« L'homme peut refuser, plus ou moins consciemment, de consentir au désir qui l'habite.
Dans ce cas, il est comme un aveugle-né. Il est empêché d'interpréter les signes. »

Articles - La femme algérienne

LA FEMME ALGERIENNE

Travaux et jours n° 1, avril-juin 1964, p.85 à 102.

Le problème de l’apparition de la femme dans les milieux culturels, professionnels, politiques de la cité musulmane est périodiquement soulevé en Algérie comme dans les autres pays d’obédience coranique. Dans un mémoire consacré à « la femme algérienne face au problème de l’emploi » Nefissa Zerdoumi écrit :

« La société algérienne, longtemps muette à ce sujet, se trouve, elle aussi, qu’elle le veuille ou non, confrontée avec ce problème dans le cadre religieux et juridique, dans le contexte social et la condition économique où il se situe, cela ne lui paraît guère facile. La question est pourtant inéluctablement posée par l’accès de l’Algérie à l’Indépendance et par l’aspiration de tous ses enfants à la liberté pour laquelle ils ont combattu. »1

L’émancipation féminine est un fait majeur dans l’évolution d’une société et nous voudrions, dans les pages qui suivent, esquisser dans une première partie une analyse de la société musulmane pour mettre en évidence la place qu’y tient la réalité féminine et le rôle qu’elle joue dans les soubassements psychologiques. Dans une deuxième partie, toujours guidés par l’observation des faits, nous nous interrogerons sur les profonds bouleversements qu’une telle évolution peut entraîner dans les structures d’une société traditionnelle.

C’est jusqu’à ce degré de profondeur, croyons nous, qu’il faut aller si l’on veut comprendre  ce que signifie, pour la société musulmane, l’émancipation de la femme, et si l’on veut saisir la complexité des réactions conscientes ou non qui n’ont pas fini de paralyser une évolution « inéluctable » mais qui  « ne paraît guère facile ».

Le « dehors »

Dans le milieu musulman traditionnel, c’est, de toute évidence, l’homme qui organise la cité : il est présent partout, du minaret où il appelle à la prière au souk hebdomadaire où il est chargé de marchander vivres et biens pour la subsistance des siens. Les hommes occupent la place publique et la rue, portés par le rythme lent des gestes et la mélodie parfois interminable du verbe qui impose ses lois. Dans cet univers codifié depuis des siècles, les choses et les êtres semblent liés dans l’essentiel : le détail ici disparaît ; à la nécessité de vivre sur une terre austère répond la sobriété envoûtante du comportement à la lumière torride qui efface les lignes, l’économie du geste, à la difficulté de maîtriser les éléments, la soumission à Dieu dans l’attente de l’eau qu’il répand, du troupeau qu’il féconde, du grain qu’il fait croître. Tout obéit à la loi de Dieu qui est aussi la loi du Verbe, celui du Coran. Le spontané de la vie se superpose aux institutions divines. Plus encore : l’un et l’autre ne se distinguent pas la réalité de la première recouvre la réalité des secondes. La vie n’est authentique que si elle se déroule selon la loi de Dieu.

C’est pourquoi on ne peut aborder vraiment un musulman que dans la mesure où l’on se conforme aux normes de la loi. Dans ce monde réglé selon une secrète harmonie ignorante des déterminations purement extérieures, le dialogue n’échappe pas davantage à la règle : il ne laisse guère s’extérioriser les réactions immédiates du cœur. Il tient à la fois du récit et de la parabole : l’interlocuteur y puise, sans jamais y être contraint, la signification  cachée.

Il ne manque jamais de réserve, d’autant moins peut-être qu’est plus grande la force des sentiments éprouvés. La nuance s’y exprime par le biais des sentences et des citations chargées d’un sens traditionnel, ou évoquant, sans la  trahir, la circonstance qui lui donne sa valeur ou son actualité. Jamais l’interlocuteur n’est obligé par la discussion de prendre conscience du rapport existant entre la parole et son contenu. Il reste libre de comprendre ou non, de charger à son tour la parabole de sa propre pensée. La langue arabe se prête magnifiquement à ce jeu qui est un art. Son charme et son génie interdisent à autrui le plus intime du cœur ; soit en préservant l’accès, soit en le soumettant à la mesure d’une expression rituelle.

Le vêtement exerce la même double protection. Le burnous comme la djellaba sont une efficace protection contre la chaleur et le froid en même temps que, laissant le corps à l’aise, ils n’en révèlent que les mouvements intentionnels, en leur donnant amplitude et majesté. La réception de l’hôte, dans la plus pauvre des demeures ou sous la plus effilochée des tentes, est toujours empreinte d’une dignité réelle. Nul doute, l’homme, ici, est seigneur.

De la femme, au contraire, l’activité sociale de la cité musulmane ne révèle rien, si ce n’est la discrétion et le silence du voile. Celle-ci longe les murs de la ruelle la moins passante pour se rendre au cimetière, ou suit l’époux, à quelques pas derrière, dans les déplacements nécessaires. Jamais la femme ne participe à une conversation dans la rue, et souvent même la venue d’un passant l’oblige à un moment d’arrêt, le visage tourné contre le mur : le temps d’être dépassée ou  croisée.

Le domaine extérieur des relations sociales est exclusivement masculin. La femme en est absente. A qui sait voir pourtant, un fait n’échappe pas : les allées et  venues « des vieilles femmes » et la grande liberté dont elles jouissent au marché, chez les commerçants, voire même dans leurs relations avec les hommes. Elles ne portent plus le  voile, leurs vêtements sont de couleur sombre, et tout pourrait paraître indifférent en elles, n’était le regard mobile, perçant et souvent malicieux. Hormis cette présence discrète de femmes âgées sur le pas des portes,  c’est bien un visage masculin qu’offre au regard la cité musulmane. L’homme y évolue sur le fond turbulent d’une population enfantine qui laisse vivre côte à côte et jusqu’à la puberté filles et garçons. Elevés dans la plus grande liberté, ils sont intimement mêlés aux activités des adultes, et très vite, pour les garçons du moins, pris en charge par tous.

Ce monde du « dehors », sans femme, est abandonné dès que s’entrouvre la porte soigneusement verrouillée des demeures. Au monde du dehors, répond, comme en une opposition nécessaire, le monde du « dedans ».

Le monde du « dedans »

Ce monde du dedans est celui de la femme. Il est inconnu de l’étranger, et l’homme lui-même y est un étranger… alors même qu’il y règne en maître. Il est reconnu comme le chef et sa volonté n’est contestée par personne. Il est celui qui « sait » et qui décide au point qu’il ne saurait avoir d’autre attitude que de nier ou d’ignorer une quelconque résistance à son désir. Ce n’est jamais à la femme qu’appartient la décision : en face de lui, elle ne « comprend rien » et « ne sait pas ».2 Ainsi, et paradoxalement, il est amené à minimiser constamment un univers féminin qui est pourtant l’objet de ses préoccupations quotidiennes les plus concrètes.

Cette ignorance acquise de ce qu’est la femme dans son intimité, jointe à la préoccupation parfois obsédante dont elle est l’objet, a fait écrire à L.Massignon que la femme était, au foyer musulman, « la première hôtesse étrangère ». 3 Cette vue des choses n’est que partiellement vraie et répond à l’unique perspective masculine, celle du « dehors ». Si la femme n’a guère d’accès dans le domaine et au cœur de l’homme, le mari, en revanche, ne pénètre pas davantage dans l’enclos féminin dont il est le gardien et le seigneur. L’indifférence affichée vis-à-vis de la femme contraste violemment avec la place qu’elle occupe au cœur du foyer qu’elle anime. Tout se passe comme si l’homme était jaloux d’une présence qu’il ne connaît pas. L’autorité maritale peut être très affirmée, et se monnayer parfois en  brutalités, l’épouse garde toujours une secrète puissance : elle reste un des pôles entre lesquels l’homme évolue, l’autre, nous l’avons vu, étant la vie extérieure de la cité. D’un côté, le secret d’une présence qui échappe à toute prise (et pour cela même, qu’on isole), de l’autre, la sécurité d’une tradition soigneusement observée.4

Dans cette opposition, l’institution séculaire vient en aide à l’homme : elle contribue à séparer du réseau des relations sociales dont il dépend entièrement, la présence féminine qui dépend de lui. Dans la mesure où elle lui échappe, cette dernière échappe à l’ordre établi dont il est le témoin. D’autant plus même qu’elle est étroitement enserrée et mise à l’écart. Décidément, elle semble appartenir à un autre ordre : face à l’institution et à l’autorité, elle symbolise le domaine de l’être et de la ruse. Plus l’homme se fait contraignant, plus la femme se fait souple ; plus il règne selon la loi, moins elle se laisse saisir dans son être même. Finalement, tout comme l’homme en son propre foyer, ce que la loi ne peut saisir, elle préfère l’ignorer. L’ignorance en effet est l’ultime recours devant la passivité de la femme qui vient à bout de toute contrainte et de toute colère. L’agression masculine reste pour ainsi dire sans effet, et, alors qu’elle confère au mâle l’apparence du bénéfice, elle l’épuise au contraire sans lui livrer l’objet convoité.5

Ce mécanisme d’opposition ne peut être rompu que dans l’oblation réciproque des personnes caractérisée par l’indépendance de chacune et la liberté du don qu’elle fait d’elle-même à l’autre. Au contraire, l’univers maghrébin semble dominé par le jeu de la dépendance et de la possession.

A l’entrée d’une « mechta »6 ou d’une « ghaïma », on éprouve souvent le sentiment de violer un sanctuaire dont la femme est la raison. Lorsqu’on est admis auprès d’elle, à l’occasion d’une visite médicale par exemple, elle se tient assise sur une natte ou sur un tapis de haute laine, au centre d’une pièce la plupart du temps sans meuble. Elle garde les yeux baissés, prête à disparaître à la moindre injonction de son époux. Ses vêtements, riches ou haillonneux, ont toujours signification de parure. Le geste contenu est empreint de réserve et de respect. Elle ne s’exprime qu’à voix basse, et aux questions, même les plus intimes, qui lui sont posées, c’est la mère ou le mari qui répondent selon les normes d’une pudeur rigoureuse plutôt que selon celles de l’objectivité. Quand la nécessité d’obtenir des réponses précises l’exige, sur la demande du médecin, le mari consent à se retirer. Rapidement, alors, s’engage une conversation véritable. La qualité des rapports, jusqu’ici conformistes, se transforme sensiblement. La relation devient plus aisée ; le silence perd un peu de sa réserve provocante ; la parole devient vite abondante. Le dialogue révèle quelqu’un de réellement présent, et, quand il s’élargit, ne se pétrifie plus en sentences savoureuses mais protectrices. Un certain monde s’ouvre qui apparaît nouveau à qui vient du « dehors », le monde du « dedans ». Délivré de la présence masculine, le milieu féminin change d’allure. Au silence, succède le bavardage ; à la réserve, le rire et le geste précipité mais efficace. La liberté de rapports des femmes entre elles contraste avec le comportement noble mais emprunté dont les hommes ne se départissent jamais.

Il suffit pour s’en rendre compte d’observer et de comparer un rassemblement d’hommes et une réunion de femmes. Le dispensaire médical et les bureaux de vote nous en fournissent l’occasion.

Dans la salle d’attente réservée aux femmes, il règne une atmosphère qui ne se compare à ce qui se passe chez les hommes, qu’en s’y opposant. Dans celle-là, tout éclate et se dissipe, dans celle-ci, tout est imprégné d’un silence inlassable.

Dans la première, le bruit n’est pas fait que de l’agitation des enfants et de l’exubérance dont le « sexe fort » taxe commodément le « sexe faible » pour éviter, souvent, d’en saisir l’aspiration profonde. C’est aussi le bruit du monde que l’on reconstruit par le « dedans »…Il s’y dit tout ce qui, dehors, ne s’y dit pas. Les intrigues s’y rapportent, s’y nouent et s’y dénouent ; les jugements s’y portent, des accords plus ou moins explicites prennent forme qui seront comme autant de bras de levier et de commandes dont le monde extérieur et l’homme devront finalement tenir le plus grand compte. L’influence de la société féminine dans la cité musulmane s’exerce d’autant plus puissamment qu’elle se trame dans le secret et la ruse. N’ayant jamais droit de cité, elle en est comme le contenu et le moteur. En Algérie, durant la guerre, ce réseau féminin a plus d’une fois sous-tendu d’une efficacité sans faille le réseau officiel des relations politiques.

Il est remarquable, d’ailleurs, que l’homme se méfie du milieu féminin – dont il est l’inconscient artisan – plutôt qu’il ne se défie de sa propre femme. Ainsi, s’il s’oppose à la consultation du dispensaire, c’est moins parce qu’il craint le contact avec un élément masculin, médecin ou infirmier, qu’à cause des interminables rencontres féminines. Ces échanges rendent toutes les femmes solidaires, détentrices des mêmes secrets au moyen desquels s’ébauche et s’organise leur commune résistance. C’est ce pore par où s’infiltre l’indocilité qui nuit à la perfection d’une soumission inconditionnée que l’homme redoute. Soins et élections ne sont pas les occasions de rencontres les plus caractéristiques. Moins directement observables, mais combien plus riches de sens, sont les rituels pèlerinages au cimetière, les visites rendues périodiquement lors des fêtes religieuses et à l’occasion des mariages et des naissances.

En dehors de ces rencontres épisodiques, le lien le plus constant de cette solidarité féminine est représenté par les femmes âgées que nous avons déjà remarquées sur le pas de leur porte, ou se portant garant, au travers des rues de la ville, de la fille ou de la belle-fille qu’elles accompagnent. De plus, par elles, est rétablie la communication entre le monde du dedans dont elles sont issues et celui du dehors où elles ont accès. Cette double connivence autorise un jeu très complexe qui culmine, à l’intérieur de la famille, en la personne de la belle mère. Représentante incontestée des femmes de la maison, elle détient aussi – parce qu’elle est la mère de l’époux et participe donc de sa toute puissance – une autorité quasi absolue. Si la bru est réticente, c’est là une source de conflits sans nombre auxquels la jeune épousée ne peut échapper que par le divorce. Rarement le recours à l’époux évite cette ultime solution, et l’on touche ici du doigt les conséquences d’une dépendance à la mère qui colore inconsciemment toutes les attitudes de l’homme et dont il ne se débarrasse jamais pour accéder à une vie plus autonome et plus personnelle.

Mieux que maîtresse de maison, la mère est un centre vital. Elle s’occupe de tout, et ses enfants en grappe dense autour d’elle, comme son mari, reçoivent d’elle tous les soins nécessaires à l’existence. Ils dépendent d’elle. Le bébé qui suce à la demande le sein souvent vide, l’enfant agrippé aux jupes maternelles se retrouveront dans l’adulte prisonnier, tout à la fois mais selon une modalité inverse, de la communauté religieuse et politique qui lui donnent l’existence, et des charmes de la femme.

Cohésion des deux mondes

Cette double polarité semble être la clé de voûte de la société musulmane et la raison de son monolithisme. La psychologie moderne peut nous aider à comprendre pourquoi, par l’ « ambivalence » qu’elle révèle au cœur de l’homme, de l’être humain. L’ambivalence, en effet, se situe à la racine de toute relation affective. Elle doit son existence au jeu d’un couple de forces opposées dans une relation unique à un même objet : elle est comme le résultat d’un constant équilibre entre l’amour et la haine, par exemple, ou entre la dépendance et la possession. A travers ce jeu de forces, se personnalisent les deux termes de la relation qui sont ici l’homme et la femme. Ces deux courants, en sens inverse l’un et l’autre, sont strictement corrélatifs, au point que la dépendance apparaît comme le signe de la possession et réciproquement. Qui ne sait que la haine est proche de l’amour ? On dit même qu’elle lui ressemble. Cette prise de conscience ne s’effectue qu’au prix d’un indispensable recul et d’une investigation souvent douloureuse dans les profondeurs de la conscience. Sans cet effort de lucidité, au contraire, une seule des deux composantes de la relation affective envahit tout le champ de conscience au détriment de l’autre. Plus un individu devient visiblement dépendant d’un autre, plus il ignore ou nie le désir de possession devenu invisible. La contradiction que susciterait la venue au jour de la conscience d’une telle dualité est ainsi évitée, tandis que se trouve permise la jouissance d’une satisfaction immédiate qui interdit toute remise en question. Le mécanisme de régression ainsi amorcé se consolide en une fixation, lorsque les deux courants contradictoires dont la personne est la source unique s’adresse à deux objets différents bien qu’ayant entre eux une indéniable parenté. Cette analogie permet à ces deux objets de se substituer l’un à l’autre très inconsciemment. Ainsi le plus faible des pères et le plus pâle des époux prend figure à l’usine de patron menaçant ; la femme la plus possessive dans la vie conjugale se révèle d’une soumission sans discernement à l’autorité de son père. Tout se passe comme si l’un des deux vecteurs essentiels à la vérité de la relation s’atrophiait, dans un cas, pour laisser l’autre se développer de manière exclusive, tandis que, dans l’autre, il s’hypertrophie et envahit tout. Cette double attitude n’est guère ressentie comme une contradiction par le sujet qui la vit. Au contraire, plus les deux objets qui se symbolisent l’un l’autre sont apparemment distincts, plus les désirs de possession et de dépendance chercheront à se satisfaire sans jamais se heurter dans la contradiction. Ce processus se réalise d’autant plus aisément que les deux objets en question assument une fonction identique qui les lie entre eux d’une parenté très réelle et  cependant inconsciente.

Si l’obscure confusion, rapidement analysée ici, vient à disparaître, réapparaît alors l’ambivalence avec son corollaire, l’insécurité. Cette dualité de l’affectivité, en effet, s’enracine dans une tension interne qui assure le dynamisme de la personnalité en la poussant à une constante remise en question de soi et des autres, condition de tout progrès. Cette analyse ne jette-t-elle pas une certaine lumière sur les structures de la société musulmane algérienne ?

Dans l’Islam, l’homme semble « possédé » par la Communauté des Croyants – la Oumma – et, à son tour, il semble bien « posséder » la femme. Il dépend de la Oumma et la femme dépend de lui, cependant que l’une et l’autre l’ont engendré. En outre, les choses étant ainsi établies de droit divin, la Loi renforce l’unilatéralité des deux relations et évite ainsi le nécessaire conflit qui naîtrait de l’union dans un même rapport à la « mère » des deux forces opposées. La langue arabe indique bien que, malgré la différence des objets, l’homme ne sort jamais réellement d’une relation de type « dépendance-possession » : les mots « Oumma » et « mère » dérivent de la même racine.

La jalousie outrancière à l’égard de sa femme n’est que l’envers de sa totale dépendance dans la Oumma. Islam signifie « soumission ». Bien plus, l’une ne saurait exister sans l’autre : elles ne se conçoivent que dans une réciprocité précise et puissante. Le « dehors » ne se conçoit pas sans un « dedans » ; l’homme de la Cité, hors d’une relation à la femme qui l’a engendré.

Entre la Oumma-mère et la femme-mère, l’homme est le moyen terme « possédé-possédant ». La vérité du lien entre les deux extrêmes donne sa cohésion au tout et se laisse entrevoir quand la femme devient mère, donnant la vie à l’homme tout comme la Oumma donne l’existence au musulman : mais, de la seconde, la première reste cependant exclue.

Ainsi, en « possédant » la femme, l’homme récupère inconsciemment une des composantes de son propre être que sa dépendance religieuse lui interdit : il possède à son tour sa mère, et, par là même, nous venons de le voir, la Oumma, qui lui donne sa raison d’exister, qu’elle-même tient de Dieu. Il achète à ce prix le refus inconscient du double mouvement qui, accepté après avoir été reconnu, l’eût porté à l’indépendance et à la liberté de la personne.

Plus est étanche la séparation entre les deux aspects de la même réalité maternelle, plus la situation ainsi créée est dispensatrice de sécurité. Elle permet la fuite de l’inéluctable remise en question qui naîtrait de leur identification : le monde musulman ignore l’angoisse.

Une telle prise de conscience mettrait en évidence l’ambivalence affective. Elle obligerait l’individu à se re-situer dans un rapport réciproque d’un autre ordre.7 Que l’un des deux termes, la femme vis-à-vis de l’homme, ou l’homme dans la Communauté, en vienne à revendiquer sa dignité de personne inaliénable, et tout l’édifice risque de craquer.

Nous verrons, au terme de cette analyse, que le problème est effectivement posé par l’émancipation de la femme en milieu musulman.

Après avoir observé le « dedans » et le « dehors » de la société musulmane et tenté d’en saisir l’articulation profonde, revenons à une vision plus directe des faits. Approchons-nous de notre objectif pour mieux entrer dans le mouvement d’émancipation à la faveur duquel l’enfant, l’épouse et la mère de l’homme tend à devenir femme pour elle-même, reconnue par l’homme comme telle en même temps que comme son égale.

La femme en tant que fille, épouse et mère

Pour mieux se rendre maître de la personnalité féminine, ou pour mieux l’ignorer, la claustration et l’exclusion de la vie sociale ne sont pas les seuls moyens mis à la disposition de l’homme. Celui-ci lui refuse inconsciemment sa fondamentale unité. Selon la courbe de sa vie génitale, la femme connaît trois statuts différents qui la « découpent » en trois réalités distinctes : la fille, l’épouse, la mère.

Au contraire, le développement du mâle n’est pas morcelé par les étapes de sa vie physiologique : puberté, activité génitale, sénescence. Il doit, en outre, à son sexe, si ce n’est plus d’affection, du moins plus de considération. Dès que, vers sa quatrième année, il quitte sa mère pour accompagner son père, dans toutes les assemblées, il occupe déjà, au sein de la société, le rôle que celle-ci réclame de lui. Quand il parle, très vite sa volonté est prise en considération, et, sans brisure de rythme, le lendemain de sa première pollution nocturne, après les ablutions d’usage, il pourra être admis à la prière commune dans les rangs des adultes.

La petite fille jouit bien de la même liberté que le garçon, cependant, elle n’est pas toujours l’objet de la même sollicitude. Les signes avant-coureurs de la puberté mettent un terme à son indépendance d’enfant. Elle rejoint le gynécée et fait partie, désormais, du monde du « dedans ». C’est alors qu’elle se voile.

Ainsi, le garçon de son côté, la fille du sien, dans une double et séculaire identification, sans qu’ordinairement aucun recul critique ne soit permis, deviennent homme comme les hommes, femme comme les femmes. Au nom de la tradition et de la Loi, très tôt est prise pour eux l’option qui les engage dans l’impossibilité d’une relation réciproque authentique : celle d’une acceptation de l’autre différent, mais égal. Le rapport homme-femme semble, en pays d’Islam, inspiré de celui d’Allah avec l’homme. De même que l’homme ne se meut en ce monde que dans une soumission inconditionnée à Dieu, ainsi  « la femme ne prend ordinairement sa place que si l’homme la lui donne ». Si l’homme n’a de sens que dans la Oumma dont il est membre, la femme, située au-dessous dans la pyramide dont Dieu est le sommet, n’obtient de signification que dans son rapport à l’homme. La vie d’une telle compagne se réduit à une suite de moments masculins. Elle n’est que fille, épouse ou mère.

Nubile, l’enfant devient susceptible d’être une épouse, ce qui fait sa valeur. Inconnue et voilée, elle ne saurait être désirée pour elle-même. Elle ne l’est qu’en fonction du vouloir toujours légitime d’un mari éventuel qu’elle n’a jamais rencontré. Souvent encore, en milieu rural, le consentement au mariage est donné à la suite de longues délibérations et tractations entre les deux familles intéressées plutôt qu’il n’est le choix des deux futurs époux.

La relation amoureuse, dont les fiançailles sont le temps en d’autres pays, permet idéalement à deux libertés de se reconnaître et de se soumettre librement l’une à l’autre. Ici l’engagement juridique est premier et la prise de possession unilatérale rend très aléatoire et souvent impossible la reconnaissance réciproque des « personnes ».

Dès qu’elle enfante, l’épouse voit s’approfondir le sens qu’elle revêt aux yeux de l’homme. Elle apparaît comme le privilège que Dieu donne. La postérité est le signe certain de sa faveur. La plus haute bénédiction divine réside en cette fécondité qui – au sens actif du terme – constitue la Oumma. Le musulman doit son existence à l’Oumma et l’Oumma tire la sienne de la femme. La mystérieuse volonté de Dieu s’inscrit aussi bien dans l’une que dans l’autre.

Sur les Hauts-Plateaux algériens, aux alentours de Djelfa, l’atmosphère qui entoure une naissance appelle à une participation quasi religieuse et il s’agit là de tout autre chose que d’une sentimentalité vide. Dans une pièce sombre, devant des cendres où s’épuisent quelques charbons ardents, la parturiente est accroupie à même le sol, se crispant à chaque douleur sur une corde ou sur une ceinture aux fibres multicolores nouée à une poutre solide. Toutes les femmes de la maison sont là. Une ou deux vieilles voisines, réputées pour leur expérience, sont aussi présentes. Les enfants dont les yeux s’agrandissent cherchent à comprendre, s’immobilisent ou pleurent. Le mari se tient debout dans un coin ou attend dans une pièce voisine : pudeur, certes, mais aussi sentiment d’être dépassé ; le mystère de l’enfantement ne le  concerne pas.

Dans un silence tendu s’écoulent les nombreuses heures de l’attente qui manifeste l’essentielle pauvreté de l’être humain. La pauvreté matérielle évoque la pauvreté du cœur : tout vient de Dieu, la vie comme la souffrance. Jamais, d’ailleurs, on ne s’insurge contre celle-ci. La femme qui enfante souffre et c’est tout. On ne s’agite pas autour d’elle en vains encouragements ou en besogneux réconfort : qu’elle laisse faire Dieu, ici plus qu’ailleurs il est le maître. Les contractions s’accompagnent souvent du nom d’Allah indéfiniment répété, et, à l’instant même de la naissance, la « chahada » est récitée tandis que le visage de la femme en couches est recouvert d’un voile. Interrogée sur les sens de cette coutume, une femme âgée nous a répondu que la mère ne devait pas voir son sang.

Le cri de l’enfant est suivi d’un silence envahissant. L’attente est comblée. Le repos est à peine troublé par la répercussion de quelques « you-you ».

Comment, mieux qu’en cette occasion, l’homme saisirait-il que la femme lui échappe parce qu’elle détient, de par Dieu, les forces de la vie ! Elle est décidément très précieuse celle qu’institutionnellement il est tenté d’ignorer. Elle est, pour lui, l’énigme d’un univers dont l’ordre est voulu par Dieu.

Quoi qu’il en soit, fille, épouse ou mère, la femme n’est jamais reconnue en sa fondamentale unité, dans sa  dignité de personne.

Or, cela est de moins en moins vrai. Les bouleversements des dernières décades favorisent une prise de conscience irréversible : la femme se reconnaît de moins en moins comme une succession de moments masculins. Elle découvre qu’elle a, en elle, son sens.

La femme en tant que femme

A travers le craquellement des institutions où l’homme et la Loi sont complices, surgit une personnalité féminine qui revendiquera bientôt ses droits et inquiète ceux-là même qui les niaient davantage. Ici ou là, le cadre de vie traditionnel n’est plus assez puissant pour continuer d’imposer le « découpage » légal de la femme. Bien plus, celle-ci est appelée  par les principes révolutionnaires eux-mêmes introduits au cœur de l’Islam, à prendre la place que la société nouvelle lui offre et qu’elle lui assure être la sienne. De nombreux discours des présidents Bourguiba ou Ben Bella8 en témoignent. Il est vrai, d’ailleurs, que la transformation d’une société quelle qu’elle soit ne se réalise jamais sérieusement sans que se repose le problème de la femme.

Parallèlement, la femme entend bien, de son côté, conquérir sa propre dignité, non comme une concession, mais comme un droit. La femme devient l’égale de l’homme et, parfois, son émule. « Il n’y a plus de profession à laquelle une femme ne puisse parvenir : les femmes sont aujourd’hui ministres ou pilotes d’avions à réaction », disait une égyptienne lors d’une conférence à Paris en février 1963. Et, elle ajoutait : « Je suis fière de mon sexe ».

Une telle affirmation évoque justement la nouveauté du contexte actuel. Ce n’est plus sa relation à l’homme qui donne à la femme sa valeur, c’est ce qu’elle est elle-même qui donne valeur à sa relation avec autrui. Certaines pages des romans d’A. Djebar ne disent pas autre chose.

Le désir que la femme inspire, ou la vie dont elle est la source, ne rendent pas compte de toute la femme, et, maintenant, elle le sait. Du moins, celles qui peuvent déjà s’exprimer en son nom le savent.

La question est posée et elle appelle impérieusement une réponse. Rejoignant la préoccupation universelle de notre temps, la femme musulmane tout comme l’européenne a besoin de savoir qui elle est.

Ce que des intellectuelles privilégiées écrivent avec force, des multitudes d’autres femmes ont commencé de le vivre jusque dans les coins les plus reculés du bled. Même si elles ont résisté aux secousses de ces huit dernières années, les structures n’en sont pas moins modifiées. Les déplacements de la population, la pénétration de la technique et le quadrillage des armées opposées, la profusion des magazines illustrés et des transistors, enfin et surtout le départ ou la mort des maris et des grands enfants, tous ces facteurs ont attribué à la femme, insidieusement ou brutalement, pour les besoins de la cause, un rôle auquel elle n’était guère préparée. Elle s’y est pourtant révélée d’une étonnante efficacité. Aujourd’hui, elle accède à la vie de la cité avec une aisance qui déconcerte son émule masculin. Les analyses de F. Fanon retracent à grands traits les étapes de ce surgissement : celui-ci ne va pas sans inquiéter les protagonistes eux-mêmes du socialisme en Algérie. A ce propos, un jeune Algérien qui, après avoir eu des responsabilités dans le maquis, avait été chargé par son gouvernement de quelque mission de confiance, nous déclarait : « En ce qui concerne l’évolution de la femme, je suis à la fois conservateur et révolutionnaire. D’autant plus que nous n’avons personne pour les  guider…». Non, vraiment, qu’il prenne parti ou qu’il hésite, ce n’est plus à l’homme que la femme demandera les principes de son émancipation. Et cela même est une révolution en Islam.

Plusieurs passages du « Journal » de Mouloud Ferraoun reflètent la même ambivalence, signe de désir et de crainte, de fierté et d’amertume. « A présent les femmes veillent sur les blessés, les portent sur leur dos en cas d’alerte, embaument les morts, collectent de l’argent, font le guet. Les maquisards mobilisent les femmes et les soldats commencent à arrêter, à torturer les femmes. « Un monde nouveau est peut-être en train de s’édifier » sur les ruines, où la femme portera culotte, au propre et au figuré, ou le reste des vielles traditions sur l’inviolabilité au propre et au figuré de la femme sera balayé comme quelque chose de gênant.

Ainsi « toutes les tentatives pacifiques d’émancipation » qui s’étaient heurtées à l’entêtement général et « n’avaient pas fait avancer d’un pas cette malheureuse sur le chemin de la liberté », trouvent aujourd’hui une éclatante revanche puisque demain les femmes d’Algérie n’auront plus rien à envier à d’autres. Si peut-être : l’éducation ».9

Après la guerre, les constants progrès du nationalisme, l’effort de socialisation aussi bien que les soubresauts de l’économie ne cessent de creuser la brêche ouverte dans le mode de vie traditionnelle, jusqu’à son infrastructure féminine où les idées nouvelles inlassablement répétées, libèrent à temps et à contre-temps l’énergie dont elles sont porteuses.

Conséquence de la Révolution, l’irruption de la femme dans la vie sociale représente en même temps un facteur réel et puissant d’évolution. Le dynamisme réveillé contribue à conduire l’équilibre de la société traditionnelle à son point de rupture. Mais il engage sur la voie de l’insécurité, condition nécessaire à la réalisation d’un ordre nouveau où s’équilibrent de façon neuve les forces mises en présence : celles de l’homme en croissance qui se révèle à lui-même.

Déjà inscrite dans les faits, l’émancipation de la femme se heurte à des obstacles qui ne se réduisent pas à la mauvaise volonté des dirigeants masculins. Quand elle existe, cette réticence traduit la perception à peine consciente des conséquences d’une Révolution qui plonge son fer bien au delà du rétablissement de l’Indépendance nationale. Les processus déclenchés ne sont plus contrôlés par leurs promoteurs et n’ont pas fini de les entraîner dans les secousses d’une aventure où se joue la vie de tout un peuple.

Pour inéluctable qu’elle soit, en effet, l’émancipation de la femme ne sera guère facile : elle implique une remise en question de la société tout entière.

Denis Vasse


1 Compte-rendu donné dans le n°157 d’El Moujahid, 7 décembre1963.

2 Expression souvent employée par les musulmans eux-mêmes.

3 Cité par J.BERQUE, Les Arabes d’hier à demain, coll. Frontière ouverte, Paris 1959.

4 Sécurité de la loi, donnée une fois pour toutes et par Dieu : « La société musulmane est beaucoup moins une société fondée sur un droit naturel que la raison pas à pas dégage, qu’une société aux bases établies de l’extérieur par la Révélation. Tout est conçu comme étant un droit positif (Divin) en Islam, alors même que les règles données recoupent en fait le contenu objectif de ce que la tradition chrétienne appelle droit naturel. » L. GARDET, Cité musulmane, Vrin, Paris, 1954, p.39- 40.

5 Nous renvoyons au roman d’Assia DJEBAR, en particulier : Les enfants d’un nouveau monde, Julliard, Paris, 1962.

6 La « mechta » est une demeure, souvent pauvre, construite en terre et en pierre du pays. La « ghaïma » est une tente, souvent tissée en poils de chameau et qui sert d’habitat aux tribus nomades.

7 Un ordre « personnel », pensons-nous, où la relation soumission-possession se transmue en relation d’amour entre « personnes » ne dépendant d’aucune autre liberté que la leur. Elles se reconnaissent réciproquement comme ayant valeur absolue. Le jeu de dépendance-possession fait place à celui de l’indépendance et du don.

8 A. BEN BELLA, Le Monde du 12-4-63. «  Je vous demande d’ouvrir les portes à vos femmes, car il est impossible de construire le socialisme si l’on ne met pas fin au préjudice qui les frappe. Le voile n’est pas le meilleur moyen de préserver la dignité de la femme. » (Constantine, le 11 avril).

9 Maloud FERRAOUN, Journal  1955-1962, Le Seuil, Paris, 1962, p.259.