« Il n'y a que dans l'ouverture à l'Autre
que la question de la vérité qui parle peut se poser. »

Articles - Avoir des parents ou être fils

in « Vie Chrétienne », janvier 1968, p.4-8, 14 rue de la Tombe Issoire, 75014 Paris

Chaque fois que surgissent les difficultés qui jalonnent l’inévitable « conflit des générations », les parents font appel, souvent avec courage et loyauté, a leurs droits et devoirs de parents. Ces lignes voudraient seulement montrer que de telles préoccupations risquent fort d’être aussi inutiles que généreuses, s’ils ne perçoivent pas que « le problème » est dans leur relation conjugale avant de se situer dans l’enfant et leur rapport à lui. Combien de conjoints sont en fait surpris de découvrir la vérité du lien à leurs enfants dans celui qui les attache l’un à l’autre. Forts du principe d’éducation qui veut que la tendresse soit le privilège maternel et l’autorité celui du père, bien des parents omettent plus ou moins consciemment de s’interroger sur la source et la condition de ces privilèges exorbitants.

Impossible de parler à un enfant de son père, sans lui désigner – au moins implicitement – la femme de son père, sa mère. Pas davantage, on ne saurait parler à un enfant de sa mère, sans que lui soit indiqué l’homme de sa mère, son père. Évidence, pensera-t-on, mais évidence difficile à réaliser, car elle concerne notre existence toute entière, jusqu’en son fondement ; évidence en tout cas, qui doit sous-tendre les morales de l’éducation, et permet seule la croissance de l’homme, comme nous essaierons de le montrer, en insistant particulièrement sur le rôle du père.

vraie et fausse union conjugale

Un enfant ne peut naître et grandir si les parents dans leur union même ne se reconnaissent comme autres, n’acceptent cette altérité. Il n’existe pas, en effet, d’unité indivise : l’union suppose et exige des différences. Elle suppose et exige l’autre. Pourtant cette unité sans faille, sans altérité, nous y aspirons sans cesse : elle nous ôterait en effet toute angoisse en nous rendant une bonne fois conformes à nous-mêmes. Projetée en idéal, nous retrouvons cette aspiration dans bien des religions, dans bien des partis politiques et dans bien des familles. Elle trouve sa racine la plus vivace dans la greffe bienheureuse du bébé sur sa mère : d’elle il reçoit toute vie. Beaucoup d’enfants se vivent comme « un morceau de la mère » et toute séparation d’avec elle ou ce qui la représente leur est intolérable : naître, pour eux, c’est mourir.

Réciproquement, bien des mères vivent la naissance et la croissance de l’enfant comme un arrachement et une perte : ce qui était en elle n’était pas « autre » mais « elle-même ». Elles ne peuvent s’en défaire. Et cela nous fait entrevoir comment l’affirmation de l’unité indivise vient en fait compenser, camoufler, voire nier l’angoisse de la séparation.

Dans la vie d’un foyer cette aspiration à l’unité indivise, cette peur de l’autre aboutit à une vie conjugale où tout tend à la satisfaction d’un seul; l’autre alors est réduit à n’être que l’instrument d’un bonbeur qui n’est pas le sien, et en même temps, perdant sa qualité d’autre, il ne peut plus être la source du bonheur conjugal. La valorisation d’un des époux par son travail acharné ou sa soumission pleine de dévouement est toujours le signe qu’il cherche en lui-même la vérité de son existence. Peine perdue, aussi bien qu’amour perdu. Voie de l’orgueil, de la déception et de la révolte qui peut prendre le masque de la démission. Il ne nous est pas possible d’envisager ici les nombreuses situations où il en est ainsi. Qu’il nous suffise d’évoquer les foyers où la mère « ne compte pas », ceux, au contraire, où par un biais plus ou moins subtil, le père ne fait que reprendre à son compte la volonté toute puissante de sa femme.

Échec donc que ces conduites d’identification à l’autre, de négation ou de possession de l’autre. Certes, un homme ne devient père que s’il inscrit dans le coeur et au ventre d’une femme le désir qu’il a d’elle. Mais c’est en reconnaissant l’échec de la possession de l’autre qu’un couple réussit. On ne possède jamais l’autre. On ne connait l’intimité fondamentale que dans l’aveu, la reconnaissance vécue de l’altérité, du mystère définitif de l’autre. Le mariage est le cheminement difficile d’une découverte paradoxale : l’autre est nécessaire à la jouissance de mon être et, pourtant, il ne lui est jamais réductible. C’est ce mouvement de possession et de dépossession de la vie des époux qui est le vrai berceau des enfants. Seulement alors, entre eux et en eux, se crée l’espace qui rend possible l’irruption d’un troisième ; un fils ou une fille peut venir prendre sa place : elle est virtuellement mais réellement prête.

l’autre c’est le père

Oui, l’enfant peut naître ; il a des chances de devenir un homme, car il pourra faire cette expérience nécessaire de la relation à l’autre : c’est celle de ses parents, de leur amour dont il naît. Son expérience initiale à lui, ce va être celle de l’unité indivise avec sa mère. En elle, directement, indistinctement, il s’identifie, se reconnaît. Dans cette dépendance initiale, il ignore, il nie le partage de la conception ; ce rapport créateur dont il est issu, il ne le vit pas comme le rapport à deux êtres différents, de deux êtres différents, qui sont pourtant l’unique principe, l’unique source de sa vie. C’est ici qu’intervient l’altérité du père : mari qui sépare l’enfant d’avec sa mère, son épouse. De là à ce qu’il apparaisse à un moment donné comme l’homme à abattre, il n’y a qu’un pas, que nous avons tous franchi à notre manière. Mais l’existence du père, rompant l’attache qui emprisonne le petit d’homme dans une chair qui n’est plus la sienne, lui permet en fait d’habiter sa propre peau, de devenir un autre pour quiconque. Il redonne l’enfant à lui-même, il en fait un fils ou une fille.

Ou bien donc, la seule présence du père dans le coeur de la mère manifeste pour l’enfant la dualité, la division, le partage dont il est le fruit. Et c’est pour lui la preuve, pour ainsi dire, qu’il peut devenir lui-même, être différent, sans pour autant perdre l’amour de la mère. La vie s’ouvre à lui, cette progressive découverte, selon le modèle parental le plus souvent, de son unité personnelle dans et à partir de son être sexué. À son tour, dans l’expérience de cette séparation radicale d’un autre, il pourra aimer.

Ou bien, le père est réduit par exemple à n’être que l’instrument ou l’idole de la mère. Et, selon les cas, l’autre est rien ou tout. L’enfant alors, incapable de se séparer de sa mère, ou exclu de l’amour dont il est issu, ne peut devenir un fils ou une fille. On éduque parce qu’on est vraiment deux, deux en un. Quand un père d’ailleurs veut manifester qu’il n’a pas de part ou de responsabilité dans la conduite de l’un de ses enfants, il proclame : « C’est bien le fils ou la fille de sa mère ! ». Ce disant, il s’exclut. II confirme que lui n’y est pour rien… ou pour si peu. D’où il ressort pour l’enfant, que s’il veut devenir quelqu’un, il lui faut participer de la mère, vu que l’autre, le père, n’est rien. N’imaginons pas que de telles situations sont délibérément voulues par ceux qui les vivent et ne nous servons pas d’une analyse de ce genre pour accuser qui que ce soit, fût-ce nous-mêmes. Il fallait seulement rappeler que, contrairement à une certaine évidence, ce n’est pas le degré de préoccupation ou d’inquiétude de la part des parents qui fait d’un enfant leur fils. Les caricatures du père hyper-responsable ou de la mère martyre ne sont plus à faire. Non, avoir un père, pour un enfant, est plutôt une sorte de garantie, lui permettant d’accéder à la révélation de lui-même, lui permettant de quitter sans culpabilité ses parents, pour réaliser, à son tour avec quelqu’un d’autre l’unité d’ « une seule chair ».

Et en fait, c’est très tôt que l’enfant entre dans ce processus de personnalisation. Une petite fille qui n’avait pas encore huit ans dessinait une guenon. Tout à coup, elle s’arrête, regarde d’un air malicieux son interlocuteur et se demande à haute voix « qui peut bien être la guenon ? ».

« C’est toi », commence-t-elle par affirmer en riant puis, après un instant : « Non, je crois plutôt que c’est moi… Mais si je suis la guenon, tu es le singe, et je suis ta femelle ! »

Pouvoir vivre sa vie d’homme, prétendre à une vie séparée de celles qui lui ont donné naissance n’est pas simple. Nous nous dégageons mal de deux attitudes extrêmes et qui se touchent : la possession, paternaliste, et la soumission d’esclave. À ces deux tendances nous devons notre goût de l’aliénation ou, comme dirait le prophète Osée, de la prostitution.

le Père c’est Dieu

La Bible, l’histoire du peuple de Dieu et de sa filiation divine, nous laissent entrevoir le même rapport, quand il s’agit de Dieu, entre la relation filiale et la relation conjugale. Nous ne sommes enfants de Dieu que parce que Dieu se donne comme époux à Israel, à l’Église, et que jamais il ne se laisse réduire par elle à un instrument de puissance ou à une idole (1). Il est jaloux de son altérité et notre expérience humaine nous fait deviner maintenant qu’à cette condition seulement nous pouvons croître dans la liberté des enfants de Dieu.

En ne reconnaissant pas Dieu pour ce qu’il est, Autre, la maison d’Israel se prostitue. Elle tente de trouver en elle-même la source de ses richesses et la raison de sa postérité. C’est pourquoi, pour revendiquer sa paternité, Dieu n’aura de cesse qu’il ne soit, à nouveau et pour toujours, fiancé d’Israël.

« Accusez votre mère, accusez-la !

« Car elle n’est plus ma femme

« Et je ne suis plus son mari » (Osée, 2, 4).

Quand, par la ruse, et le châtiment, Yahvé aura ramené Israel à Lui, qu’à nouveau, il l’aura « séduit » et « conduit au désert », alors il pourra, comme un époux avec son épouse, « parler à son coeur ».

« Là elle répondra comme aux jours de sa jeunesse…

« Elle m’appellera « mon mari » (Osée 2, 17).

« Je te fiancerai à moi pour toujours;

« Je te fiancerai dans la justice et le droit,

« Dans la tendresse et dans l’amour;

« Je te fiancerai à moi dans la fidélité

« Et tu connaîtras Yahvé » (Osée 2, 21-22).

C’est alors et seulement que Yahvé redeviendra Père :

« J’aimerai « non aimée »,

« Et à Pas-mon-peuple je dirai « tu es mon peuple » (2, 35)

« Au lieu de leur dire « Vous n’êtes pas mon peuple »,

« On les appellera « fils du Dieu vivant » (2, 1).

Dieu mène contre l’Humanité le combat de l’amour, c’est pourquoi les hommes sont appelés à devenir fils de Dieu.

Denis VASSE, S. J.

(1) l’idôlatrie consiste à mettre dans un objet ou dans une personne la puissance que l’on voudrait posséder.