1989- in BULLETIN DU CENTRE PROTESTANT D’ETUDES, 1989, N°3.
1. Jalousie et Oedipe
Par une matinée de printemps un peu grisâtre, je me trouvais en contemplation devant une cage à singes au Parc de la Tête d’Or. Ce devait être au mois de mai, mois au cours duquel les guenons ont leur petit, car, devant moi, un tout petit singe, encore à peine velu, l’oeil rond et mobile, le saut rapide et imprévisible, sûr de l’intimité du pelage de sa mère à la poitrine et au ventre de laquelle il revenait sans cesse, faisait l’apprentissage des gestes de la vie de singe. Avec cette grâce incroyable que la maladresse des petits contribue à mettre en évidence.
A côté de moi, de l’autre côté du grillage, une maman accompagnait son fils de trois ans environ. Devant le petit singe dans les bras de sa mère qu’elle montrait à son fils, elle s’est mise à fondre de maternité, le visage réjoui, penchée au-dessus de la première rambarde pour attirer l’attention du petit singe par quelques mots câlins. C’était splendide de la voir vivre sans réserve l’émotion jubilante que provoquait ce qui se passait devant nous.
A deux pas de distance, je perçois tout à coup le visage du petit garçon : il est défait, le regard d’abord fixé sur sa mère, puis s’en détournant rageusement, il se met à pleurer en tapant le bas de la barrière avec ses pieds. Sa mère est tellement prise dans ce qu’elle contemple qu’elle ne s’en aperçoit pas tout de suite et, quand elle s’en aperçoit, elle l’invite à participer à sa joie en lui parlant au « petit ». Bien sûr, la situation s’aggrave. Ils s’éloignent sans que ni l’un ni l’autre probablement ne perçoivent les raisons de la crise survenue dans leur relation. Je crois que j’ai essayé de sourire à l’un et à l’autre silencieusement. Il fallait bien retrouver la voie d’une médiation dans ce jeu d’exclusion réciproque.
Pourquoi s’intéresser ici à la jalousie ?
Parce qu’elle, et elle seule finalement, pose dans notre histoire les jalons qui nous conduisent à la question de l’origine et du don de la vie, elle seule indique avec rigueur le lieu de l’Autre en nous, le lieu où « ça parle ». Elle l’indique en le déniant. En refusant de se faire connaître.
La jalousie colore toutes nos rencontres. Elle indexe notre rapport aux autres d’un trait de feu qui tend d’abord à nous marquer du signe de l’exclusion : nous ne participons pas à ce qui fait vivre l’autre, et nous en crevons ! Cela arrive toujours, même si dans un premier temps, il était entendu qu’il ou elle ne vivait que pour moi et moi par lui ou elle.
La jalousie colore toutes nos rencontres en posant avec rigueur la question de ce dont nous sommes jaloux. Et nous le sommes de ce qui anime la vie de l’autre, de ce qui parle en lui. Il faudrait même dire : de ce qui parle en lui d’amour. Et nous voudrions que ce soit nous. Nous sommes jaloux de ce qui parle à l’intérieur de ce que nous voyons vivre et qui est « hors de nous ». Cet hors de nous que nous traduisons par le sentiment rongeur d’en être exclus. D’autant plus rongeur qu’il s’agit de ne pas montrer la haine qui en résulte.
Les effets de la jalousie sont au nombre de trois. Elle se manifeste
1) par le vouloir posséder ce qui est donné à l’autre et qui le fait vivre ou jouir : cette prise de possession du don originaire se laisse entendre dans la prise de possession de la mère ;
2) par l’exclusion du tiers qui témoigne de ce don dans la parole : cette exclusion va jusqu’au meurtre du père – ou du tiers – dans l’instauration d’une relation duelle ;
3) par l’aveuglement de l’homme qui fait parler l’image projetée de lui-même en devenant sourd à la « vérité qui parle » : cet aveuglement du fils va jusqu’à se crever les yeux.
Possession de la mère, meurtre du père, aveuglement du fils, les moments du mythe oedipien se retrouvent dans les effets de la jalousie qui est essentiellement dénégation du don et refus de l’autre.
Le mythe oedipien met en scène la parole dans la figure de la jalousie, sous la forme de la dénégation.
A y bien regarder en effet, la jalousie manifeste, en la niant, la parole qui spécifie l’homme : elle défait le lien que l’homme entretient avec la parole. Elle le fait avec une sûreté imaginaire sans pareille. Sans pareille parce qu’inconsciente. A en suivre les traces, en effet, elle nous conduit avec la même sûreté à ce qu’elle dénie, à la source de la parole et à la dimension d’altérité originelle de cette source. Altérité dont la parole témoigne dans l’histoire de nos rencontres ; mais la source de la parole déniée, c’est le mensonge en sa racine : le « ne rien vouloir en savoir ». En ce lieu d’un « vouloir qui ne veut pas », au cœur du transfert, le psychanalyste peut porter le fer de l’interprétation en dénonçant la subtilité de l’orgueil la tension d’un caprice qui en terme dans la pure opposition vide. Un tel dévoilement peut être suivi d’une réponse de ce genre :
« Orgueil et asphyxie ! Oui voilà ! c’est un constat. Je suis comme ça en moi ».
Le travail qui reste à faire consiste à passer de ce constat buté et apparemment objectif à la volonté inconsciente, cachée, qu’il en soit ainsi : un « vouloir pas d’autre » l’enferme dans un « vouloir ce que je veux » qui n’est rien d’autre qu’un ne-pas-vouloir-ce-que-l’autre veut. La découverte du « rien » ou du « contre » en tant qu’objet – que la volonté finit par prendre pour l’objet du désir – dénonce la sorte de nihilisme dont la jalousie fait son triomphe. Si le travail analytique ouvre un chemin jusque-là si ce « rien » ou ce « contre » est symbolisé dans les mots qui parlent son statut d’objet imaginaire est mis en évidence et du même coup il disparaît il choit. Le « rien » ne vient plus occulter l’ouverture à la parole. Le corps du sujet se met à respirer.
Accédant au silence et au recueillement l’homme que j’évoque ici me disait : « Oh ! ça m’ouvre un tas de portes ».
La jalousie ne peut pas supporter que la vie se donne. Le jaloux ne peut pas supporter que la vie lui soit donnée. C’est pourquoi la jalousie révélée est le fil d’or qui nous conduit à la question de l’Origine et de l’origine de la vie, à la question de l’Altérité en tant qu’elle est déniée. La dénégation de la parole originaire laisse dans notre histoire les traces qui en témoignent.
Il n’y a pas de parole en acte, de parole qui s’engendre sans relation trinaire, sans trois personnes. Pour être un homme, c’est-à-dire un participant à ce qui parle dans le monde (et non simplement à ce qui est le monde l’apparence), pour être un parlant, il faut être référé à une unique et triple source. Le père, la mère et ce qui s’engendre avec eux. Le rapport homme/femme devient médiation de ce qui s’engendre en l’enfant, la vie qui parle.
Hors de cette référence, il y a évitement de la parole et confiscation du corps dans l’image, par le fait que l’un se connaît dans l’autre sans que la référence à un tiers les différencie ou les fasse exister l’un hors de l’autre.
Dès lors qu’il y a refus de la parole, il y a démantèlement de la structure trinitaire et mise en place d’une relation duelle par exclusion ou instrumentalisation du tiers. Alors le moi (l’instance imaginaire) se donne à voir dans la projection de son image sur l’autre qu’il fait parler.
Pour l’instance imaginaire, exister, naître, c’est se donner à voir.
Et il est vrai que toute naissance est apparition dans le visible, mise en image, de ce qui parle en nous et entre nous, de ce qui se conçoit dans le secret. C’est pourquoi toute naissance comporte ce risque de substitution de l’image à la parole qui nous spécifie pourtant comme être humain. Avec la naissance nous nous identifions à ce que nous voyons ou à ce que nous sentons, et la dimension d’altérité de la parole risque constamment de se réduire à une image du même à laquelle nous prêtons un discours alors même qu’elle ne parle pas. Nous risquons constamment de faire parler le serpent.
Dès lors, la vision de l’autre n’est plus médiation de ce qui parle en nous quand il nous parle. Il n’est plus la médiation qui représente le sujet qui parle en nous, la vie en lui et en moi. Cette réduction de l’autre à une image de moi et l’implosion de la structure dans un isolement meurtrier et suicidaire que supporte le fantasme du moi seul et l’auto-engendrement, nous l’appellerons la jalousie.
Toute naissance dans le visible s’y piège : celui qui naît risque toujours d’être pris et de se faire prendre pour ce qu’on voit de lui.
C’est le piège psychotique d’une forclusion de la parole originaire. Avec lui, l’imaginaire et le Réel se confondent, et le désir s’éteint. Plus rien dans l’homme ne témoigne de l’Autre du désir : en se faisant vivre par lui-même, il se tue. Se faire vivre par soi-même, qu’est-ce d’autre que de ne-rien-vouloir-savoir de l’altérité qui nous fait vivre dans l’ouverture de la parole. La pointe ultime de ce refus est toujours refus de se manifester, de parler, de se révéler. On pourrait dire de parler mais aussi de manger, ou de sourire, ou de chanter, ou de danser … de tout ce qui fait vivre (avarice).
La jalousie est, en son fond, le refus de la manifestation de la révélation de la vie : elle prétend être un amour qui ne fait pas connaître. Un tel amour est menteur : il n’est pas en vérité.
Comme le dit Thérèse d’Avila : « L’amour a des degrés. Il se manifeste plus ou moins, selon qu’il est plus ou moins grand. S’il est petit, il se montre peu. S’il est fort, il se montre beaucoup. Mais qu’il soit faible ou ardent, dès lors qu’il est véritable, il se fait connaître »(1) .
La violence de la jalousie, me semble-t-il, trouve sa source – en ce qu’elle a de déconnecté, d’automatique, de fulgurant – là où le cri du bébé échoue à être interprété.
Faute d’être entendu et symbolisé par des mots, faute de trouver à s’inscrire dans la parole échangée entre homme et femme, entre père et mère, la violence pulsionnelle reste tapie comme un monstre endormi au coeur du mutisme.
De même que l’amour a des degrés, la jalousie en a aussi. Elle se manifeste plus ou moins selon qu’elle est plus ou moins grande. Certes, c’est à l’inverse de l’amour : si elle est petite, elle se montre facilement. Si elle est forte, elle se montre peu ou pas. Mais qu’elle soit faible ou ardente, dès lors qu’elle ne se fait pas connaître – et l’on peut dire que c’est à ce refus de se faire connaître qu’on reconnaît l’amour jaloux qui est exclusion -, dès lors qu’il ne vient pas à la lumière, il entraîne le sujet dans la nuit et le vide du mensonge et il ne le fait jamais qu’en y entraînant l’autre avec lui.
AH, LE JOLI JEU !(2)
I Bien que pas méchant, je vous jure,
J’ai un’drôl(e) de nature :
Quand je vois quelqu’un ravi
D’avoir un’chos’, j’en ai envie.
Si un(e) dam’, dans une boutique,
Convoite un coupon, je tique,
Je pique aussitôt dessus :
A tout prix je veux ce tissu !
Et, le lui soufflant, d’un p’tit geste adroit,
Je dis au vendeur : « Env’loppez-le moi !
Refrain C’est un petit jeu charmant/De chiper savamment/Ce qu’une
autre désire/Avec le sourire/Et sans qu’elle ose rien dire …
C’est un délicieux moment/Et mon coeur follement/S’met à battre
plus vite, /Tell’ment qu’ça m’excite : /C’est un p’tit jeu charmant!
II Bien qu’j’n’aime pas fair’de crasse
L’bonheur des autres m’agace :
J’peux pas voir deux amoureux
Qui s’adorent et qui sont heureux…
Si, devant moi, ils s’embrassent,
Une envie folle me passe,
Et je n’ai plus qu’un souci,
C’est qu’l’mari m’embrasse aussi !
Vous devez penser : « C’est une manie ! »
Non, tout(es) sont comme moi – Seul’ment moi, je l’dis !
Refrain C’est un petit jeu charmant/De prendre comme amant/Un mari
qu’est pas l’vôtre/Le bonheur des autres,/Je m’y plonge et je m’y
vautre…/
Oui, c’est un raffinement/Ca donne du piment/Qui fait que la
misère /
Est moins terre à terre : /C’est un petit jeu charmant !
2. Louange et Jalousie
La langue perverse tue le chant qui jaillit du coeur de l’homme. Elle incendie le corps (du jaloux) au feu d’une ardeur qui réduit l’autre à une image de soi jouissant à mort de la vie. Le jaloux ne peut supporter la joie et le chant de la louange. En l’autre et plus encore en lui-même le chant de la louange c’est une parole partagée comme le pain, c’est ce qui vit et fait vivre et qui s’entend dans le silence de l’autre comme dans le mien. Comme la vie, la joie n’est que dans l’acte où elle se partage et où, se partageant, elle se répand partout. Or le jaloux éprouve tout partage comme une exclusion de lui-même. Participer vraiment à la joie de quelqu’un dans un mouvement qui traverse le savoir même que l’on peut avoir et qui rejoint l’ouverture à la vie qui est en nous, est la marque sûre de la sortie de la jalousie. Cette traversée du savoir qui conduit à ne plus chercher en lui l’identité du sujet c’est ce que Paul appelle le croire.
Bien mieux, nous ne connaîtrons véritablement à quel point la jalousie nous emprisonnait dans la mort qu’avec l’ouverture de la porte, celle du pardon, qui nous redonne à la vie. Cette ouverture pratiquée dans l’imaginaire nous délivre de l’image d’un vivant qui n’est jamais que notre double pris pour l’autre, une apparence de la vie prise pour la vérité de la vie, une réalité prise pour le Réel, un intérêt pulsionnel pris pour la gracieuseté du don.
Le jaloux veut posséder le don. Il ne supporte pas que le don lui soit donné. Il confond en une même réalité imaginaire dédoublée en lui, l’enfant et la mère et il exclut le père qu’il croit être puisqu’il est imaginairement le lieu de cette intimité incorporée entre la mère et l’enfant. Ce faisant il occupe toujours la place de l’exclu imaginaire. Il occupe la place de père ou de frère aîné et ne veut rien entendre de la position symbolique du père. Il prend la place de celui-là même qu’il exclut : il s’exclut lui-même sans le savoir et d’autant plus qu’il ne cesse de revendiquer la parole, de vouloir être celui qui dit la loi. Le père, en effet, incarne la parole tierce sans laquelle il n’y a pas de rapport symbolique entre l’enfant et la mère à la naissance. Sans ce lien de parole qui touche à l’intime de la chair de chacun en le distinguant de tous les autres, il ne peut y avoir entre eux, au moment de la séparation, qu’une insupportable rupture que compense le phantasme d’une incorporation par le regard. Sans cette parole tierce qui métaphorise le rapport à l’Autre en tant qu’origine de la Parole vivante, la naissance devient coupure, abandon et mort.
Possession, confusion, exclusion conduisent le petit d’homme à l’exil et à l’aveuglement de lui-même dès lors qu’il n’est plus référé, soit par rejet, soit par refus, soit à cause des deux, à la parole qui circule entre les trois personnes du drame oedipien et qui seule les établit en tant que sujet parlant dans un rapport aux dieux, dans un rapport à la vérité qui parle.
Après Apollon dans l’oracle de Delphes, c’est Tirésias, le vieux devin aveugle, qui, dans Oedipe-Roi, incarne « la vérité qui parle » et que, dans les ténèbres où il se trouve sans le savoir, Oedipe va accuser de mensonge.
« La vérité est forte, dit Oedipe à Tirésias qui vient de lui révéler qu’il est le meurtrier de Laios, son père, sauf dans ta bouche ; pour toi, elle est sans force, car tu es aveugle des oreilles et de l’esprit, comme des yeux. /…/Tu ne te nourris que de ténèbres ; tu ne peux nuire ni à moi ni à un autre qui voit la lumière ».
Le meurtre du père, finalement, n’est jamais que la conséquence de l’aveuglement des oreilles et de l’esprit d’Oedipe et qu’il projette sur le devin en l’accusant de mensonge. « Ce qui est dur, disait un analysant, c’est de laisser tomber « de vouloir dire », de vouloir être celui qui dit … Je vous demande de l’aide pour le temps … ce serait comme d’accepter votre présence … et ce qu’il y a de violent au fond de moi … Pour le temps à venir, j’ai des peurs d’accidents qui arriveraient à des enfants dont je suis responsable ».
Dans le chant de la louange, l’homme ne croit pas voir la lumière ou savoir la vérité. Il est plutôt dépossédé de l’intentionnalité de sa volonté et du phantasme de toute-puissance que procure en lui le redoublement propre à l’imaginaire. En se livrant à la voix qui l’habite et qui sort de lui pour entrer dans un autre (ce qui est le propre des prophètes ou des devins de la mythologie), l’homme se distingue de son image et de celle des autres dans l’unité symbolique du chant. Il est uni à l’autre sans le posséder et sans l’exclure, sans être possédé et sans être exclu. Il n’est ni confondu, ni confondant. Il se distingue dans la quête d’une identité nominale qui articule toutes les représentations, mais qu’aucune image n’épuise. La nomination, l’acte qui donne un nom, interdit au sujet de se confondre avec l’image qu’il a de lui-même.
Dans le chant de la louange, l’homme prête l’oreille à ce qu’il entend. Il écoute ce qui parle en lui et il est, quand y résonne son nom délogé des images dont son corps est captif. Il accorde son souffle à la mélodie qui l’inspire comme à la voix des autres. Chanter ensemble, c’est chanter d’un seul coeur et avec tout son coeur. Cela n’est possible que dans la rigueur mélodique et harmonique à laquelle tous consentent pour exprimer ou laisser entendre ce qui cherche à se dire en chacun. Le contraire de ce délogement par la louange est l’assujettissement par le mensonge, la captivité du sujet par l’envie.
« Je suis comme assujetti à mes envies (…) il y a une disproportion entre ce que je dis et ce que je pense … Parler devient nécessaire (…) Chez nous, personne ne tenait parole (…) Cette doublure dont je n’étais pas conscient – non ce n’est pas le terme : vous parliez du mensonge … il me semble que je le touche – mentir consciemment, c’est infiniment moins grave que cette situation. Ce mélange … je me rends compte que c’est monstrueux et j’avais peur de voir cette partie … je le faisais pour arriver à une finalité … non pas vraiment meurtrière … mais pour que l’autre disparaisse sous mes caprices ».
Cet assujettissement n’autorise pas à parler « vraiment » ni à tenir parole, ni à demeurer en elle dans le chant. Car chanter, c’est donner sa voix à ce qui parle et se donne en nous.
Dans le chant, le corps est confié à la parole qui dessaisit l’homme de son image en miroir et le livre à la joie de la rencontre. Dans cette ouverture du même, l’humanité accède à la louange, à la source inconsciente du désir, à la vérité qui parle en elle, à l’Autre (Sujet). Quand bien même nous saurions que la vérité ne parle en l’homme que nous connaissons que sous la figure du mensonge ou de la ruse, nous savons néanmoins qu’elle parle. L’hésitation à chanter sous prétexte ou par peur de chanter faux est encore un refus de reconnaître le « mensonge ». Nous accédons au chant de la louange, à la libération de la parole, sans savoir qui nous louons et sans avoir la connaissance de ce qu’elle loue. Nous reconnaissons que « ça en parlait » depuis toujours sans même que nous le sachions et dans le mensonge même. A la lumière de cette reconnaissance, l’homme découvre que, dans sa prétendue ignorance ou innocence, se cachait – ou se cache – un refus de connaître et de savoir autrement qu’en possédant l’objet de la connaissance et en le réduisant à lui. Autrement que savoir, c’est croire en l’Autre, croire que je suis aimé d’abord. Dans la louange où a lieu la rencontre qui est le contraire de la possession : l’objet de la connaissance se dérobe à la réduction imaginaire et se donne lui-même à connaître comme Autre du désir, comme sujet. Ce passage de la connaissance de l’objet que nous sommes à la révélation du sujet que nous sommes est la parole en acte, celle d’un désir sans jalousie qui médiatise la rencontre originaire. En ce passage, nous naissons et nous croissons dans un rapport d’altérité constitutif de l’identité de l’être humain. Il n’est pas de cure analytique qui ne démontre comme structurant l’histoire d’un homme, cet acte qui noue le fil du savoir acquis et possédé (l’imaginaire) à la présence d’un désir qui ne se savait pas (l’inconscient) : dans la chute de l’image qui veut posséder la présence ou la déduire d’un savoir, se révèle le surgissement d’un sujet qui n’existe que dans l’acte où elle, la parole, se donne. De cette rencontre de l’Autre au coeur de l’intime naît la louange. Mais avec elle, l’Autre n’est plus l’Autre de la structure vide, il est Dieu qui se donne.
« Pourquoi tant d’amour ? », « Pourquoi moi ? », « D’où vient ce désir et pourquoi cette patience ? » Dans les effets de l’étonnement et de la renaissance, la lumière vient du dedans. Le « pourquoi moi » de l’abondance de la joie vient se substituer au « pourquoi pas moi » de la revendication jalouse.
Tout psychanalyste a entendu, en cours ou en fin de cure, ces mots: « ce que j’ai appris ici, je le savais depuis toujours. Je le savais sans le savoir ». L’inconscient a-t-il un autre fondement que cette reconnaissance après coup de ce qui se savait sans vouloir se savoir autrement qu’en se refusant au croire. L’acte de la louange fonde l’homme dans ce rapport à l’Autre qu’il confesse sans le connaître par lui-même quand la parole qui en vient le désaliène de l’image de lui-même et témoigne du sujet dans la chair en lui donnant un visage.
L’ouverture du savoir au non-savoir ouvre la bouche dans la reconnaissance et la joie. Elle se fait dans la rencontre et sur un chemin. Le non-savoir n’est pas à confondre ici avec l’ignorance qui est le refus de connaître et qui entraîne le sujet dans la méconnaissance : le vouloir ignorer est jalousie, exclusion de la dimension d’altérité qui fonde la parole en vérité.
Ce que la pratique de la psychanalyse enseigne à ses théoriciens, Freud, Lacan, Dolto ou quiconque accepte d’être propulsé aux premières lignes de ce champ de bataille, est ceci : L’inconscient assure l’articulation structurante de nous-mêmes que nous faisons parler et la vérité qui parle et que nous faisons taire. Faire parler l’image évite d’entendre la vérité qui parle. Cette négation ou dénégation de l’altérité se fonde sur la confusion entre l’image du même et l’Autre qui n’a pas d’image. Cette confusion donne un visage à ce qui n’en a pas. Elle fait parler l’image comme si elle avait la parole. Cette parole qui n’est plus référence du sujet qui écoute à l’altérité qui le nomme parmi d’autres est le mensonge. Le mensonge censure le discours en omettant sa référence au sujet – à la place de la parole, il y a un blanc ou rien. Mais ce mensonge inconscient ou cet inconscient-mensonge est la marque de la vérité en tant qu’elle est écrite ailleurs que dans un discours.
« L’inconscient, écrit Lacan, est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà écrite ailleurs. A savoir :
– dans les monuments : et ceci est mon corps, c’est-à-dire le noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la structure d’un langage et se déchiffre comme une inscription qui, une fois recueillie, peut sans perte grave être détruite ;
– dans les documents d’archives aussi : et ce sont les souvenirs de mon enfance, impénétrables aussi bien qu’eux, quand je n’en connais pas la provenance ;
– dans l’évolution sémantique : et ceci répond au stock et aux acceptions de vocabulaire qui m’est particulier, comme au style de ma vie et à mon caractère ;
– dans les traditions aussi, voire dans les légendes qui sous une forme héroïsée véhiculent mon histoire ;
– dans les traces, enfin, qu’en conservent inévitablement les distorsions, nécessitées par le raccord du chapitre adultéré dans les chapitres qui l’encadrent, et dont mon exégèse rétablira le sens ».(3)
L’inconscient résulte de la contradiction entre ce qui nous pousse à mentir en nous encadrant dans une image de nous-mêmes à laquelle nous prêtons le discours de la vérité et ce qui nous appelle à vivre en nous référant à l’Autre d’une parole qui spécifie notre humanité et son désir relativement à un Réel impossible à imaginer.
Je définirais la louange, alors, comme ce qui libère le sujet de la prison du dédoublement de l’imaginaire. Elle témoigne de la libre circulation de la parole pleine ou vraie. Elle n’a pas peur de l’erreur et fait raisonner au coeur de la chair la dimension de l’altérité qui donne corps et ouvre le sujet à la rencontre avec les autres. Ainsi définie, la louange ne peut être éprouvée que comme sortie du mensonge, libération, renaissance.
Un homme de quarante ans était venu me voir au sortir d’une bulle construite sur le mensonge de la génération charnelle qui courait de père en fils sous la forme d’une psychose maniaco-dépressive héréditaire. Cette bulle avait, dans un premier temps, éclaté en délire. Confirmant, dans un deuxième temps, la cicatrisation délirante, il me disait qu’en lui la parole était « coincée ». Un long travail nous apprendra ce que son inconscient « savait sans le savoir » et qui était inscrit dans la légende familiale comme dans sa chair dont le mutisme ne se manifestait pas seulement par cette impression physique de « coinçage » de la parole, mais aussi par le fait qu’il « ne rêvait pas ». Il se souvenait ou on lui avait dit qu’enfant il était en proie à des terreurs nocturnes mais il ne se souvenait pas d’avoir rêvé. Il était né prématurément et, le travail analytique le révélera, sa naissance prématurée lui avait permis d’échapper à la mort. Après lui (il était l’aîné), alors qu’il avait un peu plus d’un an ou un peu plus de deux ans avant que n’arrive sa soeur, alors qu’il avait quatre ans deux frères étaient mort-nés et la mère, disait la légende familiale, les étouffait le dernier mois.
Il était vivant de ne pas naître. Comment dès lors se faire vivre autrement que dans la bulle dont tout le monde était satisfait car elle était apparemment très réussie socialement ? Ne pas naître devient le mensonge qui fait vivre dans un imaginaire familial structuré par la peur qu’il devienne « fou » comme son père et son grand-père, peur prise en relais par l’impossibilité pour la mère de mettre au monde des enfants sans les étouffer au dernier moment. Evidemment, ces choses ne cessent de se dire dans une famille. Mais elles ne se parlent pas. Elles se disent sans se dire, elles se mi-disent et aucune génération n’échappe à cette mi-disance. Dans l’histoire de chacun, cette mi-disance s’offre au discernement de la vérité qui parle quand l’image de nous que nous faisons parler disparaît.
Peu importe toute cette histoire. Ce que je voulais vous dire c’est qu’un jour mon homme s’assoit en riant et me raconte qu’il a lu une enquête selon laquelle « le bonheur des Français est d’être fonctionnaires ou cadres et d’avoir une maison à la campagne ». Je lui demande ce qui le fait rire. Et lui de répondre : « Mais c’est pas ça le bonheur ! Parce que ça, c’est moi ! Le bonheur, c’est vous! C’est de pouvoir parler ! » Comment mieux dire que, pour lui, vivre vraiment, c’était naître à la parole en se trouvant désaliéné, délivré du marécage ou du sable sur lequel étaient bâtis sa maison, son langage et les traces qui structurent son inconscient.
Comment mieux dire la joie qui rend à la parole de vie dont un autre témoigne et qui fait renaître. Parole à laquelle la manière dont on rendait compte de sa naissance l’avait soustrait. A la lumière de cette renaissance-là il découvrait ce que c’était que naître, ce qu’il savait pourtant depuis toujours sans le savoir.
Le premier rêve qu’il apportera : il est dans une sorte de tunnel, à flanc de colline, et un enfant – son fils ? – marche devant lui. L’enfant sort et un éboulement l’écrase.
Il faut dire, pour être exact, qu’une bribe de son discours onirique, quelques mois plus tôt, lui avait été rapporté par sa femme. Elle l’avait entendu dire dans son sommeil : « la moitié de mon corps est resté dans ma famille ».
L’incroyable – pour nous – c’est qu’il faudra tout un travail pour que se fasse, en son esprit, le rapport de ce rêve avec sa propre naissance. Comment
mieux illustrer cette formule paradoxale de l’inconscient : savoir sans savoir, savoir sans vouloir savoir pour protéger la bulle, la maison du langage bâtie sur
le sable du mensonge.
Quelle que soit la résistance que développe ce « vouloir non vouloir » à l’approche de ce qui se révèle quand la vérité parle, une telle renaissance ne va pas sans effets qui sont justement effets de louange et de joie avant même que l’analysant ne le sache – là encore.
Bien sûr, malheur au psychanalyste qui n’entendrait pas qu’il s’agit là de la mise ou de la remise en circulation de ce qui cherche à se dire dans l’homme : entre les hommes comme en chacun d’eux, la vie qui ne parvient qu’à s’y mi-dire. Malheur à lui, car il croirait que c’est lui qui guérit et, dans la position de l’arroseur arrosé, il croirait l’image de lui qu’il ferait parler alors même que son patient reconnaîtrait, non sans joie, dans la patience où est venu se prendre et se dénouer le faux-semblant du désir, la médiation qui l’ouvre à la vérité qui parle et qui est vie : la foi.
Denis Vasse
Lyon, mai 1988 – Genève, avril 1989
(1) Oeuvres complètes de Sainte Thérèse, Seuil, Paris, 1949 au chapitre 42 du « chemin de la perfection » p. 792
(2) Chanson d’Arand Fouchet et Eugène Christini (1906)
Reprise par Arletty en 1934, dans le bonheur, Mesdames.
(3) Jacques Lacan Ecrits, Paris, Seuil, 1966 p. 259