1978- in RECHERCHES ET DOCUMENTS DU CENTRE THOMAS MORE, 1978, 5, N°19, p.46-64.
« L’erreur fuyant dans la tromperie et rattrapée par la méprise.
J’espère que vous voyez que ça vous peint le transfert »
J. Lacan. I. 303
« Le dard du mépris perce l’écaille de la tortue ».
Proverbe indien.
La méprise est « l’erreur d’une personne qui se méprend ». Se méprendre, c’est prendre une personne pour une autre, une chose pour une autre, un sens pour un autre. Reconnaître la méprise, c’est mettre dans celui qui se méprend la source de l’erreur. Avec la psychanalyse, nous apprenons que se méprendre est un acte manqué qui, si nous l’acceptons comme indice et index d’une lecture, va nous montrer le ressort d’une tromperie inconsciente qui « justifie » l’erreur. L’association dite libre, c’est-à-dire déterminée par l’inconscient, nous conduit à reconnaître dans l’erreur de la méprise une manière de nous tromper nous-mêmes.
Dans cette reconnaissance de la tromperie et de l’erreur, il y a comme un élargissement de la prison des mots au sens où l’on dit d’un détenu qu’il est élargi, libéré.
Nous étions, dans la méprise, prisonnier – sans le savoir – d’une personne, d’une chose, d’un sens – d’un objet imaginaire : la reconnaissance de l’erreur nous en fait sortir. De méprises en erreurs reconnues se balise, pour nous, le chemin de la liberté.
On ne peut savoir que l’on se méprend qu’après-coup. La méprise reconnue suppose un mouvement de déplacement du sujet par rapport à ses sentiments, ses sensations, ses jugements. Ce déplacement est provoqué par la chute de l’objet. La méprise, comme telle, implique l’après-coup d’une re-position du sujet par rapport à l’énoncé. Il me semble que c’est pour cela qu’à travers l’angoisse de la perte de l’objet s’annonce toujours quelque chose de l’ordre du repos. La méprise ne se comprend que dans un effet de feed-back qui est celui de l’interprétation. Elle révèle que je peux me tromper ou tromper quelqu’un sans vouloir tromper consciemment, sans mentir. Disons, mais ce n’est pas facile à penser, que la méprise est un mensonge inconscient (pas plus que les « pensées inconscientes » de Freud).
Le mépris est le fait de considérer comme indigne d’attention quelqu’un, quelque chose ou un sens.
Au contraire de la méprise, le mépris trouve son ressort dans un jugement d’existence qui flirte toujours avec le définitif. Le mépris n’est pas un acte manqué et ne se reconnaît pas à la lumière du feed-back. Il maintient dans une position bien déterminée son objet, ce qui suppose bien que le sujet ne peut pas tenir d’autre position que celle qui est la sienne au niveau de l’énoncé, dans la pro-position qu’il avance.
Le mépris est une méprise qui s’ignore. Il y a, dans le mépris, la mise en jeu d’une méprise inconsciente, antérieure et fatale. Comme s’il fallait que le méprisant dénie cette méprise pour pouvoir conserver la position imaginaire de domination (ou de victoire, ce qui est la même chose) qui – à ses yeux – le fait ex-sister. L’intrication de la méprise et du mépris manifeste sa cruauté dans la structure paranoïaque.
Pour le paranoïaque, le défilé des signifiants de la méprise par où, dès avant la naissance, il est introduit dans le champ du langage, l’assigne à résidence dans le mépris. Le mépris où il est ainsi tenu, où il tient les autres, rend présente, réactive, constamment, la méprise – inconsciente ? – des géniteurs.
Le paranoïaque ne peut apparaître que dans la position imaginaire résultant de la méprise. S’il n’est pas pris ou ne se prend pas pour un autre, le paranoïaque n’est pris ou ne se prend pour rien, et c’est la dégringolade puisqu’il ne se trouve pas représenté dans le monde(1) : toute sa terrible jouissance est là, dans cet effet de bord et de vertige.
En perpétuant le mépris, il perpétue la méprise qui lui a donné le jour. Il connaît la méprise comme méprise en même temps qu’il la nie comme telle en se tenant dans le mépris, faute de pouvoir demeurer dans le symbole. C’est pourquoi pour lui tout est piège : être piégé est sa manière d’être au monde. Tout est piégé : tout, c’est-à-dire le langage. Ce qu’il ne supporte pas, ce n’est pas – à la limite – ce que vous lui dites, mais le fait même que vous parliez. Ce qui l’aliène, ce n’est pas le sens d’une intervention, ce n’est pas vous plutôt qu’un autre, ce n’est pas quelque chose de particulier, c’est plutôt que « ça parle » de quelque sujet que ce soit… puisqu’il n’y est pas.
Dans un processus de défense, dont le démantèlement, quand il est possible, exige une sorte de passage par la mort, la méprise et le mépris cristallisent sous la forme d’un délire d’accusation ou de persécution, voire d’indignité.
Quoi qu’il en soit de la direction du mépris, accusation des autres et/ou persécution de soi, il cache toujours une méprise à laquelle le sujet ne peut accéder car elle recèlerait une vérité trop insupportable. Et comme fatale.
Ce conglomérat entre la méprise qui met en cause la position du sujet et le mépris qui met en cause le sujet lui-même se condense en un mépris de soi où la mise en cause du sujet – le doute sur l’existence – se substitue à la mise en question de sa position. Ainsi, si le sujet n’est pas, s’il n’est subordonné à aucun signifiant, s’il est absolument refusé à lui-même, il ne peut être l’objet d’aucune méprise (cf. « enfant mort » = « cheval mort »).
Refuser qu’on puisse se méprendre sur soi, c’est refuser aux géniteurs le droit de se tromper et les enfermer dans une attitude qui ne peut être que celle du mépris.
Si l’erreur n’existe pas, toute tromperie est mépris, c’est-à-dire exclusion à priori du moi qui se prend constamment pour le sujet parlant. Refusant aux autres le bénéfice de la méprise, c’est, pourtant, en elle qu’il s’installe comme en une citadelle inexpugnable. Mais si l’erreur n’existe pas, la vérité non plus.
« J’ai toujours été exclu de leur discours
quand on m’a mis un corset
on ne m’a rien demandé, ni rien dit…
on en a cherché… des médecins… jusqu’à ce
qu’on en trouve un qui accepte de le faire
et on en trouve toujours un…
Car ils disent le contraire
les uns des autres…
…. toujours on, on…
on a toujours décidé pour moi
on a décidé
je suis englobé dans le « on » sans même le savoir !
à la maison, je suis constamment spectateur
et donc je ne suis pas dans ce que je regarde !
Je suis à côté du temps, je me vois vivre constamment et je compte les moments, les minutes (avec une sorte de crispation qui frise la « dépersonnalisation ») et c’est tout ce que je peux faire, je ne suis pas dedans, je suis un mort vivant »
Ainsi, le sujet confondu avec le moi, avec ce qu’on dit qu’il est, ce qu’on lui fait faire, etc… ne peut que se sentir méprisé et pris au piège des mots où il ne cesse de prendre son pied.
Il jouit d’être piégé.
Il jouit d’être impliqué constamment dans la méprise parentale qui fonctionne comme scène primitive : il ne peut être représenté que là où il est pris pour un autre !
« . Ils (mes parents) ne m’ont donné que la vie, et puis après ?
et toutes les secondes de ma vie, je regrette de vivre.
. Non seulement, il faut que je me supporte
mais encore, il faut que je supporte les autres qui m’accusent.
R : J’éprouvais du plaisir à jouer d’un instrument de musique et je n’étais pas content d’éprouver du plaisir.
Plaisir qui le dépossède en tant que plaisir de la mère. Scène primitive.
Moi, si j’étais eux, ça me soulèverait !
ce serait insupportable
d’avoir donné la vie à un enfant malheureux.
Eh bien ! eux ! non ! rien a changé !
vie étriquée !… qui ne mérite pas la peine.
Mon père va à son travail, à l’usine et,
quand il rentre, il peut pas faire quelque chose
tout seul. Pour pendre un tableau à un clou,
il faut qu’on soit deux…
Et quand je leur dis ça : ils me disent qu’eux
ils voulaient un enfant heureux… et qu’ils
m’aiment… comme je suis malheureux, je ne suis
pas celui qu’ils attendaient ! je ne comprends pas
comment on peut programmer un enfant !
ça n’a pas été un événement… et, d’abord,
je devais m’appeler Sophie ».
Ce qu’il ne peut ni ne veut savoir c’est qu’il y a eu méprise. Il n’y a, pour lui, que mépris. Comme s’il valait mieux que le mépris qui implique le désir, même s’il est perverti, qu’une méprise dans laquelle le désir de l’Autre se trouverait mis en cause.
Le mépris est la forme la plus mobile de la vengeance : cette subtilité consiste à faire indéfiniment rebondir les effets d’une méprise. La vengeance consiste à faire perpétuellement sentir « qu’il est vrai que l’Autre s’est trompé et que, désormais et pour toujours, ce qui demeure vrai, c’est qu’il s’est trompé.
Le mépris est refus de l’oubli et, à un degré de plus, refus du pardon.
Dans la mesure où il est ainsi évacuation de la dimension de l’Autre, il rejoint la violence dans le champ du Même.
Le mépris que les hommes impuissants affichent et développent pour les impuissants n’a d’égal que le mépris des femmes laides pour les femmes laides : dans l’un et l’autre cas, le jugement méprisant s’appuie sur une méprise : c’est d’eux qu’ils parlent quand il parle de l’autre mais ils n’en veulent rien savoir. Ils ne peuvent apparaître dans le discours qu’eux-mêmes tiennent que pris pour un autre : le mépris de l’autre perpétue la méprise de soi.
En une formule plus lapidaire, on peut dire que mépriser l’autre, c’est le prendre pour soi. Ne pas laisser jouer l’Autre dans l’autre, c’est, en effet, amener – sans le savoir – l’autre à la seule dimension de l’image de soi : la méprise.
Mépriser l’autre, c’est se méprendre. Quand il en est ainsi, rien, dans le champ du langage – pas d’Autre – ne vient faire la différence où s’amarrerait le sujet. La langue n’est plus que le discours où le moi imaginaire occupe la place de l’autre dans la plus parfaite méprise. La dimension de la parole se trouve exclue et, avec elle, toute possibilité d’erreurs dans l’énoncé qui confesserait la vérité du sujet de l’énonciation.
Ce rabattage de l’énonciation sur l’énoncé, nous l’avons déjà identifié comme le processus même de la dérision qui condamne le sujet parlant à n’être jamais que le sujet grammatical de l’énoncé afin qu’il soit bien entendu qu’il n’y a pas d’Autre du langage auquel le sujet doit son ex-sistence.
Il y a, dans la mépris, une ignorance du sujet qui correspond au pas d’Autre de la violence. Cette ignorance-qui-ne-veut-pas-se savoir, cette dénégation est commandée par une fatalité antérieure à l’émergence même du sujet. Fatalité au sens de mort voulue par le Destin et qui rend vaine la vie puisque la mort est « première ».
La « mort » devient alors intérieure et antérieure à la vie : elle se substitue au concept d’Autre qui ne peut se penser que dans cette intériorité et dans cette antériorité du sujet dans son identité.
Alors, la Mort devient l’Autre logique. Ce n’est plus l’opposition mort-vie qui renvoie à l’Autre dans la constitution d’un sujet parlant dans son corps, c’est dans l’immédiateté de l’opposition la vie qui renvoie à la Mort en évitant, justement, la contradiction du sujet parlant : vivant et mortel.
Cet évitement personnifie la mort parce qu’il en a peur et la substitue à l’origine, là où seulement la parole peut se penser. Il s’inscrit à la fin de la longue suite des évitements de la castration… comme si le lent système de l’homme était de vivre ou de mourir, non de devenir – vivant et mortel – interlocuteur de l’Autre.
Le mépris – et le pire – cherche toujours à éviter la dimension de la contradiction essentielle à la méprise. Il évite la contradiction entre le moi et le sujet comme étant indicatrice du rapport de l’autre (image de moi) à l’Autre. Il le fait en feignant de ne compter pour rien la méprise et en passant d’une affirmation donnée à son contraire sans tenir compte de la résistance, c’est-à-dire des effets qu’a la contradiction des représentations du sujet, des « moi », sur son unité qu’il ne peut penser que dans ce qui le divise, que comme Autre. « Je est autre »(2).
Dire alors que le sujet demeure dans l’ordre de la contradiction, c’est dire qu’il n’est pas dans l’ordre de la logique binaire mais dans cela même qui la fonde et à la réalisation de quoi elle, en définitive, ordonnée.
Que le sujet ne soit pas logique ne veut pas dire qu’il soit illogique : il n’est pas discours, du discours.
Cela veut dire qu’il ne se déduit pas de la logique : il est, lui aussi, antérieur et intérieur à toute logique.
Il est SU je dans le langage – il en est l’effet – avant toute logique, dès lors que l’Autre en est la source.
Qu’on ne puisse déduire logiquement le sujet, c’est bien ce qui fait écriture à Lacan : « La psychologie est elle-même une erreur de perspective sur l’être humain » (p 307, Livre I (1954)).
« Erreur de perspective » veut dire méprise qui tend à déduire l’être humain de la logique d’un savoir (expérimental ou théorique) : primauté serait donnée à une logique de la conscience sur le langage (3).
Cette primauté du savoir, Lacan l’a toujours dénoncée comme la surdité de l’analyste éventuel et la violence faite au sujet d’une « ignorance enseignante », venue se substituer à « l’ignorance docta », à une « ignorance enseignée ».
La psychologie est erreur de perspective car elle croit comprendre le sujet à partir de ce qu’elle voit, mesure, connaît, teste : elle déduit le sujet des apparences et de la logique de l’observation qui les met en série. Education, endoctrinement, adaptation dont nous n’avons rien à faire – en tant qu’analystes.
« Que le psychanalyste croie savoir quelque chose, en psychologie, par exemple, et c’est déjà le commencement de sa perte pour la bonne raison qu’en psychologie personne ne sait grand chose, si ce n’est que la psychologie est, elle-même, erreur de perspective sur l’être humain » (p 307, Livre I).
Je me souviens avoir touché du doit ces erreurs de perspective dans une certain presse spécialisée, celle des rapports d’experts en psychiatrie, statuant sur le cas d’individus passibles de fortes peines de prison ou de la peine de mort. Il y était expliqué que « le délire carcéral » de tel individu avait pris tel pour « mystique » de ce que « Dieu » pouvait représenter pour un individu donné l’union du père et de la mère à cause de la Trinité !
Il s’ensuivait qu’il valait mieux soigner le brigand en question en l’enfermant à vie dans un hôpital adéquat, car il n’était pas très responsable.
Le psychiatre en question non plus.
A la célèbre formule répétitive de Molière « Le poumon, vous dis-je ! » s’en est substituée une autre – plus pernicieuse peut-être – : « l’Oedipe, vous dis-je ! »(4).
Ce que sait le psychanalyste, c’est qu’il ne sait pas le sujet. Qu’il ne le sache pas veut dire qu’il en témoigne de cette place qui est la sienne : celle du non-savoir… qui n’est pas – comme on feint de le croire – celle de l’ignorance.
C’est d’occuper cette place du non-savoir qui donne à l’analyse son ressort le plus fort, ressort du transfert où, pris aux rets de sa logique, le psychanalysant ne peut faire autrement que de voir dans l’analyste le sujet supposé savoir. « Ce phénomène de l’investissement imaginaire joue dans le transfert un rôle-pivot ». (p 311, Livre I).
Cela fait tourner l’analyse, en effet, autour d’un axe déterminé.
- d’un côté, par l’imaginaire de l’analysant qui, de ne rencontrer aucune résistance étrangère à son développement dans le discours, ne manquera pas de rencontrer la résistance de ce qui – de son histoire – ne se trouve pas intégré dans son discours et ne peut pas l’être. Cette résistance, il la projettera nécessairement comme résistance de l’analyste, comme étrangère à lui-même (inconscient).
- de l’autre, par le non-savoir du psychanalyste qui ne confondra jamais (?) le sujet parlant avec les signifiants qui lui sont apportés de son histoire.
C’est même dans les trous de cette histoire, là où l’analysant s’efforce répétitivement à se manquer, à se rater… qu’il va placer ses oreilles.
Il a besoin de toute sa science et son travail pour suivre le jeu des signifiants qui s’évoquent et s’associent sur le double registre du contenu de la conscience et, celui caché, de l’inconscient, de ce qui a été refoulé, rejeté de la chaîne des signifiants et qui, à cause de cela la cimente dans un non-sens paradoxal et l’amène à une incessante et incompréhensible répétition.
Cette répétition de l’incompréhensible, pour peu que l’analyste ait des oreilles, est toujours marquée de l’idiotie de l’analysant : « C’est bête, dit-il, c’est ridicule, ce n’est pas important, c’est parce que j’ai fait ça dans la journée, ça ne doit pas vous intéresser, etc… c’est dérisoire ! ».
La violence contre laquelle il lutte l’amène à dire et redire ce qu’il ne comprend pas – ce qui n’entre pas dans la logique de la compréhension -. Vous reconnaissez ce que Freud indique comme résistance, avec tous les effets de violence, de passage à l’acte, d’essai de réduction qui vont s’ensuivre.
Du moment que c’est con, que c’est fou, que c’est illogique, qu’il n’y a rien à comprendre, je n’ai rien à vous dire. Traduisez : je ne veux rien savoir de ce que « vous » êtes supposé savoir et, à un degré de plus, « je n’en veux rien savoir ».
A ce tournant, il est possible que l’analysant s’en aille, sous prétexte qu’après tout il est guéri, puisqu’il n’a plus rien à comprendre.
« Je ne veux rien savoir de ce que le sujet est supposé savoir ».
« Je ne veux rien savoir de ce que je sais ».
Et que sait le sujet ? qu’il ne se sait pas. Ne pas vouloir accéder à ce non-savoir du sujet, c’est vouloir le prendre et le comprendre dans les rets de l’imaginaire, dans le filet du savoir : ressort de toutes nos névroses.
Cette résistance au surgissement du sujet, quand la parole « fuit la révélation », « la méprise féconde » et se développe dans la tromperie – dimension essentielle qui nous interdit précisément d’éliminer le sujet comme tel de notre expérience qui nous interdit précisément d’éliminer le sujet comme tel de notre expérience et de le réduire à des termes objectaux – ces points (de résistance) se découvrent. Cette découverte manifeste que ces points n’ont pas été intégrés, assumés dans l’histoire du sujet, mais refoulés. « La résistance dans le transfert indique, infailliblement, l’affleurement du refoulé », de ce qui n’a pas de sens au niveau de la logique.
La violence de la résistance est corrélative de la violence du retour du refoulement : la violence de la résistance se manifeste d’autant plus comme dérision du discours (dont l’analyste ou l’analysant lui-même est la cible, peu importe) qu’elle s’ignore comme résistance. Elle dévoile bien le contenu du retour du refoulé mais c’est pour s’en moquer comme d’une chose sans importance, livrée avant même sa formulation à l’ironie d’un jeu intellectuel et diabolique.
Que cette dérision apparaisse comme la fin du fin de la lucidité intellectuelle, celle qui sait que tout est relatif, c’est évident. Mais cette intelligence opératoire, déconnectée d’avoir jamais à porter un jugement d’existence prise pour la vérité du sujet et donc du désir, nourrit l’ultime violence : sans cesse, elle se moque – sans même impliquer quelqu’un dans cette moquerie – et interroge sur ce qu’est la vérité (fausse distance) pour n’avoir jamais à se laisser porter au statut de sujet dans l’affirmation d’une parole qui toucherait au cœur parce qu’elle vient de l’Autre et y retourne.
« Qu’est-ce que la vérité ? » dit Pilate devant un homme ridiculisé, auquel il demande « s’il est roi ? » et qui lui demande en retour « s’il dit cela de lui-même ou si d’autres le lui ont dit ». C’est-à-dire de quelle manière il est impliqué dans sa demande. Il lui dira ensuite – puisqu’il n’est pas juif – « que son royaume n’est pas de ce monde » (ce que tout homme peu comprendre en le voyant !) mais qu’il s’agit du royaume de la vérité auquel tout homme accède, même s’il n’est pas juif et qui consiste à ne pas mépriser l’homme et à s’engager comme sujet parlant (au risque d’y laisser sa position sociale) pour faire sortir l’innocent de la méprise.
Roi, pas-roi, juif, pas-juif, même problème pour tous… sauf à s’en laver les mains en questionnant la vérité au lieu de se laisser questionner par elle.
Comme s’il y avait une vérité en soi, une vérité originelle qui serait la substance d’une sorte de sujet imaginaire (moi) en avant et en dehors de soi – hors de la contradiction et du temps – et auquel il faudrait rendre conforme le moi.
La vérité ne serait plus l’acte par lequel le sujet advient dans le monde et dans un rapport à l’Autre du langage, elle ne serait plus qu’une violence quasi-originelle qui engendre la surdité, le refus et le bavardage, et qui dissocie la parole en enfermant l’homme dans le champ de la dérision. Une telle vérité se confondrait avec l’affirmation d’une signifiant premier, un signifiant à savoir, un signifiant à l’image duquel il faudrait être conformé. De n’y être pas conformé, on pourrait nourrir le regret des ratés que nous serions ! et d’y être conformé, nous n e serions pas sujet pariant ! double impasse.
Ce signifiant Souverain confondu avec l’origine a toujours quelque chose à voir avec une mère imaginaire et toute puissante ou, à un degré de plus, avec le mélange réifié des sexes : dans « l’araignée », par exemple.
– « J’ai l’impression que tout à été fait en mon absence, comme si j’était étranger à la chose.
– J’ai l’impression que ma mère a voulu me fabriquer à son image ! on m’a forcé (à vivre !), c’est pour ça que je n’ai pas l’impression d’être moi ! C’est une existence larvaire.
– (il rapporte un rêve) : « je suis allongé sur une moquette, à plat-ventre, et ma mère aussi. On dessine tous les deux et je lui demande ce qu’elle pense et elle pense pareil que moi et, à chaque fois que je lui demande, elle pense pareil et je n’arrive pas à sortir de ce courant de pensée ! » (Colère +++)
Après un long travail d’analyse, la jeune femme dont je parlerai plus bas formulait aussi la même chose, parlant de l’image de sa mère :
– « elle aurait voulu que je sois à son imago (…) elle était quelque chose qui me collait à la peau et que je ne pouvais pas enlever sans que ma peau se détache…
Aujourd’hui e suis pleine de haine : c’est pas moi qu’elle aimait, c’est le produit qu’elle avait fait, l’image d’elle… pas jolie !… Je la revois sortant des chiottes et racontant avec complaisance ce qu’elle avait fait. Pour moi, elle avait la même complaisance de l’objet fait ! elle devait détester que cet objet qu’elle avait fait ait une vie propre qui ne soit pas la sienne (…).
J’ai l’impression de vie gâchée dès le départ.
L’envie de mourir me tenait ferme ces temps-ci (…) ».
Non, il n’y a pas de signifiant premier. Toute primauté d’un signifiant quelconque est imaginaire et fait fonctionner, dans l’ordre de la méprise inconsciente, toute la chaîne des signifiants.
L’issue originaire, symbolique, de la chaîne ne peut être indiquée que comme le rapport de deux signifiants dont aucun n’est premier ou, si vous le voulez, dont chacun est second par rapport à l’autre : il me semble qu’il y a là de quoi réfléchir sur les signifiants père et mère qui, dans cette mesure-là le rapport de l’enfant à la parole au lieu de l’occulter.
La primauté du signifiant ne pourrait qu’occulter l’origine, remplir le manque, suturer la division du sujet qui n’y serait plus « subordonné » mais imaginairement équivalent, sans « refente »(5).
La dérision se développe quand, tout à la fois, elle joue avec les contradictions – de manière incessantes – et qu’elle nie la contradiction comme le lieu d’émergence du sujet : jeu d’une perpétuelle logique bouclée sur elle-même.
Et, nous le savons tous, elle se traduit dans une sorte de stéréotypie pour chacun, une tournure d’esprit qui ne varie pas.
La dérision trouve son ressort le plus puissant dans l’identification imaginaire (« moi ») à un signifiant donné. Quelque chose comme : moi suis une araignée. Mais le signifiant ne représente plus le sujet pour un autre signifiant (ordre symbolique) : il est imaginairement le sujet pour l’Autre, il est une sorte de signifiant I, auquel renvoient tous les signifiants.
C’est ainsi qu’une analysante était identifiée à une araignée et elle le disait avec la plus grinçante des ironies (p11 et sp.) et la résistance la plus grande à la chute de cet objet imaginaire auquel étaient raccrochées la jouissance de l’horreur et l’horreur de la jouissance.
Le seul pointage de ce signifiant premier et sa chute peuvent entraîner un chavirement de tout l’édifice imaginaire dont cet objet (a) était la clé de voûte et cela touche à l’image du corps chez le psychotique (à la castration dans la névrose), d’où l’impression d’en mourir et le risque d’un passage à l’acte.
A ce tournant de l’analyse, ce qu’il y avait de psychotique peut être enrayé et la cure suivre un tout autre cours.
Dans la courte séquence rapportée au cours de la session, la référence à la naissance dit assez l’occultation de l’origine et de la parole. Le pointage de cette identification ultime (S = araignée = (a) : 0) pose la question de la génération – et donc du père – et fait apparaître le sujet naissant de la déconnection du signifiant qui l’emprisonne au lieu de le barrer. Barre de représentation, mais aussi barre de navire. La méprise, humiliation, etc… deviennent alors méprise féconde, dans la dimension de la tromperie, ce qui ne va pas sans souffrance.
« Je ne suis pas plus aimée que lorsque je suis née.
Je sais pas si mon corps s’éveillera jamais.
Mieux vaut être une araignée que rien.
J’ai l’impression de venir de naître ».
= horreur du père.
= impossibilité de naître. (mouvement de la tête avant de naître)
= antériorité du refus du sujet. (fantasme ou/et réalité)
= ne pas prendre le risque de vivre. (castration)
= « Tester » dans l’éventail des possibles (impossibles) soumis à la condition jamais réalisée de n’être pas rejeté – puisque « je » le suis dès avant la naissance.
Nous disions que la violence est ce qui abuse le sujet en l’ignorant : nous pouvons ajouter, maintenant, que ce qui abuse le sujet en l’ignorant, c’est le signifiant déconnecté de la parole et projeté dans la folie, en avant d’elle. Dès lors qu’il ne représente plus le sujet pour un autre signifiant, et qu’il est imaginairement pris pour le sujet absolu (moi = je), le signifiant fou fonctionne comme le nom pas-propre, le non-propre, c’est-à-dire comme une image non référée au désir de l’Autre, non parlante, une idole. C’est ainsi que le nom propre n’a pas d’importance pour le psychotique.
Que, dans l’analyse, le transfert puisse se donner à lire sur un axe qui va du mépris du sujet réduit à sa propre image à la méprise du sujet sur lui-même, voilà qui nous met aux prises avec le jeu de la haine et de l’amour et de leur transformation subite.
Il n’y a « sortie » du mépris destructeur (et paranoïaque) que dans la reconnaissance de la méprise constructive, de l’erreur qui balise le chemin de la vérité : passage du « on me trompe » au je me trompe sur l’Autre (réduit à l’autre). Ce passage, vous le voyez, est dissociation du « on » c’est-à-dire aveu de la confusion du sujet et de l’Autre dans le signifiant premier.
Dans le « on » me trompe, vous reconnaîtrez toutes les projections qui en constituent les modalités : celle de l’hostilité (au premier rang) qui transforme l’autre – où qu’il apparaisse – en ennemi responsable de la destruction du sujet, de sa non reconnaissance, en Autre tyran, celle de la dérision qui, dans l’énoncé, transforme le sujet (de l’énoncé) en ennemi du sujet de l’énonciation : il prend à son compte le jugement qu’il imagine être celui de l’autre.
Ainsi l‘hostilité : « on » me trompe ou « vous » vous moquez de moi, ce qui est voué à l’oubli, refoulé, dénié, c’est le « je pense ». « Je pense » qu’on me trompe, que vous vous moquez de moi. La tromperie, que le « je » inconscient, refoulé, pense, se trouve rapportée à l’autre confondu avec lui : on.
Au contraire, dans la dérision : « oh ! je sais bien, suis un imbécile, etc… », ce qui est refoulé, non-dit, c’est le « vous pensez ». La dérision est anticipation du jugement attribué à l’autre, inconsciemment bien sûr.
« Il pense que » – ou vous pensez – je suis con. En prenant compte, de manière anticipatrice, le jugement supposé de l’Autre, je tente d’y échapper.
Dans les deux ca, vous percevez bien que c’est le rapport constitutif du sujet et de l’Autre qui est squeezé, dénié, rejeté. Et c’est ce rejet originel qui fonde littéralement la dimension rigide et stéréotypée de l’hostilité et de la dérision.
Toute intervention de la part de l’Autre venant tenter de démontrer qu’il n’en est rien, qu’il est de bonne volonté, et que c’est l’analysant qui se trompe, est vouée au plus cuisant échec : elle ne fait que justifier à ses yeux l’hostilité ou la dérision qu’il imagine.
Ce n’est que dans le travail de la cure rétablissant la concaténation des chaînes signifiantes (l’enchaînement des signifiants qui constituent l’histoire du sujet) que pourra se repérer, dans le discours (non dans la réalité) les trous, les accrocs, la chaîne du tissu signifiant, où a filé la maille du symbolique, par où s’est défilé le rapport constitutif et du sujet parlant et de l’Autre comme lieu de la parole en vérité.
Ce trou a été colmaté par un signifiant imaginaire, un mot, une représentation (Araignée) venue se substituer à ce rapport. Cette substitution – qui soutient tout l’imaginaire du discours – est dénégation de la parole qu’on peut dire originaire, en tant qu’elle est l’origine même de l’agent de ce rapport fondateur entre le sujet et l’Autre(6), aussi bien que ce qui fonde l’opposition signifiante.
Là où il devrait y avoir le Symbole qui fait l’homme, il y a la représentation imaginaire qui le défait.
Ici, s’indique en lettre d’or :
- ce qui – dans la névrose – est refoulement d’un sujet qui, ayant été pris dans la chaîne signifiante, s’en trouve toujours déjà exclu: $.
- ce qui – dans la psychose – est forclusion du sujet de n’y avoir jamais été pris et, par conséquent, de ne pouvoir s’en différencier.
Chez le névrosé, l’affleurement du refoulé, son retour, provoque une résistance car il prend son pied à être confondu avec le signifiant (a) qui seulement le représente. Il préfère sons (ses) repère imaginaire plutôt que le risque de la parole.
Chez le psychotique, l’approche du trou de la forclusion qui est absence de l’absence signifiante de l’Autre le terrorise : il a peur d’y tomber et de s’y perdre (délire, passage à l’acte, et…) On peut dire que la forclusion est un refoulement originel du sujet, c’est-à-dire une sorte de fatalité antérieure à son surgissement, fatalité qui l’enfouit dans la mort, dans la terre de l’imaginaire ambiant, où il ne peut que se taire ou se terrer. A moins que, dans une incompréhensible violence, il se livre aux forces contraires de la logique qui casse tout en la faisant éclater lui-même.
Le risque de se perdre, de tout perdre, est nécessaire corrélatif au surgissement du sujet puisque « Etre de non étant » jamais il ne peut se posséder lui-même. Accéder à la parole et à l’altérité, c’est lâcher ce que l’on croit posséder dans la représentation de l’image de soi, fut-elle cette image la plus hideuse, la plus dérisoire, etc…
L’accès au signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant va de pair avec la dépossession du signe-singe de l’Autre, autour duquel le moi se cristallise et se pétrifie pour conserver une ex-sistence imaginaire, a-symbolique. Une ex-sistence qui n’en est pas une (se tenir hors de) mais qui est bien plutôt une in-sistence : une manière de se tenir dedans : deux dans le même : spécularité redoutable ou bien heureuse (les deux en même temps) où il n’y a pas de tiers et, par conséquent, pas de parole venant déloger le sujet de sa prison spéculaire (pas de stade de miroir).
Françoise Dolto dirait, dans son langage, qu’il s’agit là d’une identification imaginaire à la scène primitive des parents. 1 = 2 – dédoublement, absence de castration.
Ex-sistence, ai-je dit, qui est in-sistence : « se situer deux dans » un imaginaire, dans une prolifération d’un idéal absolu et pervers, (qui peut être, vous le voyez, réactualisé dans les conditions de la séance analytique).
Mais aussi insistance, obstination, persévérance, voire même persévération. Ce qui s’obstine et se répète indéfiniment dans la cure, c’est « l’in-sistence » elle-même, la dénégation de l’exsistence du sujet, le signifiant in-signifiant pour un autre signifiant puisqu’il prétend être le maître des autres, en même temps que celui qui aliène le sujet dans le monolythisme d’une signification imaginaire (le phallus). Ce signifiant insignifiant insiste jusqu’à la caricature : S = f.
Tout cela, Freud l’a indiqué et Lacan le dit et le redit depuis 20 ans.
Ce que je voudrais pointer devant vous c’est que la question de la violence destructrice qui fait de l’ex-sistence une in-sistence, où le corps imaginaire aussi bien que réel se morcelle jusqu’à la destructuration du tissu de la chair et du tissu social, cette question d’une violence destructrice – cette in-sistence qui paradoxalement ex-siste, si l’on peut dire – ouvre sur la question de savoir ce qui s’oppose à cette violence, violence instructrice qui introduirait à la structure comme lieu du surgissement du sujet.
Ex-siste-t-il une instance qui nous tire de la violence ? sans nous tirer dessus.
Existe-t-il une instance qui s’oppose à la violence autrement que par une violence plus grande, qui soit autre chose qu’un commando anti-terroriste, réduisant par la violence la violence des terroristes ?
Existe-t-il une instance qui donne à l’homme le « courage de sa peur » ? comme dit Eric Weil.
Si elle existe, cette instance, en prendre acte, car, nous le savons, toute dénégation de la violence destructrice ne fait que l’exaspérer.
Elle doit en prendre acte comme effet d’une fatalité imaginaire antérieure au surgissement du sujet, d’une mort du désir antérieur à la vie du sujet dans un corps, dans un réseau de signifiants.
Avec la mort du désir, nous voilà revenus à la dénégation de la parole dont la dimension de vérité s’inscrit au cœur de l’Autre.
S’il en est ainsi, la seule issue de la violence destructrice est de tenter de porter la parole au lieu même où la violence destructrice déporte le corps du sujet dans la mort : dans une origine du sujet qui ne serait que l’in-sistence répétitive et mortelle d’une différence sexuelle non signifiante de la parole qui fonde le sujet dans son rapport à l’Autre.
Dire cela, c’est inscrire dans le désir de l’Autre la vie et la mort du corps comme lieu d’émergence du sujet. C’est faire de l’opposition vie-mort, comme de celle du sexe, la différence où s’inscrit le sujet parlant sans que jamais il s’y réduise.
Porter la parole à l’origine du sujet, c’est témoigner de l’Autre du langage et de la brisure de la logique. C’est en témoigner dans ce que l’homme imagine être sa mort ou sa vie, ou son sexe, c’est se mettre dans les conditions vis-à-vis de lui où ce qui importe ce n’est pas seulement qu’il vive ou qu’il meure ou qu’il baise (méprise de l’imaginaire) mais aussi qu’il parle, en découvrant qu’il se méprend dès lors qu’il confond son discours à lui avec la parole de l’Autre, qu’il confond ce qu’il dit avec ce qui parle en lui, qu’il prétend dire la vérité sur lui, alors qu’il ne peut que la midire dans la contradiction où il demeure.
Que le sujet parle, voilà qui le sépare toujours déjà de lui-même, de son image (son « moi »), voilà qui nous fait revenir à la « fonction créatrice de la parole », en tant qu’elle déloge l’homme de sa propre image et l’autorise à la rencontre qui le constitue comme interlocuteur de l’Autre.
« A vrai dire, on n’a pas à se demander quelle est cette rencontre. Elle est la rencontre, la seule issue, la seule aventure hors de soi, vers l’imprévisiblement-autre. Sans espoir de retour « (7)
Denis Vasse
(1) Parlant de son « inapplication à la vie », Antonin Artaud écrit : « je puis dire, moi, vraiment, que je ne suis pas au monde, et ce n’est pas une simple attitude d’esprit ». (p.51).
(2) J. LACAN, Le Séminaire, Livre II. P. 16.
(3) L’antériorité logique (chronologique) ne peut être entendue dans l’ordre du langage que comme Altérité fondatrice.
(4) Cf. aussi R. PERNOUD « Jeanne d’Arc » et l’explication qui en est donnée par « la tuberculose cérébrale ».
(5) J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », dans ECRITS, p 816.
(6) J. Lacan, Livre I, p 311 : « Ce phénomène de l’investissement imaginaire… » jusqu’à la fin de la page.
(7) J. Derrida. « L’écriture et la différence », p 141