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Articles - Race et racisme (Essai d’analyse)

RACE ET RACISME

Essai d’analyse

Etudes, juillet-août 1965, 15 rue Monsieur, Paris (7ème).

Celui qui cherche à savoir s’il est ou non « raciste » éprouve souvent un certain malaise : « je ne voudrais pas être raciste…, mais au fond je sens que j’ai à lutter contre une tendance à l’être. » Les réflexions qui suivent sont nées de l’ambiguïté de cette réponse et de l’étude des mécanismes psychologiques qu’elle met en jeu. Il nous est apparu qu’y étaient confondus deux « sentiments » : celui de l’appartenance à une race, à une descendance, et celui de la prévalence d’une race sur une autre. Le premier répond à la genèse nécessaire du sentiment de soi ; le deuxième à la justification secondaire d’une affirmation arbitraire de la supériorité (ou de l’infériorité) « objective » de soi.

Après avoir décrit ce que nous entendons par « sentiment de soi », nous verrons comment la formation d’une personnalité exige des conditions de cristallisation qui nous paraissent réunies à la plus grande échelle dans le « milieu racial », la race. Un tel cheminement nous permettra de mettre en évidence que le concept de race est de l’ordre du mythe, tandis que celui de racisme est de l’ordre de la mystification.

Racisme et antiracisme : faux dilemme

Une jeune femme européenne ayant épousé un Juif s’étonnait de découvrir que, pour venir à bout des problèmes que son mariage posait, l’affirmation illusoire que « le racisme, ça n’existe pas » ne lui était d’aucun secours ; les heurts et les joies de la rencontre avec son partenaire, l’impossible fusion en une seule de leurs deux familles lui apprenaient à tenir compte de l’appartenance raciale de chacun. C’était à ce prix que pouvait se développer la passion amoureuse immédiate qu’elle vivait. Mais alors, devenait-elle « raciste », puisqu’elle se voyait amenée à prendre conscience d’une différence entre son époux et elle-même ?

Ce schéma-type de l’appartenance à une souche à travers la négation de toute différence dans la passion amoureuse nous ramène à la constatation plus générale du début. Comment se fait-il donc que le désir de n’être pas raciste exige, pour ne pas verser dans l’illusion, une contre-démarche, succédant à la reconnaissance d’une différence originelle.  Personne n’est d’emblée antiraciste, et ceux-là mêmes qui se proclament tels a priori passent leur temps à échafauder des constructions  justifiant leur position négative ; ils courent ainsi le risque – loin d’être rare – de voir un jour leur position se renverser en son contraire avec la même violence immotivée qu’ils avaient mise à nier le racisme. On a vu plus d’une fois la libéralité évidente du jeune métropolitain se métamorphoser, sur la terre d’Algérie, en une férocité ou un mépris tout aussi peu expliqués ou explicables, l’une et l’autre attitude se justifiant par une position politique toujours seconde.

Ceux qui érigent en principe les théories racistes savent, plus ou moins confusément, qu’ils jouent avec ces mécanismes psychologiques : leurs adversaires, ceux qui sont antiracistes immédiatement, le « sentent » aussi et leur dénégation absolue de la différence raciale ne s’origine que dans la culpabilité relative qu’ils en éprouvent. Les uns et les autres sont exposés à la même erreur : les uns érigent une vérité de fait en une contre-vérité de droit (de la constatation d’une différence ne peut jaillir la prévalence d’un des termes) ; les autres la méconnaissent volontairement pour éviter la culpabilité que le raisonnement des premiers fait naître en eux.1

La race

La querelle « racisme »-« antiracisme » nous indique la raison commune des deux positions contraires : la différence des races. Que recouvre le concept de « race » ? Bien des auteurs ont cherché à le définir scientifiquement, en le rapportant à une norme objective et mesurable. Tous ont échoué, ne parvenant qu’à une meilleure compréhension d’un des facteurs qui caractérisent une race, sans jamais rendre compte de ce qu’elle est. Et pourtant, la différence de race est une vérité de fait. Sans prétendre réussir là où d’autres ont échoué, nous voudrions éclairer le concept de race par le dedans, et non plus par une référence à une norme objective extérieure qui la définisse positivement, comme c’est le cas dans la classification des « races » animales. La « race », quand il s’agit de l’homme, se présente pour nous comme une matrice, dans laquelle les individus se personnifient en sujets : une matrice, c’est-à-dire un lieu qui renvoie à ce qui se fait en lui. D’extérieur  qu’elle était dans le règne animal (la couleur du poil, la forme du museau, etc.), la référence d’une race humaine est donnée par le recours à l’intériorité. La matrice évoque aussi le jeu de mouvements complexes aboutissant à l’agencement des éléments qu’elle contient en une unité dont elle est le modèle en creux. La race est pour nous ce qui permet la cristallisation d’un être en une unité personnelle. A l’intérieur de la matrice, le jeu des forces noue en un exemplaire particularisé et unique les différents vecteurs qui le composent : génétique, race n’est pas, en rigueur de terme, définissable. Comme l’homme auquel elle donne son statut, on ne la définit pas, on en témoigne.

La cristallisation d’un être humain

Si la race représente les conditions de cristallisation d’un être humain, nous voici amenés, par notre cheminement même, à tenter d’éclairer cette dernière notion. C’est à la pensée de Jacques Lacan que nous nous référons ici explicitement, à ce qu’il a appelé le « statut du miroir » dans la conception du narcissisme tirée de l’œuvre de Freud.2

A ce stade, l’enfant de six mois environ appréhende avec jouissance son image comme une unité vivante. Il n’éprouve plus les différentes parties de son  corps comme séparées ; il se distingue comme un tout, bien qu’encore dépendant des êtres qui l’entourent – et particulièrement de sa mère – auxquels il peut dès lors s’identifier.

Cette image de soi, où le « sujet se prend lui-même comme objet en tant que totalité »3, est déterminée dans sa genèse par tous les éléments qui font une race, mais sa prise en masse, la conscience de totalité dont elle devient le lieu, n’est pas de l’ordre de la quantité des éléments mis en présence, mais de l’intériorité qui les lie entre eux. La perception de l’image de soi ainsi conçue renvoie à l’activité de l’esprit qui caractérise, dans son ordre, l’homme dans son corps. Le corps propre de l’homme est le lieu de son esprit. Le corps devient sujet se regardant en lui à partir d’une matrice qui l’a formé. Il est le point de réflexion de l’esprit : en lui se retrouvent tous les éléments qui le composent en une unité irréductible.

Le concept de race est de l’ordre du « mythe »

A la cristallisation du sujet sont nécessaires tous les éléments étudiés de façon dissociée dans le concept de race. Plus encore, à l’unité du sujet est nécessaire l’unité mystérieuse de la « race » : elle procure à l’individu un négatif – ou, si l’on veut, un schéma, un engramme – qui conditionne et informe son image de soi. Les forces qui font la « race » modèlent l’homme de telle façon qu’émerge de son identité avec les autres l’originalité d’un être nouveau.

Ces forces à l’œuvre dans une « race », et qui se manifestent en un homme de cette race, nous font descendre un dernier échelon dans l’organisation psychique, jusqu’à ce concept de « pulsion » situé par Freud à la mystérieuse limite du somatique et du psychique.

L’engramme selon lequel le milieu racial façonne son rejeton est à multiples facettes : génétique, psychologique, sociale, économique, etc.

Cet engramme racial se trouve ainsi relié aux pulsions en ce qu’il s’origine comme elles en cette articulation du corps et de l’esprit, en ce qu’il est, comme elles, orienté vers un objet à investir : l’image de soi comme totalité.

Les pulsions, en leur travail, se nouent et se dénouent constamment en cette image de soi où l’enfant s’est reconnu en reconnaissant l’autre du « miroir », puis l’autre des autres. Cette forme totalisante du je ne l’est, en définitive, que parce qu’elle est le lien de son moi et du moi d’un autre appréhendés en une seule image.

C’est sur le modèle interne qui a cristallisé les pulsions des autres que vont se cristalliser à leur tour les pulsions du bébé. A cette fondamentale genèse de l’image de soi concourent et le matériau multiforme, physique, biologique, esthétique, et l’originalité qualitative du lien qui lui donne sens. Ainsi, le « miroir » met en rapport les pulsions éparses du bébé avec la résultante des pulsions de ceux qui l’entourent, c’est-à-dire leurs corps devenus signifiants d’eux-mêmes. La forme du visage et des membres, l’expression du regard et le pli des lèvres, la tonalité affective du comportement doivent se retrouver et chez l’enfant et chez ceux qui l’entourent pour que le « miroir » puisse jouer son rôle de catalyseur de totalité. Le petit s’y reconnaît comme l’autre des autres, parce qu’il s’y voit identique à eux et différent d’eux, puisque la moindre injonction de sa part s’y répercute dans la jubilation.

En l’image spéculaire, l’enfant prend son identité, et, pour qu’il en soit ainsi, il ne convient pas que le « miroir » renvoie une image qui ne serait que la sienne. L’originalité de son propre visage s’enracine dans l’originalité des visages qu’il contemple. Lui et eux sont de la même race. N’est-ce pas une des caractéristiques de l’enfant que de finir par ressembler à ceux avec lesquels il vit ? On dit de lui qu’il a « un air de famille » ; on parle aussi du « sang » : ce « je ne sais quoi » ainsi désigné n’est pas suffisamment expliqué par la stricte hérédité ; il s’agit de bien plus, de la vie même qui se transmet en héritage et dont les composantes sont multiples. Ce sont celles précisément de la matrice raciale. Pour faire partie de l’ethnie noire, il ne suffit pas d’avoir la peau chargée de pigments, les cheveux crépus et les lèvres épaisses, il faut qu’en ce substrat se synthétise, en une nouvelle vie d’homme, le faisceau de vecteurs qui fait un héritage humain. La race ainsi conçue comme le véhicule actif de l’expérience humaine a les caractères du « mythe ». Hors de cette ligne de force directrice, de ce « milieu » qui fait cristalliser le petit d’homme en sujet d’expérience, le corps trouve difficilement sa signification pour autrui.

L’observation de certains individus auxquels il a manqué le support de l’environnement racial nous aidera à comprendre ce qui se passe lorsque, dans le développement d’une vie d’homme, s’effrite ou est absente l’insertion dans une race. Le jeu du miroir décrit plus haut devenant impossible, le sujet n’acquiert jamais son identité : il se voit ou comme isolé, coupé des autres (le miroir ne lui renvoie que son image) ou comme indéfiniment confondu dans une multitude de visages qui sont tous le sien.

Les sans-race

Deux exemples illustrent ces deux situations extrêmes : celui de l’enfant adopté par des parents nourriciers d’une race différente et celui de ces hommes qui, étant de partout, ne sont nulle part chez eux.

Peu de situations sont aussi douloureuses – elles sont pourtant assez fréquentes – que celle de l’échec dans l’adoption et l’éducation d’un enfant de « race » étrangère. L’histoire est classique et belle : un bébé sans soutien est recueilli. Il grandit dans la douceur d’un foyer retrouvé. Il est investi de l’amour le plus vrai. Cependant, rapidement, les parents constatent des troubles dans la petite enfance, auxquels succèdent des difficultés caractérielles plus ou moins graves, accompagnées de la litanie de leurs conséquences, qui vont de la désadaptation la plus légère à la dissociation la plus remarquée. « Pourtant, assurent les parents, nous l’avons élevé comme s’il était notre enfant » : ce qui est à leurs yeux le comble de la bonne volonté se trouve être justement le ressort du drame. Souvent, poussés par leurs amis et lorsque s’est épuisée la réserve des « bonnes raisons », les malheureux bienfaiteurs en viennent à reconnaître, dans la consternation, l’aigreur ou la résignation : c’est bien un Arabe…ou un Chinois…etc. Cette constatation est fausse à son tour. A y réfléchir sérieusement, il n’est pas plus de la race de ses pères que de la race de ses nourriciers : le miroir lui a renvoyé une image qui n’est pas identifiable à l’image d’autrui ; la superposition des deux images révélatrice de son identité n’est pas possible. Une parfaite éducation ne saurait effacer la marque du patrimoine génétique. Pas davantage le legs chromosomique responsable du type d’un individu ne saurait se réaliser effectivement, aussi pure que soit la race des ascendants, indépendamment du milieu familial et racial où il s’actualise.

Pour s’actualiser, le potentiel chromosomique d’un enfant a besoin d’être référé à un modèle  adulte. Hors du champ de la reconnaissance, c’est-à-dire hors des limites qui permettent au bébé de découvrir son image en découvrant autrui, le mécanisme de l’unification s’enraye. La référence du corps propre au corps d’autrui est frappée d’étrangeté ou d’inadéquation.

Le faisceau de facteurs désigné plus haut par le terme de matrice raciale devient bancal ; les vecteurs ne s’entrecroisent plus en un point unique permettant l’équilibre des éléments constitutifs en l’unité d’un tout : c’est le conditionnement racial qui détermine en marge où se réalise cet équilibre. L’homme n’est pas un puzzle. On ne fabrique pas un homme nouveau comme on obtient une nouvelle espèce de rose noire, en forçant le patrimoine génétique d’une souche à se développer dans les conditions sociales et psychologiques d’une autre souche. Si les modifications sont possibles, elles sont toujours lentes et ne se produisent avec succès que dans des limites qu’il ne nous appartient pas ici d’étudier : l’évolution a ses lois.

L’homme n’est pas un puzzle : il est révélation d’un être nouveau, c’est-à-dire manifestation de l’esprit par un corps, ce qui ne se peut dans une référence à l’extériorité des éléments qui le composent, mais dans un rapport d’intériorité qui les noue en une unité d’un autre ordre. Lorsque les conditions de l’expérience spéculaire ne sont pas remplies, les tâtonnements de l’enfant échouent à prendre la mesure de son identité.

Un autre exemple de cet échec nous est donné par ces hommes qui, nés en terre étrangère, élevés par une nurse elle-même de nationalité différente, poursuivent leurs études dans de multiples pays, avant d’aller exercer leur métier en quelque nouveau point du globe. Ce cas évoque soit une conscience formée à l’échelle planétaire, soit une conscience fluide, sans racine et sans horizon. La première surgit toujours d’une cellule familiale stable, ayant parfaitement rempli sa fonction intégratrice, médiation nécessaire entre la multiplicité des sociétés rencontrées et l’enfant. La seconde, beaucoup plus fréquente, reste à mi-chemin, errant entre une origine multiforme qu’elle recherche jusqu’à l’épuisement et une image de soi dont la variable est trop grande pour être un jour réalisée. Ces hommes sans racine et sans race se caractérisent par une étonnante compréhension de la diversité du monde des hommes et par une douloureuse incompréhension d’eux-mêmes. Se reconnaissant dans tous les visages, ils n’ont pas de visage propre. Miroitement des valeurs rassemblées des diverses races, ils ne sont d’aucune. Leur cheminement les entraîne dans une indéfinie et abstraite reconnaissance des autres qui n’a plus de lieu : cette image de soi où s’inscrivent la différence et la ressemblance correcte. Il n’y a de reconnaissance véritable que de quelqu’un par quelqu’un. De tels êtres ne sont jamais regroupés dans leur originalité : le « miroir » leur a renvoyé toutes les images « d’autrui », sans qu’aucune n’y soit privilégiée comme la leur.

La différenciation dans la race et la différence des races

Dans la cristallisation en une unité vivante qui, à son tour, pourra s’identifier à d’autres unités en s’en différenciant, le petit homme pose les bases de sa taille d’adulte. Par la médiation de son corps, il centre et organise l’univers et prend sa place au milieu d’autres « centres » qui, comme lui, sont irréductibles en leurs éléments qu’ils remanient sans cesse. Cette activité d’investissement du monde et de constante modification de soi dans l’unification est une activité spécifiquement humaine : elle est tout entière contenue et résumée dans l’amour et dans le travail. Or, il y a plusieurs manières d’aimer et de travailler, et toutes restent spécifiquement humaines, si elles sont l’expression et l’aboutissement de l’unification du monde et de l’homme. La « race » nous paraît être l’expression la plus large d’une modalité de  vie, d’une manière humaine de vivre à partir des éléments donnés.

Par l’enracinement 4 dans la continuité d’une descendance, par le rapport constituant à un milieu de vie, qui actualise un héritage pour une nouvelle appréhension du monde, l’appartenance à une race différencie – par le jeu du miroir – un sujet d’avec ses frères. La notion de race est indissociable de celles de famille, de descendance et de milieu.

A partir de cette « différenciation dans la race », le sujet apprend à reconnaître des manières radicalement (racine) nouvelles pour lui d’envisager le monde et d’y être présent. Différencié en une unité dans une race, l’homme peut saisir la diversité de races, sans que la présence de l’étranger soit pour lui ressentie comme une menace de disparition ou d’aliénation de l’un ou de l’autre.

La crise algérienne, nous fournit ici un exemple encore vivant dans toutes les mémoires. Beaucoup d’Européens, les « pieds-noirs », protestaient avec indignation lorsqu’on les accusait de racisme. Le pivot de leur argumentation en réponse était celui-ci : « Mais regardez donc, il n’y a pas en fait de différence entre eux et nous ». Suivait alors la cascade de justifications : le partage de la même vie et des mêmes bancs à l’école, l’accès aux mêmes professions, etc. Ce discours n’est certainement pas mensonge : il n’en demeure pas moins meurtrier. Niant la vérité de fait, cette différence raciale qui tout à la fois distingue et unit deux manières d’être, la protestation antiraciste devient le masque très exactement ajusté au racisme plus ou moins conscient, ce qui nous ramène au dilemme qui a servi de point de départ à notre réflexion. La négation radicale du fait racial contient la même erreur que l’affirmation arbitraire d’une question raciale concluant à une supériorité : elle croit éviter l’erreur en niant la réalité ; elle se trompe doublement. Dans l’un et l’autre cas, on conclut à la négation de l’autre, soit en le faisant disparaître, soit en l’absorbant.5

Dans les pays où le problème racial ne se pose qu’au niveau individuel, et non plus, comme c’est le cas en Amérique aujourd’hui, au plan national, les manifestations de racisme ou d’antiracisme prennent une allure plus subtile, mais épousent le même mouvement profond. Dans le numéro d’Esprit de mars 1965, Paul Dehem écrit fort justement :

Il y a ceux pour qui le problème racial n’existe pas : il n’y a qu’à ne pas en parler et qu’à être gentil. Ce qui veut dire à peu près : très indulgent. Pour ceux qui n’ont pas notre couleur de peau. On daignera oublier que ces gens-là sont noirs, jaunes, arabes ou juifs. A moins qu’étant soi-même juif, arabe, jaune ou noir on ait à attendre de son entourage cette indulgence. Car ce n’est que dans la mesure où ils ne sont pas différents des bons Français que nous sommes ou que nous voudrions être qu’on peut leur pardonner d’exister…6

Une certaine conception de la mission n’est pas exempte de l’ambiguïté ici soulignée et du malaise qu’elle engendre : sans vouloir en traiter ici, citons les réactions de deux jeunes « missionnaires » récemment rencontrés. Poussé dans ses derniers retranchements, celui d’entre eux qui tendait à prouver que toutes les races pouvaient se réaliser dans la même prière et la même morale, celle du Christ – il faut traduire : sa manière à lui de le comprendre – en est venu à conclure dans le feu de la discussion que «  les païens n’avaient pas l’esprit » !

Quant à l’autre, rencontré plusieurs semaines après et venant du même pays, il s’assimilait immédiatement aux gens avec lesquels il avait vécu quelques mois (contrepartie exacte de la suppression de l’autre) et, parlant au pluriel pour analyser ses sentiments et réactions, il émaillait la conversation de formules ostentatoires, mais non démunies d’un accent très parisien : Dans mon pays…notre mentalité…mon évêque…etc ». Il disait cela pour parler des Noirs. Sur la place de la Concorde, parlant à des Français, il se conférait, avec l’abstraction de l’inconscience, le statut de l’étranger. Dans son effort pour en reconnaître d’autres, il en venait à se nier dans sa personnalité propre : cela lui permettait d’entretenir l’illusion qu’ainsi « ses frères noirs » pouvaient se reconnaître en lui. Mais comment se reconnaître en un visage devenu pour lui-même étranger ? C’est la question qu’il ne s’est pas encore posée.

Les hommes, en devenant frères, s’enrichissent de leur différence. Cela exige que soit réalisée la particularité de chacun, assumée et dépassée l’angoisse qui naît de la mise en présence d’un monde étranger. L’appartenance raciale devient racisme latent ou conquérant dans la mesure exacte où naît la peur d’être absorbé par la présence d’un autre, d’être modifié, non dans le sens de son unification propre, mais dans celui de la dissociation et de l’aliénation. Cette peur, lorsque sa source et ses mécanismes sont cachés, devient angoisse. Elle se traduit par l’abandon punitif de soi – je ne suis pas différent d’autrui – ou par la réduction violente de l’autre – il ne peut être différent de moi. L’exaspération de la tension anxieuse apparaît toujours lorsque le dernier bastion des concessions « possibles » s’écroule. Le heurt des « races » devient alors une question de vie ou de mort : pour exister, il s’agit d’assurer la prévalence de sa race sur l’autre. A ce point précis surgissent les slogans qui emprisonnent dans l’alternative de la fuite ou de la mort : « La valise ou de cercueil ».

Le racisme est de l’ordre de la mystification

Si le concept de race est de l’ordre du « mythe », celui de « racisme » est, lui, de l’ordre de la mystification : il prône arbitrairement la supériorité ou l’infériorité d’une race. La réflexion qui mène à ce résultat n’est qu’une pseudo-réflexion, rationalisant sans fondement les forces pulsionnelles de l’homme pour les dévier de leur but qui ne peut être que l’unification de l’homme et la possibilité d’investissement du monde.

Nous avons vu dans les pages qui précèdent que le passage de l’appartenance raciale à la théorie du racisme (ou à son corollaire, l’antiracisme) est illégitime, parce qu’il ne peut pas rendre compte, à la fin de son cheminement, de la situation de départ : la différence des races. Des conditions d’unification jouant de manière différente dans la diversité des races, le racisme comme l’antiracisme passent arbitrairement à la nécessité d’une seule combinaison des facteurs pour obtenir le « meilleur » type d’homme.

Alors qu’il utilise le mythe de la race, le concept de racisme s’y oppose en tout point. Il en est une inversion intégrale.

La raison de la race, son critère dernier, nous l’avons dit, se trouve dans l’unification de l’homme, dont elle réalise les conditions.

La raison du racisme, ses critères – car ils sont nombreux et aucun ne s’impose – se situent au plan de la comparaison, de l’évaluation d’un type d’homme en référence à une « norme » abstraite et d’un autre ordre que ce qui est spécifiquement humain : l’intériorité unifiante. Ce recours à l’extériorité s’adresse à une gamme de valeurs (biologiques, économiques, esthétiques, psychologiques, etc.) qui, prises séparément, ne sont qu’un aspect de l’homme, aucune d’entre elles n’étant spécifique. Le critère de l’humain se perd ainsi dans l’étalonnage de la multiplicité de ses parties. Ce qui serait essentiellement humain, dans une race donnée, ne serait plus la faculté dans un race donnée, d’être présent au monde et à soi par le jeu des mécanismes évoqués plus haut, mais ce serait que l’homme est de telle taille, que ses cheveux ou ses yeux ont telle ou telle couleur et que son intelligence possède telles caractéristiques.

Ce qui, dans la race, permet le « regroupement » en image de soi d’éléments dissociés est à nouveau, dans le racisme, abandonné à la dissociation de l’uniformité. En définitive, le « raciste » veut que tous soient comme lui ou, mieux encore, que tous soient semblables au regard d’une norme « objective » ; ce qu’il n’a pas compris ou voulu comprendre, c’est que l’homme ne découvre son identité que par la médiation de la différence. S’il voyait, comme par enchantement, se réaliser ses projets, le raciste supprimerait du même coup les autres et se supprimerait lui-même. Le racisme est mystification parce qu’il utilise la force mythique, ce schème vivant et transmis dans la race, à une fin contraire à celle de la race. Au lieu d’organiser les pulsions de l’homme en une unité personnelle et concrète, le racisme construit une humanité uniforme et dévaluée en une quantité d’individus, formes isolées d’une idée générale et abstraite. La théorie raciste opère l’inversion du concept de race : elle maquille la  vérité du mythe en son contraire ; elle ne réalise pas l’homme, elle l’anéantit.

Qui tue son père n’a pas réalisé la vérité du mythe œdipien, mais son contraire. Le mythe est devenu mystification, condamnant le sujet à l’irrésolution et au non-sens.

*

Au terme de cette analyse, qui exigerait de longs développements pour éclairer les repères qu’elle indique, il apparaît qu’un antiracisme prenant l’exact contre-pied du racisme méconnaîtrait la nécessaire appartenance de l’homme à un milieu. Ce milieu comprend plusieurs niveaux : la famille, la cité, la race, entre lesquels peut s’établir un jeu de suppléances, mais dont la nécessité demeure pour mener à bien l’édification de l’homme. Ces différentes sphères, qui ont entre elles un certain rapport dialectique, sont soumises, pour l’individu d’une lignée donnée, à des lois qui ne se modifient que dans certaines limites, hors desquelles la fonction d’intégration qu’elles devraient remplir devient impossible.

Dans les lignées raciales différentes, le jeu des lois n’est pas identique et, si leurs modifications successives au cours des temps et sous la pression des circonstances (industrialisation, rapidité des transports, accélération de l’histoire) laissent entrevoir, au-delà du niveau racial, une conscience planétaire, ce ne peut être que dans la mesure où tous les niveaux intermédiaires d’unification seront vécus et dépassés. Mais il semble impossible d’en éviter aucun.

L’homme ne peut atteindre à une conscience unitaire du monde que s’il respecte les lois de son cheminement propre, les mécanismes de son unification. Son unité, tout comme son universalité, sont les fruits de sa personnalisation en sujet. Nous pensons que le concept de race et celui de racisme pourraient trouver un éclairage nouveau à être envisagés sous cet angle.

Denis Vasse


1  On retrouve le même comportement dans un autre domaine : de l’existence du complexe d’Œdipe, certains concluent que tous les hommes sont de criminels ; d’autres, pour ne pas aboutir à de telles conclusions, s’acharnent à nier la découverte de Freud.

2 « Il suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification, au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage, dans la théorie, du terme antique d’« imago ». L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit d’homme à ce stade de l’infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le Je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet.

Cette forme serait plutôt au reste à désigner comme je-idéal, si nous voulions la faire rentrer dans un registre connu, en ce sens qu’elle sera aussi la souche des identifications secondaires, dont nous reconnaissons sous ce terme les fonctions de normalisation libidinale. Mais le point important est que cette forme situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction à jamais irréductible pour le seul individu, ou, plutôt, qui ne rejoindra que symptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité. » (J. LACAN, «  Le stade du miroir », dans la revue Française de psychanalyse, n°4, PUF, 1949, p.450.)

3 J. LAPLANCHE, Höderlin et la question du Père, PUF, Paris, 1961, p.93.

4 On pourrait songer à une étymologie des mots « race » et « racine », qui nous ramène à un radical commun. En réalité « racine » dérive de radix, radicis, mais « race » dérive d’un mot latin « razza », d’origine difficile à préciser, l’hypothèse la plus probable renvoyant au moyen latin ratio : raison, ordre, espèce.

5 Les tortures de la guerre d’Algérie comme la citoyenneté à part entière lors du 13 mai 1958 ont finalement une signification identique bien qu’inverse.

6 P. 553, 554. C’est nous qui soulignons.