra complice de l’univers entier : à l’unique condition de disparaître derrière ce qu’on attend de lui ou derrière ce qu’on lui a appris. S’il en a les moyens intellectuels, il établira alors un recours constant à ce qui, en lui-même, n’est pas lui-même. Au contraire, si ses moyens ne lui permettent pas de réaliser la bénéfique image de lui-même où les parents se complaisent, il portera un constant défi : il n’en sera pas pour autant délivré. Ayant « recours », ou portant « défi », l’enfant apprend à disparaître sous la réussite ou l’échec social. Plus tard, les institutions, le droit des autres et le sien n’auront jamais qu’une signification étrangère à son être profond : soit expression d’une volonté extérieure et toute puissante qui n’appelle pas à la participation et à laquelle on ne se soumet que passivement ; soit perpétuelle menace d’un monde contre lequel on se révolte. On retrouve chez beaucoup d’hommes cette structure. Les uns et les autres constituent la légion des gens qui se plaignent, jugent et revendiquent en tout temps et en tout lieu, perpétuels affamés d’une justice qu’ils prétendent représenter sans chercher jamais à la promouvoir. N’importe, qu’ils soient de futurs arrivistes ou de futurs incompris, on les reconnaît déjà sur les bancs de l’école.

Bien mieux, les enfants se reconnaissent entre eux avec un rare discernement. Lorsqu’un enfant, par exemple, entre en conflit avec ses camarades, qu’il a peur de se battre, soit en paroles soit en actes, et qu’il ne sait pas se défendre « sans aller pleurer dans les jupes de sa mère », il ressent vite une sorte de honte. Rien n’est plus méprisable, voire pitoyable, dans le monde des enfants que le « mouchardage » qui veut que le mouchard ait besoin d’avoir recours à un autre, un plus grand, derrière l’autorité duquel il se cache.

Rien n’est plus affligeant d’autre part que ces garçons qui, en récréation, ne se mêlent pas aux jeux de leurs compagnons afin d’éviter tout conflit : purs de toute querelle, ils n’écornent pas l’image du gentil garçon qu’on veut qu’il soit. Cette conformité manifeste la crainte de perdre la tiède assurance de la satisfaction parentale, satisfaction qui naît moins d’avoir un enfant sage que de ne pas avoir d’ennuis.

Paradoxalement, qu’on ne s’y méprenne pas, l’enfant crâneur et menteur, même s’il jouit dans certaines circonstances d’une réputation enviable, éprouvera lui aussi un malaise qui voile la même angoisse, celle de ne pas pouvoir se faire connaître pour ce que l’on est.

Comme la vie…

S’il est vrai que l’image de l’enfant dans l’esprit des parents conditionne la manière dont est vécue plus ou moins consciemment l’école, s’il est vrai que cette image colore la vision du monde du futur adulte, une meilleure connaissance de cette maquette imaginaire doit procurer une plus grande compréhension des problèmes de l’enfant. Projection de nous-mêmes, l’image dont nous parlons étaie la personnalité de l’enfant. Mais, comme tout étai, elle est appelée à disparaître dès que la vigueur de la jeune pousse lui permet de s’en passer.

En d’autres termes, pour savoir quelle influence nous avons sur nos enfants, demandons-nous qui nous sommes. Et si nous voulons entrevoir comment nos enfants réagissent à l’Ecole, abandonnons toute préoccupation pédagogique pour nous interroger sur la manière dont nous vivons, sur le sens de notre attitude profonde vis à vis de notre propre travail.

La psychothérapie nous apprend que, lorsqu’un enfant présente des troubles scolaires, il y a grand intérêt à écouter les parents parler d’eux-mêmes, ce qu’ils ne font pas toujours de bonne grâce comme en témoigne la réaction citée plus haut.

Déconcertés par l’échec ou l’indiscipline de l’enfant, les parents qui en ont la charge risquent de rester sourds à la signification que revêt pour l’enfant lui-même une telle conduite. Nous l’avons vu très rapidement, l’Ecole n’a pas forcément le même sens pour les parents et pour l’enfant. Or dès qu’un obstacle en trouble le cours, les parents vont tenter de convaincre le récalcitrant par des récompenses ou des punitions. Ils arguent de la nécessité de travailler ou de leur faiblesse devant la tâche.

Quand ils « ne le comprennent vraiment plus », leur incompréhension les amène devant le médecin où ils invoquent le « blocage » de l’enfant. Ils s’acharnent alors à démonter au coupable – et au médecin – qu’ils ont raison « d’exiger » « cela » de lui sans vouloir se rendre compte que, pour être entendus dans leurs raisons, il leur faut d’abord entendre (au lieu de condamner) le prévenu. Ce dernier aussi a quelque chose à dire, quelque chose de vital qu’il ne sait pas, lui, mettre en forme et en raisons mais qu’il exprime à travers son comportement.

« Je ne comprends pas », dit le père.

C’est cela même dont souffre le fils. Le père ne comprend que son langage, prétendument celui du travail. Il apparaît vite que c’est lui qui est « bloqué » dans un sens unique : le sien. Ce blocage, il l’attribue à son fils : « il ne veut rien entendre » au moment précis où il est le plus sourd. Le fils de notre haut fonctionnaire me fit un jour cette confidence :

« Mon père doit partir en voyage pour quelque temps et, à ce propos, je crois que ma mère a fait une gaffe hier. Parlant de cette absence elle a dit : « pendant les vacances…» Moi aussi je l’ai dit ».

Les vacances ne sont-elles pas l’interruption du travail ? Et n’est-ce pas d’une certaine façon, ce que disait le père ? « Moi je fais mon travail à la maison, que le maître fasse le sien, etc. ». A l’écouter, la vie de famille est conçue comme une organisation dûment planifiée. L’incompréhension dans laquelle il cadenasse son fils et où il tente de m’enfermer à mon tour, est bien la sienne : il n’a pas encore compris qu’il est aussi père, ce qui d’ailleurs ne se comprend pas mais se vit. C’est pourtant là, à cette place de père, que le réclame inconsciemment son fils afin de pouvoir lui aussi occuper sa place. Sa légitime revendication s’exprime ailleurs, dans son indiscipline.

C’était bien « déconcerté dans son travail » que le fils voulait voir le père. Pour qu’à travers son étonnement, celui-ci se redécouvre père. Ce qu’il fit plus tard, émerveillé. Mon travail ne consista qu’à maintenir et à reformuler son incompréhension pour qu’enfin il s’y comprenne, qu’il y prenne sa dimension paternelle oubliée.

Le travail scolaire est à l’enfant ce que le travail est aux parents. Peu d’adultes prennent soin de réfléchir à leur travail sous un autre angle que celui du profit. Travail veut dire argent. Dans une certaine mesure cela est bon et nécessaire. Mais tout se gâte lorsque, pris au jeu de la quantité, travail ne veut plus dire qu‘argent. L’énergie et l’activité humaines ne se proposent plus, dès lors, que de produire l’objet mirobolant prometteur sempiternel de lendemains extraordinaires. Dans le même temps, l’homme s’y aliène. L’argent, qu’on en ait ou pas, devient un but en soi, et, insensiblement, ce n’est plus nous qui comptons, mais le degré de richesse ou de considération (ne serait-ce qu’à nos propres yeux) qu’il donne. Un homme se définit par sa fortune et, corrélativement, que nous soyons chauffeur ou ministre, il n’y a plus que le travail qui compte. L’argent comme le travail valorise son homme. Alors se déroule une ronde infernale dans laquelle l’enfant, à son propre niveau, celui de l’école, va se trouver pris ou, au contraire, à laquelle il refusera obstinément de se joindre. De la même obstination insatiable que les parents mettent à ne considérer que son travail, c’est à dire sa rentabilité. Dans les deux cas, il se comporte ainsi dans l’espoir de connaître un jour la joie qu’obscurément il cherche : celle d’être reconnu pour ce qu’il est, non plus seulement pour ce qu’il vaut.

La manière un peu obsessionnelle de l’adulte de considérer le travail et son rapport à la production – et non plus à son auteur -, nous la retrouverons chez les enfants qui, s’identifiant aux résultats scolaires, évitent très sûrement d’exprimer, à travers leurs activités, ce qu’ils sont. A l’image des adultes. L’image qu’ils donnent d’eux-mêmes coïncide avec celle qu’on attend d’eux ou, au contraire, la met en échec. Mais, de toutes façons elle ne renvoie pas, et de moins en moins, aux sujets qu’ils sont, futurs responsables de leur action sur le monde.

L’étonnement de certains enfants est grand lorsque, en cours de traitement psychothérapique, ils découvrent que, malgré l’attitude respectueuse que nous avons pour leurs productions, celles-ci ne nous importent pas pour ce qu’elles valent, mais pour la signification qu’elles ont pour eux, le sens dont elles se chargent entre eux et nous. Alors, mais alors seulement, leur travail et leurs jeux deviendront l’expression d’eux-mêmes, susceptible d’être comprise par quelqu’un : langage et parole d’homme.

Tour à tour déconcertés ou fiers, les parents voient leur enfant à l’école prendre sa taille propre, se différencier de l’image qu’ils s’en faisaient. S’ils sont plus jaloux de leur satisfaction vaniteuse qu’attentifs à la personnalité naissante, ils supporteront mal cette échappée et tenteront parfois, inconsciemment, de nier la différence : massacre ou gâchis.

S’ils sont attentifs à l’enfant et renoncent à leur satisfaction dévorante et imaginaire, ils s’émerveilleront d’avoir donné au monde un être nouveau, différent d’eux : création.

Qu’il soit ou non mêlé de complaisance – et il l’est nécessairement – l’intérêt que les parents portent à l’Ecole est le ressort principal de l’intérêt qu’à son tour l’enfant y portera. Il arrive cependant que les adultes se désintéressent du travail scolaire et ne jouent plus le rôle d’éveilleurs de conscience. Ils ne sont pas capables de supporter la frustration ou les blessures d’amour-propre que leur infligent les tâtonnements de l’écolier et, insensiblement ou brutalement, ils le désinvestissent de l’affection qu’ils lui témoignent en même temps qu’ils se désintéressent de son activité. Ils le désinvestissent, c’est à dire qu’ils cessent de s’y intéresser pour porter ailleurs leur attention. Ainsi font les banquiers qui retirent leurs fonds d’une affaire véreuse pour les engager ailleurs.

Ces situations, dites de rejet, ne sont pas peu fréquentes. Elles entraînent souvent une démonstration compensatrice et tapageuse de beaux sentiments ou prétendent à un certain réalisme. Arrêtons-nous à un seul exemple qui met en scène un « mauvais élève » dont la sœur, comme on se plait à le dire, est un « sujet brillant ». Dans une telle situation, la première réaction des adultes est de comparer pour que, par le moyen de l’humiliation, le plus rebelle soit stimulé dans la voie du progrès. « Regarde ta sœur, demande-lui conseil…Si tu ne réussis pas, tu n’iras pas au ski avec elle. etc. ».

Bientôt, une seconde attitude fait place à la première. Les parents se résignent et acceptent, comme ils disent, « que le plus jeune ne soit pas un intellectuel ». En réalité, ils prennent ainsi le parti de ne plus être blessés dans leur orgueil et laissent choir le sujet récalcitrant puisqu’ils « obtiennent satisfaction comme ils disent encore, avec la première ». Bien mieux, très subtilement, l’affaire qui ne marche pas fait ressortir, au yeux de tous et de chacun, celle qui marche.

Parallèlement, après une phase d’angoisse plus ou moins accusée, l’enfant va retirer ses forces vives de l’exercice d’un travail qui n’intéresse plus personne, pas même lui. Il fuit et s’enferme alors dans un monde imaginaire que jamais plus, parfois, il ne quittera : il viendra grossir le rang des gens que rien n’attache, aucun objet d’amour ou de science ne retenant leur attention. Ni complices ni révoltés, ils ne prennent en charge ni eux-mêmes ni les autres. Ils s’imaginent « faire ce qu’ils veulent » alors que précisément c’est de vouloir qu’ils sont bien incapables. Ils changent bien des fois de métier, font semblant de s’intéresser à de multiples choses, mais, en réalité, ils ne se retrouvent véritablement dans aucune, ils ne se reconnaissent à leur place nulle part. Dès longtemps la place qui n’a pas été désirée pour eux à l’école et à la maison n’a suscité en eux aucun désir : ils souffrent d’une atrophie du désir.

Comme la vie, l’Ecole peut-être vécue comme le lieu d’une lente aliénation, d’un abandon ou, au contraire, d’une progressive libération de soi.

Pourquoi l’Ecole ? Pour devenir un homme ou une femme dans la vie comme papa ou maman.

Comment l’Ecole ? comme ce qu’est la vie pour papa et maman.

Père et mère restent – au delà de toute méthode pédagogique – les modèles impliqués dans la maquette vivante des parents de demain dont ils ont aujourd’hui la charge. A travers l’image qu’ils se font de leurs enfants, ils leur revient de discerner en tâtonnant le visage réel qu’ils ne connaissent pas encore.

La préoccupation des parents pour être vraiment éducative ne saurait se limiter au travail scolaire ou au résultat obtenu, elle doit viser le petit homme ou la petite femme dans sa totalité toujours à découvrir. Donner à l’Ecole une importance démesurée est aussi préjudiciable que de ne lui en point accorder. L’enfant n’est pas réductible à son travail et, fréquemment, les difficultés observées à l’Ecole sont le reflet et le signe d’un trouble qui se développe à la maison, d’une revendication affective profonde, celle d’une place qui n’est pas reconnue : la sienne.

Sans se vouloir coupables mais simplement parce qu’il en va ainsi des lois de l’éducation, c’est en s’interrogeant pour se mieux connaître que les parents verront se résoudre les problèmes de l’enfant à l’Ecole.

Dr Denis VASSE, s.j.,

Psychothérapeute.