« L'homme peut refuser, plus ou moins consciemment, de consentir au désir qui l'habite.
Dans ce cas, il est comme un aveugle-né. Il est empêché d'interpréter les signes. »

Entretiens - “Etre chrétien, c’est consentir à ce qu’est l’homme”

La CROIX

Paru le: mercredi 21/04/1999

Etre chrétien, c’est consentir à ce qu’est l’homme.

Pour Denis Vasse, jésuite et psychanalyste, devenir un homme c’est être aux prises avec la vérité qui parle en soi. Pour lui, le langage de la psychanalyse, et notamment celui de Jacques Lacan, s’est présenté comme une possibilité de parler de l’homme dans un langage qui échappait aux perversions du discours religieux.

Rencontre.

BOUTHORS Jean-François

– Qu’est-ce que c’est qu’être psychanalyste ?

– Eh bien, quelqu’un vient vous voir parce qu’il souffre et vous demande de l’écouter. Vous pouvez être le témoin de ce qui se passe en lui, l’écouter en pointant les endroits où la parole est coincée, où elle ne l’informe plus en tant que sujet qui parle, que « parlêtre ». Le propre du psychanalyste, c’est d’interpréter, à la lumière de la parole qui se dit en chacun de nous, et en particulier dans l’analysant, ce qui coince en lui et fait symptôme, y compris sous une forme somatique. Alors cela peut ouvrir une question sur le sens de la vie. Vous êtes le témoin qui l’autorise. Vous êtes à l’endroit où vous autorisez quelqu’un à s’autoriser lui-même à vivre. Ce

n’est pas loin de la question de Dieu.

– C’est-à-dire ?

– Pour moi, être chrétien et interpréter le monde à la lumière de la révélation de Jésus-Christ, c’est consentir à ce qu’est l’homme. On devient chrétien dans la mesure où l’on devient un homme en vérité, c’est-à-dire en étant aux prises avec la vérité qui parle en soi. C’est devenir un homme selon Dieu, selon ce qui se révèle dans le vivant et qui est la vie.

– Dans vos livres revient en permanence cette expression du « désir de l’Autre »…

– C’est une phrase de Jacques Lacan. Il écrit l’Autre, avec un grand A. Cet Autre n’est pas représentable, pas imaginable. Il est situé au-delà du principe de plaisir. C’est le lieu de la parole. Il n’y a pas de sujet sans Autre, il n’y a pas de parole sans altérité. Pour moi, la terminologie lacanienne a été une source inouïe, en matière de réflexion théologique. Cela m’a offert la possibilité de parler de l’homme dans un discours qui n’est pas immédiatement religieux.

– Quel avantage ?

– Le discours religieux risque de devenir très vite moral, normatif. Si vous dites à un enfant que telle chose est un péché, il va le cacher ou faire en sorte de ne pas pécher. Mais faire en sorte qu’on ne pèche pas, pour l’homme, c’est de l’imaginaire pur et simple. Ça n’existe pas et cela met progressivement les êtres dans une dissociation intérieure, jusqu’au jour où ils jettent le bébé – la religion – avec l’eau du bain ! Ou alors ce discours religieux tourne les gens vers eux-mêmes, au lieu de les ouvrir à la question de ce qui fait vivre. Il s’agit pour eux de se conduire dans l’existence de manière aimable. Si c’est ça, la condition de la foi, nous sommes perdus !

– Vous parlez de péché, c’est quoi ?

– Le péché, Dieu s’en moque, sinon du fait que cela nous perd. Le péché, c’est toujours la question de l’orgueil, le fantasme de la toute-puissance, dont Freud lui-même a parlé avec des mots qui n’impliquent pas immédiatement Dieu. C’est à partir de ce fantasme de la toute-puissance que l’on reconnaît que l’on veut prendre la place de Dieu. Aujourd’hui, pour beaucoup de gens, être soi-même, c’est bien fonctionner sous tous rapports. Etre aimable, autosuffisant, autonome… C’est à ce titre que, d’une certaine manière, on voudrait supprimer tous les handicapés, euthanasier les vieillards. Parce qu’on ne voit pas quel sens ça a !

– L’Eglise elle-même semble avoir du mal à parler aujourd’hui de la souffrance, en raison du dolorisme de certains discours passés.

– Comme elle a du mal à parler de la vie. Mais ce que m’a appris la psychanalyse, c’est que tous les êtres qui ont évité de souffrir – et cela peut être extrêmement précoce, ça peut prendre un bébé au berceau – finissent par éviter la vie, par en être à côté. Dans le monde qui est le nôtre, vivre, c’est nécessairement souffrir. Non pas que souffrir fasse vivre, mais parce que si nous sommes vivants en ce monde, les forces de ce monde vont attaquer cette vie. Qui n’en fait l’expérience ? Et d’une certaine manière on peut même dire que s’il n’y avait pas la souffrance, nous ne saurions pas ce qu’est le mal et que, sans elle, c’est l’univers pervers qui se réaliserait.

Par ailleurs, si vivre c’est vivre avec, pour l’homme, vous voyez bien que l’altérité, à laquelle le cœur de ce que nous sommes est convoqué, nous appelle à une espèce de souffrance. Etre constitué dans la parole dans un rapport à l’autre, c’est pour le narcisse que je suis souffrir de ne pas réduire l’autre à ce que je suis. A quoi reconnaissez-vous quelqu’un qui n’a jamais aimé, sinon au fait qu’il se débine chaque fois qu’il faut souffrir ? Mais on nous dit aujourd’hui que la vérité est de l’ordre de la sensation, que si je n’ai plus la sensation de vous aimer, c’est que je ne vous aime plus. C’est la négation même de l’amour. Non ?

– Vous dites que l’Eglise a du mal à parler de la vie. Elle a aussi eu peur de la psychanalyse…

– Bien sûr, mais ce que nous dit Freud c’est que le sexe est le lieu de la différence, le lieu à partir duquel se pose la question véritable de la parole dans l’unité de ce qu’est l’homme. « Homme et femme, il les créa », proclame la Genèse. Et ils vont devenir un dans le mariage ! Il n’y a pas de conceptualisation de l’homme en dehors du rapport homme-femme, c’est-à-dire de la différence sexuelle. Ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est la Bible. Le lieu même de la différence va devenir le lieu de l’unité !

– Si l’Eglise a peur de la vie, le cinéma lui – en tout cas certains cinéastes – ambitionne de tout montrer, pensant montrer l’intime de l’intime.

– C’est faire comme si l’intime de l’intime était montrable, c’est un mensonge. Il y a une confusion entre le discours et la représentation, d’une part, et la parole d’autre part. La parole, c’est ce qui surgit dans le silence. L’intime de l’intime, c’est que qui est l’Autre pour nous. C’est ce qui n’est pas imaginable, ce qui n’est pas représentable. Quel que soit votre discours, nous n’arriverez jamais à dire ce qui parle.

– Dans votre dernier livre, un mot revient souvent, celui d’obéissance…

– Obéir, ce n’est pas être soumis à un discours, c’est être l’incarnation de la parole en la mettant en pratique. Je définis le corps comme la chair touchée par la parole. Il n’y a qu’une chose qui parle dans le monde – qu’on ne nous raconte pas d’histoires !

– c’est le corps de l’homme. Si l’esprit parle, c’est parce qu’il devient corps. C’est ce sur quoi nous sommes fondés ! C’est ce à partir de quoi nous pouvons prétendre que Dieu a un corps, sinon il ne parlerait pas. Mais parler, cela ne se réduit pas à un discours qui existe en lui-même. Nous parlons lorsque nous nous parlons.

Recueilli par Jean-François BOUTHORS

BIOGRAPHIE

En compagnie de Jésus et des hommes. Né en 1933 dans le village d’Aïn Bessem, d’une mère institutrice et d’un père paysan, à la foi du charbonnier, Denis Vasse prendra le parti d’une Algérie libre, lorsque éclatera la guerre, ce qui lui vaudra de très sérieux ennuis avec l’armée française, alors qu’il fait sa médecine à Alger. Il y fera pourtant son service comme médecin militaire, après deux ans de noviciat chez les jésuites à Aix-en-Provence (entre 1958 et 1960). A partir de 1964, alors qu’il étudie la philosophie à Paris, il commence une psychanalyse qui le conduira à devenir membre de l’Ecole freudienne fondée par Lacan (il en sera même le vice-président de 1974 à 1980). C’est à cette époque et dans ce cadre qu’il rencontre Françoise Dolto qui lui dit : « Vous êtes tellement marqué du signe de Dieu que j’oublie toujours votre nom. » Ils se lieront d’amitié, et Denis Vasse accompagnera, plus tard, Françoise Dolto pendant sa maladie. Peu avant de mourir, elle dira : « Dites à Denis que je ne peux plus l’attendre. » En 1967, il est à Lyon dans la Compagnie de Jésus. Il ouvre un cabinet de psychanalyste à Villeurbanne. Quelques années plus tard, en 1984, il sera associé à la création du Jardin couvert, une structure pour enfants qui travaille dans la ligne de Françoise Dolto.

Aujourd’hui, Denis Vasse partage son temps entre les personnes qu’il suit en analyse, le Jardin couvert, des sessions et séminaires qu’il anime et l’écriture de ses livres, Un parmi d’autres, Le Temps du désir, L’ombilic et la voix… sans oublier une tâche, toute ignacienne, d’accompagnement spirituel.