« L'homme peut refuser, plus ou moins consciemment, de consentir au désir qui l'habite.
Dans ce cas, il est comme un aveugle-né. Il est empêché d'interpréter les signes. »

Articles - Le virtuel et la vérité

in « Tivoli » n° 19 décembre 1998, p. 9-15, Gama Press, 14 cours de l’Intendance, 33000 BORDEAUX

Ex cursus sur l’Intelligence  Artificielle (IA) (1)

La foi en la parole de vie ou l’enfermement dans le refus.

Dans l’enfermement, au lieu que l’édification de l’individu se fasse sur l’ouverture au réel dans la parole, elle s’organise à partir du refus de l’ouverture, le refus de la différence dans laquelle il s’origine comme parlant et désirant. L’opposition à la parole qui le fonde entraîne la négation de toute altérité, de toute communion originelle.

Avec le refus de la parole, c’est l’opposition à l’Autre qui se donne à entendre comme l’origine du moi qui attire à elle (en tant que refoulemnt « presque » originaire) tous les refoulements secondaires qui structurent l’inconscient comme un langage. Cette opposition a priori , inconsciente est qui est  tout proche du refoulement originaire de la parole qui met au coeur de l’inconscient la dimansion d’altérité qui le constitue comme sujet : le refus a priori est comme en miroir par rapport à l’origine. Un miroir qui inverse l’image de l’origine : au lieu que s’y reflette le consentement au don originaire, l’ouverture à la parole créatrice, c’est de l’évitement primordial de cette parole qu’il s’agit : comme si le refus était originaire et que la parole demeurait impuissante à mobiliser de l’intérieur les affects dans la rencontre. (la vitre, ou la pellicule qu’il y a entre l’amour et la haine, la parole et le mensonge).

je suis dans une torpeur…

votre mot, la dernière fois, m’a touché…

Là où on peut parler de péché, là il y a de l’amour

Ça m’a sauté au visage…

et je me suis rendu compte que je ne savais pas ce que c’était l’amour

ça m’a sauté au visage…

ni j’aime, ni je sais aimé

et

même si je changeais de femme , je courrais après la proie…

ce n’est pas que je n’aime pas C.

c’est que je ne peux pas aimer…

Un jour quelqu’un me l’a dit : c’est comme si tu étais derrière une vitre, une glace…

A un moment de ma vie je me suis replié sur moi-même

pour ne pas prendre de risque, pour ne pas souffrir…

je me suis emprisonné pour ne pas prendre de risque dans l’amour…

ça me fait mal tout ce gâchis…

quand ma femme manifestait trop de tendresse et d’amour, ça me gênait…

je ne suis pas expansif… je suis avare…ça me fait mal…

ma générosité d’argent cache une avarice épouvantable

je suis comme une éponge sèche

je ne peux rien donner de fondamental

Il va falloir que je gère cette découverte

je ne suis pas bien…

Pourquoi je fais cette découverte au moment de se séparer là ( vacances)

C’est comme quand on va mourir,

je vois ma vie défiler à toute allure,

je vois tout ce gaspillage, toutes ces erreurs…

toute cette souffrance emmagasinée et distribuée…

C’est le seul endroit où je me montre généreux :

c’est quand je distribue la souffrance

C’est curieux, j’ai préparé mon bureau comme si j’allais mourir

comme si je n’allais plus revenir

j’ai envie de faire une retraite

Mon histoire, c’est vraiment celle de l’enfant prodigue

En 78-79, avec Caffarel, j’ai fait ma dernière retraite

j’ai emporté mon héritage, j’étais capable de marcher tout seul,

mon héritage c’était tous les bénéfices des retraites qui m’avaient beaucoup apporté

j’ai volé d’illusions en illusions, de succès en succès, ça a marché…

j’en avais la preuve…que je pouvais être autonome

A partir du 79, ça a été le Fils prodigue (angoisse ++, tourne sur le divan, pleurs et sanglots sec)

Qu’est-ce qui m’arrive ?…

Faut que je parte ( il s’assoit sur le divan et dit qu’il va partir, il a le visage inondé de larmes)

J’ai envie de pleurer seul ( la tête dans les mains)

(je lui dit que ce n’est pas mal de pleurer avec quelqu’un)

Il s’en va.

Tout se passe comme si c’était le refus de l’ouvrir , de parler qui était refoulé à l’origine à la place du consentement à ce qui parle en l’homme, à la Parole même(2). Le refus refoulé monte la garde dès le commencement : à la place de la parole ou du silence, le mutisme dans la confusion du non vouloir et du non pouvoir parler, à la place de l’amour, la haine. La source est empoissonnée. L’eau de la parole  n’est plus celle de la parole qui dit : Viens et vois, tu vivras. Mais un regard de cerbère ne cesse de menacer : Si tu bois, tu mourras. Ainsi la parole n’est pas ressentie à la lumière de la vie, mais à la lumière de ce qui se montre, d’une parole à notre image. Et non plus à l’image de Dieu.

Il y a une coupure entre senti et « ressenti » – qui suppose que la parole adressée au sujet n’a pas eu lieu ou a été refusée. De toute façon annulée, la sensation n’a pas été ressentie, elle n’a pas été éprouvée dans le corps du sujet. Elle n’appartient qu’à l’organe ou au membre qui tend ainsi à se séparer, à être coupé du corps, devenu indifférent ou, comme dans certaines hallucinations, satellisé dans le cosmos. Cette coupure a quelque chose à voir avec les dents et la voracité d’une bouche qui avale sans fin, d’un amour dévorant qui ne rend pas au sujet son corps transformé en objet de plaisir (libidinal ou sadique).dans sa chair

Il reste – quand cette coupure a lieu – un discours dans la tête, un discours qui fonctionne tout seul, des fantasmes qui s’organisent en dehors de tout ressenti, dans le ressentiment de la pensée à l’égard de ceux dont on se protège en annulant leurs coups supposés et vis à vis des quels on ne cesse de se monter le bourrichon, d’élaborer un scénario de vengeance répétitif. Il y a bien là cette coupure entre la tête et le coeur que l’on retrouve dans nos névroses. la jouissance perverse, celle de la pensée qui réduit l’autre à l’objet (partiel), qui fait de l’autre ce qu’elle veut, qui le fait exister ou qui le tue. Cette dissociation est la négation du corps humain.

L’enfermement dans la violence ou dans ma tête…et la vitesse…

c’est comme si à la fois je suis mal et, en même temps,

c’est moi qui m’acharne à rester dans cet enfermement (pulsion d’emprise)

et  l’image du mauvais, de violence et d’explosion

qui serait mon identité… m’enferme.

Et pour que le temps soit possible, à nouveau, là, je demande de l’aide…

et c’est venu au moment où j’allais prendre ma douche et me laver

C’est là que j’ai vu l’espace…

L’aide que je demandais, c’était de pouvoir me remettre dans le temps

et, malgré ça,

de pouvoir continuer à vivre avec ma famille, mes enfants et les autres…

Dans mon corps, et dans ma vie avec mon corps…

Il y a une confusion entre aller à la toilette et aller aux toilettes , aux W-C

J’ai une confusion entre aller me laver et aller aux W-C…

une confusion et un enfermement dans l’anal

DV. Comme si il ne vous avait pas été interdit d’être sale et que vous vous étiez livré à la répression qui tourne sur vous-même pour être propre ( ou quelque chose comme ça)

Ce qui tourne là…à vide… dans l’enfermement, c’est la haine!

la haine qui n’est pas sortie

et qui reste bloquée, là aussi, par plaisir…

…et la répression dont vous parlez, c’est vrai!

c’est cette rigidité là que j’exerce parfois sur les autres…

Là je fais la différence entre le propre et le sale…

entre l’anal.. et tout ça…

et le corps : se laver…

et être propre…pour aller avec les autres!

Cette élaboration se construit dans l’espace spéculaire de la pensée, espace imaginaire dans lequel ni le corps n’a de place, ni la parole n’a de fonction d’ouverture au réel. A propos de la confrontation des hommes avec les ordinateurs – dans une large réflexion sur l’Intelligence Artificielle, il est frappant de constater que, nulle part, dans son livre Les enfants de l’ordinateur , Sherry Turkle, ne fait émerger la question de la parole et/ou du corps (au sens où nous les entendons).

Pourtant, hors de ce rapport vivant et unitaire du corps et de la parole dans le parlêtre, l’homme ne trouve plus son origine dans l’esprit dont il témoigne. Mais alors nous retombons dans la dichotomie (que l’on reproche à tort et à travers au Christianisme) et « C’est l’âme qui infuse dans « la machine de viande » [préexistante, d’une certaine manière] ce qui fait de nous des humains (260) »,  » le cerveau est un ordinateur et l’âme une espèce d’ensemble de programmes(260) »:

Parfois, quand Frank programme, il a le sentiment qu’il « fait partie de la machine ». Il sait « que cela n’est qu’une illusion », mais l’expérience qu’il a fait de se sentir à la fois programmeur et élément de programme l’amène à imaginer plus facilement ce genre de relation entre l’âme et le cerveau. Cela ne semble certainement pas impossible, ni même invraisemblable. Comme ces expérience de programmation lui donnent l’impression de construire quelque chose qui fait également partie de lui-même, il les considère comme des moyens de faire l’expérience de l’âme. En ce sens, son travail avec l’ordinateur s’intègre dans sa pratique religieuse(260).

Lorsque l’enfant ne rencontre pas l’interdit qui met une butée langagière à la pulsion qu’il désigne, il y est livré tout entier : elle l’envahit (il n’est qu’une bouche qui mord, un ventre qui mange, une crise de colère, un oeil qui s’épuise à tout voir, une violence ou un refus qui s’incarne dans la crispation). Consentir à l’interdit – pour celui qui le donne comme pour celui qui le reçoit -, c’est marquer la pulsion (les pulsions) d’une limite qui les articule au désir du sujet du désir. Dans une identification symbolique à un désirant : et non à un dévorant, un ogre, un tyran, un voyeur ou un opposant. C’est, pour aller plus loin encore, délivrer l’homme de l’identification à l’objet de sa pulsion dans la fougue passionnelle et pulsionnelle. Il est alors délivré d’avoir à se confondre avec l’objet incestueux. On retrouve cet objet partiel du père ou de la mère chez l’adulte qui rêve d’être un sexe, un étron ou un oeil, pourquoi pas un Mac .

Plusieurs mois après avoir écrit ces pages en réponse à une lettre d’Éric Faÿ, voici la lettre que je recevais d’un homme que je ne connais pas. Elle pose bien, à la limite entre savoir et vérité, la question de l’incarnation en tant qu’acte originaire à partir duquel – et à partir duquel seulement – peuvent se concevoir l’articulation de la chair et de l’esprit en tant que corps de l’homme

Bonjour,

J’ai récemment commencé à lire la chair envisagée suite aux conseils de mon analyste.

Ma réaction fut à la fois un soulagement et un étonnement. Soulagé de voir nommé et synthétisé la plupart de mes interrogations. Étonné de ne pas en avoir entendu parler plus tôt.

Je suis informaticien, et je me suis rendu informatisable.

Le raisonnement est transformable en programme, lorsqu’il est détaché de la chair.

Mes décisions sont réfléchies ou rationnellement irréfléchies. Elles ne dépendent pas d’un aval incarné. Je parle encore de cette autre manière de vivre comme de la science-fiction, mais au moins maintenant, je commence à entrevoir ce que cela pourrait être.

Je vous joins ce petit poème pour vous remercier.

Tète, le mort

Ce corps sans tête

Y sentir, sang pousse

de bas en faux

de Haut, fracas

Je vibre, aphone

Il dit sans tri

rien dedans

rien dehors

ne modère, ni tait

Un jour né,

à jour, né

destin carné

des incarnés,

Partie de l’Autre

pour s’être : il naît pas.

Toujours: jamais je m’es

Sang, sort, tire,

bout d’un espoir

qui toujours l’a lié.

Si l’on pousse un peu la réflexion, « être l’objet partiel » de quelqu’un, ce serait être une partie de lui ( ou de son corps ou de son esprit, ou son corps ou son esprit, un objet imaginaire donc) pour constituer avec lui une unité,  imaginaire donc,  qui  réprime toute rencontre véritable et toute identification au parlêtre. Tous les psychotiques en témoignent sans même le savoir, c’est éviter d’entrer dans le temps et l’espace d’un corps, c’est tangenter l’altérité en refusant l’autre en vérité. Sur cette scène imaginaire du « moi », l’homme ne répond pas de la parole qui le constitue dans son rapport aux autres, au monde et à lui-même.

La problématique de l’objet partiel est toujours la conséquence d’un refus de la parole dès les commencements : un refus qui se prend pour l’origine (alors qu’il ne peut jamais qu’être secondaire à l’origine). Alors le refus, à la place du don refusé, est pris pour la parole en tant qu’elle est l’essence du corps humain. Ce qui constitue l’homme n’est plus la Parole, c’est refuser de parler ce qui est nier toute altérité et se prendre pour l’origine. Comme s’il ne s’agissait plus de parlêtre alors, mais d’être de refus, de refusêtre ! Une patiente hurlait dans mon bureau : « Je suis une refusante ».

Ce refus peut avoir la tonalité perverse d’une feinte de l’intelligence : cette manière surdouée d’anticiper un savoir ou un savoir faire pour éviter toute rencontre et ne pas avoir à répondre de ce qui la fonde en vérité : la parole. L’identification imaginaire à l’animal comme l’identification à la ruse (le serpent de la genèse conjugue les deux!) ne sont pas des états ou des étapes que nous n’aurions pas pu franchir et dans lesquelles nous serions fixés. L’une comme l’autre sont consécutives à un refus d’obéir à la loi. La biologie pure d’un côté comme l’intelligence pure de l’autre sont refus de la parole…et, par là même, négation de la condition humaine caractérisée par la naissance et par la mort, par la souffrance et par la joie, par la filiation dans les générations d’une chair qui parle en vérité depuis l’origine.

Mais peut-on penser le rapport des enfants à l’ordinateur…en négligeant curieusement les concepts de corps et/ou de parole. Car rien d’autre que le corps humain ne parle…et rien d’autre que la parole n’a un corps en vérité ouvert au réel.

Alors que nous étions autrefois des animaux rationnels, aujourd’hui nous nous sentons pareils à des ordinateurs, des machines émotionnelles. mais nous n’avons aucun moyen d’assembler vraiment ces termes. la notion difficile à vivre, qui se contredit elle-même, de la machine émotionnelle rend compte de fait que ce que nous vivons actuellement est un conflit nouveau et profondément ressenti.

Les enfants de la culture informatique, au fur et à mesure qu’ils grandissent, suivront-ils Searle et son cycle vital, réaffirmant la primauté de la biologie ? S’en tiendront-ils au point de vue que nous avons rencontré, divisés entre une vison mécaniste de l’intelligence et une vision mystique du sentiment pur ? Il est plus vraisemblable que la remise en question de l’ordinateur les incitera à inventer de nouvelles images du soi, créées à partir de l’animal, de l’esprit et de la machine.

Une chose est sûre : l’énigme de l’esprit, un vaste thème pour les philosophes, a pris un nouveau caractère d’urgence. Sous la pression de l’ordinateur, le problème du rapport entre l’esprit et la machine est en train de devenir une préoccupation culturelle essentielle. Elle est pour nous ce que le sexe était pour les victoriens – la menace et l’obsession, le tabou et la fascination.(274)

Denis Vasse


(1). Lettre de Éric Faÿ, professeur à l’École de Commerce Supérieure de Lyon : « J’ai imaginé que vous seriez peut-être intéressé par quelques bonnes pages photocopiées d’un livre écrit par S.Turkle, Les enfants de l’ordinateur ». Cette auteur est professeur au Massachusetts Institute of Technology et adopte une regard anthropologique sur la relation des enfants et des étudiants à l’ordinateur. Cela me semble assez complémentaire des travaux de Philippe Breton; et retient mon attention parce qu’est mis en évidence le fait que l’informatique devient un imaginaire à travers lequel l’homme se pense et agit (dans le fonctionnement). « ‘la présente théorie voit l’homme comme un processeur d’information » écrit H. Simon, l’un des « pères » de l’intelligence artificielle.

(2). Vocabulaire de psychanalyse, Refoulement originaire, PUF, 1967.

Pour obscure que soit la notion de refoulement originaire, elle n’en est pas moins une pièce maîtresse de la théorie freudienne du refoulement et se retrouve tout au long de l’oeuvre de Freud depuis l’étude du cas Schreber. les refoulement originaire est avant tout postulé à partir de ses effets : une représentation ne peut, selon Freud, être refoulée que si elle subit, en même temps qu’une action venant de l’instance supérieure, une attraction de la part des contenus qui sont déjà inconscients. Mais, par un raisonnement récurrent, il faut bien rendre compte de l’existence de formations inconscientes qui n’aient pas elles-mêmes été attirées par d’autres formations : c’est le rôle du « refoulement originaire », qui se distingue ainsi que refoulement proprement dit ou du refoulement après coup (Nachrängen). Sur la nature du refoulement originaire, Freud déclare encore en 1926 que nos connaissances sont très limitées. Quelques points semblent cependant se dégager des hypothèses freudiennes:

1/ Des relations étroites existent entre le refoulement originaire et la « fixation ».(…)

2/  Si le refoulement originaire est à l’origine des premières formations inconscientes, son mécanisme ne peut s’expliquer par un investissement de la part de l’inconscient…mais uniquement par un contre investissement ( le « contre » de la jouissance) (…).

3/ Sur la nature de ce contre investissement, l’obscurité subsiste. Pour Freud, il est peu probable que celui ci provienne du Surmoi, dont la formation est postérieur au refoulement originaire. Il faudrait probablement en chercher l’origine dans les expériences archaïques très fortes. « Il est tout à fait possible que des facteurs quantitatifs comme une trop grande force de l’excitation et l’effraction du pare excitations (Reizschutz) soient les première occasions où se produisent les refoulement originaires.'(Inhibition, symptôme, angoisse, S.E. XX, 94; Fr. 10)