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Articles - Babel, l’utopie de l’Un

in Recherches et Documents du Centre Thomas More, Document 78/14, 5ème année, N° 19, Septembre 1978,  p.65-69.

Centre Thomas More,  La Tourette, Eveux, BP 105 69210 LARBRESLE.

Filière « Violence et dérision », 29 avril – 1er mai 1978. – D. Vasse.

2ème temps.

TOB Gen. XI, 1 – 9

1 – La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots.

2 – Or en se déplaçant vers l’Orient, les hommes découvrirent une plaine dans le pays de Shinéar et y habitèrent.

3 – Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! Moulons des briques et cuisons-les au four ». Les briques leur servirent de pierres et le bitume leur servit de mortier.

4 – Allons ! dirent-ils, bâtissons une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre ».

5 – Le SEIGNEUR descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils d’Adam.

6 – « Eh, dit le SEIGNEUR, ils ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue et c’est là leur première œuvre ! Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible !

7 – Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ! ».

8 – De là, le SEIGNEUR les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville.

9 – Aussi lui donna-t-on le nom de Babel car c’est là que le SEIGNEUR brouilla la langue de toute la terre, et c’est là que le SEIGNEUR dispersa les hommes sur toute la surface de la terre.

Gen. XXII, 1 – 19

1 – Or, après ces événements, Dieu mit Abraham à l’épreuve et lui dit : « Abraham » ; il répondit : « Me voici ».

2 – Il reprit : « Prends ton fils unique, Isaac que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l’offriras en holocauste sur celle des montagnes que je t’indiquerai.

3 – Abraham se leva de bon matin, sangla son âne, prit avec lui deux de ses jeunes gens et son fils Isaac. Il fendit les bûches pour l’holocauste. Il partit pour le lieu que Dieu lui avait indiqué.

4 – Le troisième jour, il leva ses yeux et vit de loin ce lieu.

5 – Abraham dit aux jeunes gens : « Demeurez ici, vous, avec l’âne ; moi et le jeune homme, nous irons là-bas pour nous prosterner ; puis nous reviendrons vers vous. »

6 – Abraham prit les bûches pour l’holocauste et en chargea son fils Isaac ; il prit en main la pierre à feu et le couteau et tous deux s’en allèrent ensemble.

7 – Isaac parla à son père Abraham : « Mon père » dit-il, et Abraham répondit : « Me voici, mon fils ». Il reprit : « Voici le feu et les bûches : où est l’agneau pour l’holocauste ? »

8 – Abraham répondit : « Dieu saura voir l’agneau pour l’holocauste, mon fils ». Tous deux continuèrent à aller ensemble.

9 – Lorsqu’ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva un autel et disposa les bûches. Il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel au-dessus des bûches.

10 – Abraham tendit la main pour prendre le couteau et immoler son fils.

11 – Alors l’ange du SEIGNEUR l’appela du ciel et cria : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici ».

12 – Il reprit : « N’étends pas la main sur le jeune homme. Ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains Dieu, toi qui n’a pas épargné ton fils unique pour moi ».

13 – Abraham leva les yeux, il regarda, et voici qu’un bélier était pris par les cornes dans un fourré. Il alla le prendre pour l’offrir en holocauste à la place de son fils.

14 – Abraham nomma ce lieu « le SEIGNEUR voit » : aussi dit-on aujourd’hui : « c’est sur la montagne que le SEIGNEUR est vu. »

15 – L’ange du SEIGNEUR appela Abraham du ciel une seconde fois.

16 – Et dit : « Je le jure par moi-même, oracle du SEIGNEUR. Parce que tu as fait cela et n’a pas épargné ton fils unique.

17 – Je m’engage à te bénir, et à faire proliférer ta descendance autant que les étoiles du ciel et le sable au bord de la mer. Ta descendance occupera la Porte de ses ennemis.

18 – C’est en elle que se béniront toutes les nations de la terre parce que tu as écouté ma voix ».

19 – Abraham revint vers les jeunes gens ; ils se lèvent et partir ensemble pour Béer-Shéva. Abraham habita à Béer-Shéva. Abraham habita à Béer-Shéva.


« Toute la terre avait un seul langage et un seul parler… »

(Genèse XI)

La tour de Babel est métaphore de la puissance qui donnerait l’utopie originelle « d’avoir un seul langage et un seul parler » pour tous. L’unité qui permet de penser la multiplicité ne serait plus dès lors dans le rapport à l’Autre qui marque du trait unaire le sujet parlant, elle serait – dans une sorte d’immédiateté sans frontières – le langage lui-même. Il n’y aurait pas de barrière de la langue, entre les hommes, et le langage les conduirait à l’unité imaginaire, à une unité sans altérité uniquement produite par l’industrie de l’homme, c’est-à-dire par son savoir faire multiple conjugué à un ordre unique de langage. L’Homme serait les hommes.

Dans cette utopie-là, pas besoin de l’Autre pour franchir les frontières de l’incompréhension ou de la méprise : il n’y a ni incompréhension, ni méprise. Ça baigne dans l’huile. Que tous les hommes forment un seul peuple et aient un seul langage et que s’ils y arrivent, désormais rien ne leur soit impossible de tout ce qu’ils décideront de faire, voilà qui évoque le paradis terrestre où l’homme jouit de la parole et des moyens qu’elle lui donne sur la terre, mais il s’agit là d’un paradis terrestre sans Dieu, sans Autre, uniquement bâti sur ce que Lacan appelle « l’illusion, et non pas mur, du langage »  (Livre II, p 287).

Pour lui, en effet, « le langage est aussi bien fait pour nous fonder dans l’Autre que pour nous empêcher de le comprendre (286). Et, ajoute-t-il, « c’est bien de cela dont il s’agit dans l’expérience analytique ».

Autrement dit c’est bien de la parole qui fonde le sujet dans l’existence de l’Autre qu’il s’agit dans l’analyse et non seulement « du langage fait pour nous renvoyer à l’autre objectivité »… qui n’est rien d’autre que l’image du moi.

Il me semble que les pages 286 et 287 feraient un bon commentaire de la Tour de Babel à laquelle il nous faut revenir. Ici aussi c’est d’un langage développé hors de la dimension de la parole qui s’agit et c’est pourquoi l’intervention de Dieu, de l’Autre dont témoigne la parole, va se donner à lire dans la confusion du langage : dans les erreurs, les lapsus, les méprises qui font que les hommes ne se comprennent pas les uns les autres(1).

Et, d’une certaine manière, toute tentative technique d’évacuer les méprises et l’ambiguïté du langage pour avoir un savoir faire de plus en plus précis et dominateur sur les êtres et sur les choses peut avoir pour conséquence ou pour origine la tentation d’évacuer la parole et par conséquent l’Autre dont nous sépare, comme dit Lacan, le mur du langage. C’est cette dénégation qui fait que le mur nous tombe dessus puisqu’il perd sa fonction qui est de nous donner et de nous faire rendre la parole.

« L’analyse doit viser au passage d’une vraie parole ; qui joigne le sujet à un autre sujet, de l’autre côté du mur du langage. C’est la réalisation dernière du sujet à un Autre véritable, à l’Autre qui donne la réponse qu’on attend pas, qui définit le point terminal de l’analyse » (288).

Que rien ne soit impossible et c’est du même coup l’Autre et le Réel qui vont au néant pour que s’organise dans l’illusion d’une pure représentation sans présence, d’une représentation qui ne représente rien, un monde technique sans sujet et sans parole.

Et vous le voyez, avec la disparition de l’Autre, du Réel et du sujet, c’est de l’inconscient que nous parlons, lui pour qui rien n’est impossible sur la scène du temps et de l’espace et qui connote le rêve de cette absence d’impossibilité tout en étant le gardien de l’Autre et du sujet en tant qu’instance du Réel dans l’appareil psychique.

Le monde technique condamne le sujet parlant à ne se manifester la plupart de temps que dans la méprise du passage à l’acte et des symptômes.

Dans son projet la Tour de Babel tient tout à la fois de la « maison de la Radio » et de Cap Canaveral… et sans doute aussi dans les conséquences de sa réalisation, car c’est seulement dans la plus grande des confusions et des méprises qu’une parole peut se dire à travers les ondes de la première et c’est seulement dans le plus grand des hasards, que dans la seconde, vous y rencontrerez quelqu’un qui ne pense pas, en étant allé dans la lune, « être passé d’une réalité psychique à une réalité vraie ». Tout comme les constructeurs de la Tour de Babel pensaient atteindre la vérité de Dieu. De part et d’autre, on reste dans l’imaginaire, on réalisé un fantasme.

Ce qui est illusoire, ce n’est pas la réalité de l’imaginaire en tant que tel, c’est l’imaginaire pris pour le réel, le moi pris pour l’Autre, l’objet pris pour le Sujet : ce qui est illusoire, c’est ce possible-là. Que ce possible soit identifié comme méprise et aussitôt l’impossible témoigne du Réel en même temps que de l’Autre et du Sujet.

Pour l’auteur de ce texte, il n’y a donc pas un monde d’hommes qui « se feraient un nom » en occupant le ciel ce qui éviterait d’être dispersés sur toute la surface de la terre comme le sont les nations d’une part, ou les bêtes, d’autre part : dans les deux cas, on voit qu’il s’agit là d’une manière d’échapper à la création et à son ordre, à la rupture instauratrice de la parole.

Il n’y a pas un tel monde (non univers, en vérité) parce que Dieu est parole et que si les hommes cherchent à exclure la parole du langage, Dieu comme parole ne peut s’y réintroduire que dans la méprise et la confusion. Là où l’Autre (ou le Réel) n’est pas symbolisé, il reparaît dans la répétition du symptôme.

Si la parole est ce sans quoi il n’y a ni monde, ni sujet, ni Autre, si elle est originaire, il n’y a pas deux mondes : celui des sujets humains, d’une part et celui de l’Autre (de Dieu) d’autre part. Tous deux seraient imaginaires et la parole serait illusion, ce qui donnerait à l’efficacité du seul langage un poids : celui de la manipulation dépourvus de sens, obéissant aux lois des choses et y contraignant le sujet. L’efficacité qui réduit le sujet au même (au moi) est la vérité du monde technique.

Il n’y a pas finalement, dans le mythe de Babel, deux mondes imaginaires, l’un pour la mort du sujet, celui de l’homme et l’autre pour la vie de l’homme, celui de Dieu. Et c’est dans le temps où l’homme élève jusqu’à rivaliser avec Dieu l’harmonie d’un langage commun retrouvé que Dieu descend là-même où la confusion brise cette harmonie et disperse les hommes, dans ce qui leur résiste et les confond : osons dire, dans l’inconscient structuré comme un langage : là où ça parle. De là, l’Autre (re) devient l’interlocuteur du Sujet et le délivre du même, du moi et de son image, de l’autre.

Bien sûr, la mythe est une manière de rendre compte de l’état actuel des choses au regard de l’Autre et par rapport à l’origine : il est donc forcément mise en jeu de la parole… perdue et que les hommes tentent de retrouver par leurs propres moyens dans ses effets, dans le langage et à partir de lui. Car s’ils ont perdu la parole, ils ne cessent de parler et de là ils tiennent leur puissance dans le monde. Ils ont oublié que le langage est l’effet de la parole et, munis du langage, ils tentent de reconquérir la parole comme si elle n’était que compréhension des choses et des autres.

Sur ce fond, la légende d’Abraham nous est donnée. « Légende », du latin légenda, signifie étymologiquement : « ce qui doit être lu ». La légende devait être lue à l’office » en effet et concernait la vie d’un saint.

Sur ce fond de confusion et de dispersion, Abraham entend une voix qui fait de la diversité des nations et de l’exil une promesse de bénédiction pour lui et pour tous. « Quitte ton pays ! Je ferai de toi une grande nation… en toi seront bénies toutes les familles du sol ! ».

Dans la confusion du langage, à cause d’elle aussi, il est constitué – par la voix qu’il entend – comme Sujet du désir de l’Autre, lieu de la parole entendue et reçue… qui est le bien-dire, la béné-diction pour tous.

Voilà que là où la confusion du langage brise en mille morceaux l’unité de l’image projetée (l’unité du programme commun), la dispersion met à part un dispersé en cela qu’il lit cet événement comme une parole qui lui est adressée, comme une promesse de devenir par là, ce qu’il a à devenir en tant que « réponse » au réel qui advient, en tant que sujet.

Le réel, c’est toujours ce qui arrive dans la parole, dans la « fonction créatrice de la vérité sous sa forme naissante ». (Livre II, p.29). L’imaginaire, par contre, c’est l’oubli du réel, c’est toujours ce que  nous construisons ou que nous reconstruisons avec ce qui est arrivé et dont nous essayons de faire un « objectif » pour cadrer le réel qui, s’il surgit à nouveau dans l’écran, modifie le cadrage, le rend inutile.

Le récit d’Abraham est une sorte de cadrage qui ne va cesser d’être bouleversé par ce qui arrive jusqu’à ce que soit constitué, dans Abraham ou derrière lui en tant qu' »objectif », un sujet qui, quelque soit le cadrage et les signifiants auxquels le sujet est subordonné, n’aura d’autre désir que celui d’être sujet, c’est-à-dire interlocuteur de l’Autre, témoin de la parole.

En Abraham se trouve suscitée, par la violence de la parole, une issue symbolique à la dérision et à la perversion du langage qui s’annoncent dans le texte de la Tour de Babel où s’édicte clairement « le vouloir aveugle de tout ramener au même » cette violence destructrice qui nie l’Autre jusque dans la parole de l’origine et dont le leitmotiv est : le « pas d’Autre » est lié au « regard » qui scrute le ciel comme « la tour ». (700 m).

A ce « vouloir aveugle de tout ramener au même », se substituera dans Abraham « l’obéissance aveugle (2) qui fait sortir du même ». Violence qui instruit, elle brise l’image du même occultant l’origine. Elle répond à l’appel souverain du langage : « me voici ».

Denis Vasse


(1) L’interprétation théologique du mythe donne bien sûr l’initiative de l’introduction de la confusion à Dieu.

(2) L’obéissance aveugle du sujet et le vouloir aveugle de la pulsion, n’est-ce pas finalement ce qui constitue l’inconscient lui-même ?.