« Il n'y a que dans l'ouverture à l'Autre
que la question de la vérité qui parle peut se poser. »

Articles - L’enfant, les parents et le monde

in « Échanges », revue publiée par les sœurs Auxiliatrices

Relations parents-enfants, n°78, 1966.

L’acte qu’accomplissent les parents, en mettant au monde un enfant, n’est que le premier mouvement de l’œuvre créatrice à laquelle ils collaborent, tout au long de l’éducation de cet enfant à qui ils doivent permettre de devenir un homme. «Mettre au monde» exprime bien l’œuvre du père et de la mère, en donnant la vie, est de conduire leur enfant d’une vie d’abord totalement dépendante d’eux à une vie de plus en plus autonome, de plus en plus libre et engagée dans le monde ; ce monde pour lequel tout homme est fait. Le désir des parents n’est donc pas comblé lorsqu’ils ont un enfant, il ne peut pas se refermer sur lui. Les parents ont à continuer à désirer le monde pour eux, pour leur enfant, et à accepter que leurs désirs réciproques soient différents.

Les parents, dit-on, sont responsables de l’éducation de l’enfant.

À enclore toute éducation dans la relation de l’enfant aux parents avec les avatars de son développement, on risque d’oublier que cette relation n’a pas d’autre but que celui de donner au monde un être nouveau, en lui donnant le monde. La mise au monde d’un petit homme n’est pas terminée, en effet, avec l’acte biologique de la naissance : avec lui, elle commence au contraire. L’état d’immaturité sensorielle et affective des premières années rend compte de ce que la croissance d’un être humain est chose délicate dans laquelle ceux qui l’entourent sont impliqués autant que lui-même. L’enfant est progressivement donné au monde par ses parents, et la manière dont il l’est, depuis la conception jusqu’à sa maturité, n’est pas indifférente à la vision qu’il aura du monde. Elle n’est pas indifférente non plus à la manière dont il donnera au monde, son tour venu, d’autres êtres, ses enfants. Tel père, dit-on, tel fils : mystère d’une solidarité humaine qui s’inscrit jusqu’au plus profond de nos gênes.

De la conception à la maturité

De la conception à la maturité, qu’est-ce qui caractérise cette mise au monde «prolongée» du petit homme ?

La conception, à l’origine, résulte de l’union de 2 êtres, c’est à dire du désir qu’ils éprouvent l’un pour l’autre.

La maturité, au terme, peut être définie, quant à elle, comme la rupture qui sépare un être de ceux qui l’ont désiré lorsque, prenant en charge son propre désir, il désire quelqu’un d’autre pour s’y unir à son tour : une femme, un homme, Dieu.

Au premier temps, l’homme a quitté Dieu pour la femme, et là n’est pas son péché. Et Saint Paul commentant la Genèse ajoutera même : « Que chacun aime sa femme comme soi-même. » (Ep. 5,33.) Le péché de l’homme, c’est de croire qu’il est l’auteur de son propre désir, de son désir de l’autre. A l’inverse, au dernier temps, le disciple du Seigneur aura à quitter père, mère et frères pour le Nom de Dieu. On voit ainsi que le désir de l’autre dont l’irruption marque la fin de toute éducation est présent dès le début dans l’éducateur, qu’il soit homme ou Dieu.

Dieu éduque l’homme, c’est à dire qu’il lui permet de devenir comme Lui, à son image, créateur d’un autre par la médiation d’un désir dont il n’est pas l’auteur mais qui trouve dans un Autre son origine et sa fin. Les parents, eux, font aussi les enfants à leur image – « tel père, tel fils » -, c’est à dire qu’ils les éduquent au désir de l’autre dans lequel ils puisent leur qualité de sujet unique. Ce désir de l’autre les a eux-mêmes constitués comme époux et comme parents (auteurs). Dans l’un et l’autre cas, qu’il s’agisse de Dieu ou du couple, cette éducation est pour l’homme différenciation progressive de son auteur. Par cette différence, il en devient l’image. A cette condition, il peut devenir à son tour auteur. Ainsi, le désir de l’autre est présent à l’origine (autre désirant) et à la fin (autre désiré) de son propre désir, de son être même. Parce qu’il désire être (comme Dieu), l’homme, en effet, est un être de désir (comme Dieu) ou, plus exactement, il a à le devenir.

En y regardant de plus près, peut-être trouverions-nous là le fil conducteur que nous cherchons, mesure et unité de la relation parents-enfants que nous avons trop tendance à découper pseudo-scientifiquement en tranches analysables : une meilleure connaissance de chacune d’elles nous ferait mieux repérer ce « qu’il faut faire » et ce « qu’il ne faut pas faire » et partant nous serions quittes. Nous serions comme des Dieux, dit la Bible, après avoir consommé du fruit de l’arbre de la connaissance ! Cela n’est, certes, pas faux mais ce n’est qu’un aspect du problème. L’autre réside tout entier dans notre désir qui, lui, n’est pas de l’ordre du savoir. Le désir réciproque des parents devient, dans la chair de l’enfant, réalité d’un autre désir que le leur. Le désir de l’autre engendre, chez l’homme, un autre qui désire.

Dans cet engendrement, se résume toute la dynamique de l’éducation, quelle que soit la méthode de cette éducation, et quelles qu’en soient les conditions. Issu de la paradoxale union née de leurs désirs dans l’acte sexuel, l’enfant devient à son tour désir d’union. Le désir que les parents ont l’un de l’autre structure, au sens fort, l’enfant sur le mode du désir de l’autre. Du besoin qu’il avait d’être désiré pour exister, l’enfant va accéder au statut d’être désirant.

Le désir des parents

Forts de cette découverte, le désir de l’autre, tentons de faire un pas de plus. Ce « désir de l’autre », que signifie-t-il ? Il apparaît très vite, à la réflexion sur notre propre expérience, que ce désir de l’autre qui nous met au cœur de la relation conjugale, peut avoir deux significations qui ne s’excluent jamais totalement l’une l’autre, au contraire, qui s’appellent. D’une part, un sens régressif peut réduire le désir de l’autre au besoin qu’on en a. « Sans toi, je ne peux pas vivre» «Toi, c’est moi. » D’autre part, un sens progressif, celui du désir proprement dit : C’est toi que je désire en tant que tu n’es pas un autre et que tu n’es pas moi. On voit qu’ici, entre les deux êtres qui s’aiment, s’introduit une référence à autre chose, à quelqu’un d’autre qui n’est « ni toi ni moi. » Ce reste, c’est le monde dont l’irruption les différencie de plus en plus profondément. En cette différence, ils trouvent, d’ailleurs, le secret de leur union intime. Union des corps qui sont le support de désirs différents. L’homme n’est pas la femme. Tel homme pour telle femme n’est pas n’importe quel homme pour n’importe quelle femme. Il diffère de tous les autres. Tous les autres diffèrent de lui.

« Les amoureux, dit-on, sont seuls au monde. »

Qu’on s’attarde un moment sur cette formule et l’on verra qu’il n’est pas dit que « les amoureux sont seuls », mais bien que les amoureux sont seuls « au monde. » Ce monde indique tout ce qui n’est pas eux et qui est nécessaire à l’édification de leur altérité réciproque, de leur solitude irréductible, l’un en face de l’autre, et l’un avec l’autre. Sans ce point de référence qu’est le monde, le désir humain serait vidé de sa substance. Mais, en désignant ceux qui sont dans le monde comme «autres» que l’aimé, celui qui aime exclusivement tel autre en vient à réaliser le monde comme autre que lui-même et autre que l’objet aimé. Ce faisant, il désigne le monde et les autres qui l’habitent comme objets d’amour possible entre lesquels trouve sa place cet objet privilégié qu’est l’enfant, témoin de son désir unique. Progressivement différencié du désir qui lui a donné naissance, l’enfant finit par affirmer son autonomie. Parmi les autres, il est aussi le porteur d’un désir qui lui est propre.

Le désir du monde

Du rapport exclusif qui caractérise le fol amour de deux êtres, et à travers lui, nous voici parvenus à un nécessaire troisième terme, le monde, où vient s’inscrire un autre désir dont ils sont l’origine : celui du fils ou de la fille. De cette brève analyse, il ressort que les parents n’aiment leurs enfants jusqu’à les donner au monde, les faire naître, que si, les aimant, ils aiment aussi le monde. Ce faisant, ils désignent les autres qui constituent le monde comme d’autres objets d’amour pour l’enfant. Parmi eux, un objet choisi pourra, dès lors, faire prendre corps – en tous les sens du terme.- à son désir d’homme. Cet autre désigné comme aimable dans son altérité même et à cause d’elle, ce peut être aussi Dieu, le radicalement autre, dont la création est le propre du désir. Où l’on voit que la vocation naît d’un unique amour : celui des hommes qui est aussi celui de Dieu. Ainsi se développe, à la racine de toute personnalité, un désir qui n’est le sien qu’à condition d’en désigner un autre.

Donner au monde un être nouveau, disions-nous, au début, en lui donnant le monde, en lui indiquant, par mon désir de père, le monde comme objet de son désir de fils. A cette condition le fils devient père.

Hors de cette ouverture à ce qui lui manque et à la recherche de quoi il va se jeter, il n’y a que vie humaine sans désir, plate et médiocre, alimentée par le besoin indéfini de se satisfaire et de se complaire dans un autre pris pour lui. Le monde devient son ombre ou sa projection et son nombril, le centre de ses préoccupations. Il a besoin du monde entier, sans que jamais, à travers et au-delà du visage aimé, il le découvre dans sa réalité d’autre qui lui échappe constamment ; comme lui échappe son désir même. Faute de pouvoir s’individualiser en un désir particulier qui lui révèle l’altérité du monde et de Dieu, il dévore et le monde et Dieu, les faisant servir à ses propres besoins sans jamais les identifier dans leur inaliénable altérité. Comme lui, en effet, l’un et l’autre ne sont pas réductibles aux besoins qu’en ont ceux qui les conçoivent.

La filiation

De ce schéma idéal, il ressort que c’est selon la manière dont les parents vivent leur propre désir l’un par rapport à l’autre et chacun d’eux dans le monde que se structure la relation qui les lie à leurs enfants.

Ou ils s’éprouvent comme différenciés d’un monde qu’ils affrontent en s’aimant et ils engendreront un enfant qui les affrontera en aimant le monde : un fils.

Ou ils survivent, indifférenciés dans un monde dont ils ont à la fois besoin et peur, et ils produiront un enfant qui, reflet de leur confusion et de leur crainte, hésitera à trouver sa propre taille, lié qu’il sera par le besoin et la peur qu’il aura d’eux : une larve.

« Les amoureux sont seuls au monde. » Ce qui fait la force de la formule, c’est que précisément elle dit qu’ils ne sont pas seuls. Ce qui fait la force de leur amour, ils le sauront au fruit qu’ils en auront, capables ou non d’assumer, à son tour, la solitude de son désir dans le monde. La solitude du Fils de l’homme, témoin du désir unique du Père.

Dr Denis VASSE, s.j.,

psychothérapeute.