« Il n'y a que dans l'ouverture à l'Autre
que la question de la vérité qui parle peut se poser. »

Entretiens - Répondre de la parole dans la chair

Répondre de la parole dans la chair.

ou

Que votre parole soit : « Oui ? oui », « Non ? non ».

Denis Vasse


Que votre parole soit : « Oui ? oui », « Non ? non » :

ce qu’on dit de plus vient du Mauvais.

Mt 5, 37

L’inquiétude de nombre de nos contemporains à la recherche d’une spiritualité qui fonderait une vie trop pauvre de sens invite ceux qui appartiennent à l’Église à s’interroger à leur tour, dans le désir de se laisser mettre en question par cette quête. Ceci au double sens de vérifier leur aptitude à « répondre de leur espérance » et à en éprouver l’assise.

D’où l’intérêt d’interroger Denis Vasse dans cette perspective. A travers ses ouvrages traitant de la psychanalyse(1) se dégage de plus en plus vigoureusement une anthropologie dont l’élément fondamental consiste non seulement à définir – à la suite de Lacan – l’être humain comme un être de parole, un « parlêtre », mais à affirmer que la parole permet de donner voix à ce qui parle en chacun de nous et qui est de l’ordre de la Vérité, et à décrire ce qui y fait obstacle.

Par là, il nous incite à une réflexion sur la parole : sur ses gauchissements en chacun de nous et sur la parole de la foi.

F.M. Commençons par ce que spontanément nous considérons comme notre assise, c’est à dire notre identité et notre histoire…

Le travail de la parole, en moi et dans tous ceux qu’il m’a été donné d’écouter, dans le champ spirituel comme dans le champ psychanalytique, a fini par m’enseigner que la vérité de l’homme n’est pas l’histoire de l’homme. Même lorsqu’elle est exacte et s’appuie  sur des événements qui ont eu lieu, l’histoire  que l’homme se fait de lui-même est toujours une interprétation de ce qui lui est arrivé. En racontant son histoire, l’homme s’identifie à celui qu’il raconte. Freud l’a bien saisi. Il parle du « roman familial » qui compte des événements à travers lesquels nous sommes passés et qui constituent les repères imaginaires de notre histoire, d’une histoire  toujours en devenir et qui n’est pas réductible  à la représentation, même fidèle, que nous nous en faisons. Ce que Freud appelle fixation, c’est justement l’impossibilité  de se laisser déprendre de la manière dont, à un moment donné, nous nous imaginons. Nous prenons une image de nous pour notre identité. Cette prétendue conformité à ce que nous pensons de nous peut s’enliser dans l’obstination et devenir mensonge. L’image que nous faisons parler, la figure à laquelle nous prêtons notre discours se tient devant et à la place de la Vérité qui parle. Il s’agit là de l’image que l’homme a de lui-même, du moi qui le représente et non de lui en tant que sujet parlant et désirant, ouvert au réel. L’identité véritable de l’homme est celle d’un être de parole, celle d’un parlêtre(2). Il est sujet de répondre de la Parole de l’Autre en lui.  Il se conçoit dans la dimension de l’esprit à travers les effets symboliques dans lesquels il se reconnaît comme un être avec. Cette identité avec l’autre dans la différence réfère tous les hommes à la parole originaire,  à l’Autre. Lorsque cette dimension manque, la violence apparaît qui le réduit à une image ou à un discours, à un objet. Telle est l’identification imaginaire. L’identification symbolique, elle, se laisse entendre dans la chute de l’image ou dans la scansion(3) de l’imaginaire par la parole, là où l’homme est appelé par son nom. Dans l’origine.  Dans l’Esprit.

La vérité de l’homme ne réside pas dans ce que produit l’homme, mais dans ce qui le spécifie dès l’origine, inconsciemment. La vérité de l’homme est dans le fait qu’il parle, quand bien même il ne sait pas ce qu’il dit. Quand l’homme dit ce qu’il sait, il ne fait que mi-dire la vérité. Il ne la dit pas toute. Le roman familial ou national ou mondial, nos « histoires » ne sont  jamais que des demi-mensonges. A ne pas vouloir en démordre, il deviennent des mensonges entiers. Dire la vérité est une fin, c’est la fin de l’homme en tant que dès le commencement il parle et que c’est en parlant qu’il rend compte de ce qu’il est, de son origine. L’homme ne peut s’entendre que dans celui qui l’écoute et qui répond de ce qui parle en lui quand il écoute.

L’interprétation à la lumière de l’esprit auquel l’homme s’identifie  lorsqu’il passe d’image en image en répondant à ce qui parle en lui en vérité… le conduit à la lumière de l’origine… »afin que soit manifesté que ses oeuvres sont faites en Dieu. »(Jn 3, 21) Pour être vraie, l’image doit nécessairement être interprétée à la lumière de ce qui parle. L’interprétation n’est vraie que si l’esprit qui la produit, qui la porte, qui la sous-tend actualise la vérité qui parle en celui dont elle touche les sens.

Réduite à son contenu, l’interprétation  enferme l’homme dans l’image. Il aurait à devenir semblable à ce qu’il imagine ou qu’un autre imagine de lui, à ce qu’il « sent » ou à ce qu’il a « le sentiment d’être »… ou de ne pas être, d’ailleurs… Formée qu’elle est par les sens, l’identification imaginaire ressortit toujours à ce que l’homme n’est pas : l’objet d’un sens ou des sens dont la satisfaction pulsionnelle rendrait compte comme de ce qui est visé par le désir.

Tant que l’homme est prisonnier de cette jouissance-là – la satisfaction pulsionnelle -, il est plus près de l’animal (pur objet matériel) ou de l’ange (pur objet spirituel) que de l’homme. Et si, dès avant la naissance, aucun autre, aucune voix ne le déloge de là, il ne se sentira exister que dans le miroir de ses sensations, qu’elles soient charnelles ou oniriques… et livré à leur sempiternelle répétition. Enfant loup… ou Lucifer, le désir est perverti – et il l’est toujours peu ou prou – en plaisir de se satisfaire soi-même dans l’objectivation de la sensation. Le surgissement du sujet est interdit par la bascule infernale de la fusion en opposition ou de l’opposition en fusion : il ne vit que d’être « contre », sans trouver l’issue à son enfermement, l’issue du désir qui ouvre au Réel quand l’homme parle vraiment c’est-à-dire qu’il reconnaît l’autre sans le réduire à un objet de satisfaction. Alors il reconnaît en l’autre ce qu’il est : sujet référé à la Parole originaire, aussi radicalement autre que l’autre : Autre, parlêtre. La vérité n’est pas de l’ordre de l’exactitude des observations ou de l’enregistrement des événements qui nous arrivent et qui font notre histoire, elle est de l’ordre de ce qui parle en l’homme quand il répond de ce qui lui arrive, la parole. Avec la vérité, il s’agit de répondre de ce qui parle en nous et entre nous de génération en génération.

Il semble que c’est simple. Et cependant, il est vrai que tout se complique lorsque nous sommes pris au miroir de nos sensations ou de notre pensée, miroir que nous prenons pour notre carte d’identité. Comme si nous étions faits à l’image de nous-mêmes et non selon la parole. Comme si le désir de l’homme n’était pas le désir de l’Autre. C’est dans cette perversion du désir : « comme si…ne pas » que réside le mensonge inconscient qui, détournant le désir de notre origine et du Réel de la vérité, nous laisse errer dans la multiplicité de l’apparence et des moments.


F.M. La raison pour laquelle nous nous identifions souvent à l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, c’est que nous pouvons affirmer que matériellement, c’est bien ainsi que notre histoire s’est déroulée.

A la lumière de ce que nous avons essayé de dire, on perçoit que le problème ou la question de la matérialité, la question de la matière, rejoint le problème et la question de l’imaginaire. Ce que nous appelons la réalité matérielle, nous n’y avons accès que dans la manière dont nous l’imaginons, que par la médiation de ce qui est, pour le psychanalyste, l’objet : une réalité, certes, mais qui n’est pas le Réel. Le Réel est invisible. Il est ce qui, dans l’objet, ne se voit pas. Il est à chercher du côté de ce qui s’entend dans ce que nous voyons. Écouter, c’est être délivré de ce que l’on sait par soi-même des choses et des êtres. Écouter vraiment, après tout, c’est croire que « ça parle ». Ce n’est pas chercher la confirmation de son propre savoir, c’est plutôt être délogé du statut que donne le fait d’être un objet de la connaissance pour consentir à être identifié en tant que sujet dans la reconnaissance.

Certes, beaucoup ne  vivent pas ainsi. Et cela ne les empêche pas de faire de grandes carrières dans le monde, et même d’être objectivement des stars, des étoiles. Cette objectivité est une réalité imaginaire.

Nous commençons tous ainsi par nous identifier à ce qui brille, en particulier aux yeux de notre mère séduite par notre corps. La première image que nous avons de nous-mêmes est celle de la mère. Dans l’immédiateté de la projection, l’enfant est moi-ma-mère, comme disait Françoise Dolto. Et si personne ne médiatise pour lui la parole qui le fait homme parmi d’autres et dans laquelle il s’incarne, jamais il ne découvrira le chemin intérieur qui le conduit à la lumière de la vérité. Lorsqu’il n’y a personne pour dénouer en l’homme la confusion jalouse, le lit de l’orgueil est fait. L’homme y fait tout en lui-même et par lui-même. Il veut tout posséder là même où il est possédé par son image. Il est à l’image de lui-même, sans autre. Il se prend pour l’origine. Une origine qui ne parle pas. Une origine équivalente à un trou dans lequel le mensonge laisse tomber  : c’est la bouche du diable. Nous sommes jaloux de la Parole Originaire. C’est dans la jalousie qu’il faut chercher le ressort du fantasme ou du sentiment de toute puissance qui nous enferme dans le vide d’un moi sans autre.

F.M. Mais alors quelle serait la démarche de la foi ?

La foi consiste à répondre de la parole qui nous spécifie comme homme  : elle nous divise. Appartenant à l’espèce des parlêtres – l’homme est un être selon la parole – alors qu’il se prend, nous l’avons vu, pour un apparêtre – un être selon l’apparence -, l’homme est objet et/ou sujet, moi conscient et/ou sujet inconscient. C’est bien parce que nous sommes divisés par la parole et que nous répondons d’elle, qu’il nous est interdit de nous identifier à l’objet de la sensation, du sentiment ou de la connaissance. Nous cherchons alors notre identité dans l’autre, là où, d’être Autre, il s’indique en nous par ce qui nous manque. L’identité  dans la différence – le sujet – se réalise là où l’Autre – la Parole originaire – déloge l’homme de son moi et le convoque à répondre du désir qui naît en lui de ce que « ça parle »… alors même qu’il est aux prises avec ses pulsions et la nécessité obsessionnelle  de les satisfaire.

La parole nous divise et nous naissons de la frontière subjective où viennent s’articuler savoir et vérité. La voix entendue nous bouleverse quand elle nous invite à demeurer dans la parole qu’elle éveille en nous et nous devenons, à la suivre, ce que nous sommes dès l’origine  : être du désir de l’Autre. Elle nous délivre de l’identification imaginaire à l’objet de la connaissance ou de la volonté propre. Elle nous autorise à suivre le chemin de l’identification  symbolique  à l’Autre de la reconnaissance, à ce qui parle en l’autre et en moi. Ce bouleversement en forme de conversion est rencontre. Il ne consiste pas à vouloir savoir l’autre pour le connaître à l’image de moi. Il est passage de la volonté propre au désir de l’Autre. Il ne trouve pas sa fin dans l’organisation rationnelle ou rationalisante des connaissances, mais dans la liberté de consentir ou de refuser la rencontre qui me constitue dans la vérité du désir, de dire oui ou non (4), de répondre de ce qui parle en nous. Dans ce passage s’indique  à la fois l’origine  et la fin du chemin intérieur de l’homme, du chemin qui l’ouvre au Réel.

La torsion perverse, celle qui  entraîne l’homme vers le dédoublement en annulant la division d’où naît le sujet dans son rapport à l’Autre, s’inscrit dans le doute qui est la manière, sous prétexte d’ouverture ou de discrétion, de ne pas désirer, voir de nier le désir. Il ne refuse pas, mais il ne consent pas. Il ne dit ni « oui » ni « non ». Il ne veut pas répondre de ce qui parle en nous. Douter, ce n’est ni obéir, ni désobéir. C’est refuser de vivre en homme. C’est attendre sans consentir à se reconnaître dans l’autre comme différent. C’est ne pas croire au don (originaire) de la vie. C’est vouloir ne pas vouloir y répondre sous prétexte que ce que promet la parole est faux ou illusoire. Répondre d’elle  serait se laisser avoir.

Seule une parole d’amour, en effet, – qu’elle soit d’un père, d’une mère ou d’un enfant -autorise l’obéissance. A ce titre seulement, elle est originaire. Car elle est promesse de vie. Elle réfère la croissance de chacun à un désir qui tient sa promesse.

F.M. Et lorsque ça n’a pas été le cas ?

Cela fait les névrosés et les psychotiques  que nous sommes… Nous jouissons  contre la vie de ne plus pouvoir sortir de notre orgueil désespéré. Nous refusons l’espérance, incluse  pourtant en nous, de rencontrer quelqu’un  qui, contre toute vraisemblance, nous ouvre à une parole vraie et témoigne d’un amour dont nous ne pouvons plus douter sauf à refuser d’y répondre sous l’apparence de l’ouverture qui profère des « je ne sais pas », des « peut-être », des « j’ai le sentiment de », des « presque », autant de modalisateurs dont l’Évangile dit qu’ils sont du malin parce qu’ils ne sont ni « oui-oui » « ni non-non »(Mt 5, 37) !

Le « oui, mais », le « oui et non » sont les indices assurés d’une parole qui n’est pas vraie ou, si l’on veut, d’une haine qui ne saurait répondre en vérité ni oui ni non. Et il n’y a qu’une manière de sortir de ce doute corrosif qui fait passer à côté de la vie, c’est de discerner dans ce doute, la confusion qui nous enferme en nous-mêmes, là où nous nous sommes réfugiés, par peur et/ou par orgueil, dans un refus de l’origine afin de ne pas être trouvé, un parmi d’autres, dans la lumière de la différence.

Les êtres pour lesquels ce processus réussit – si j’ose dire – sont coincés, comme ils le disent. Ils sont des « morts-vivants ». Ils sont vides, la vie ne les intéresse pas : ils ne savent pas ce qu’est le sentiment d’aimer et/ou d’être aimés et pourtant ils vivent, ce qui est paradoxal et contradictoire. Pour eux, tout se passe comme si l’image, le sentiment, la connaissance n’avaient pas joué leur rôle de médiation. Ce rôle qui veut que, quand l’image disparaît, ce qui parle en celui qui la regarde résonne en lui, il passe du visible à l’invisible, de la connaissance de l’autre à la reconnaissance de l’Autre en lui et en l’autre. Cette entrée dans la parole – conversion, avons-nous dit – est autorisée, dès le commencement de la vie, par un médiateur qui apprend à la mère comme à l’enfant, à dire en vérité « oui » ou « non ». Cette fonction essentiellement paternelle évite à la mère et à l’enfant de se réfugier dans le doute. Cette fonction témoigne que la parole est promesse de vie et vie elle-même dès l’origine. Lorsque cette porte est verrouillée à double tour(5) par le doute ou la dérision, le psychotique n’entre pas dans l’histoire  qui est la nôtre : il a peur, il reste au seuil, il est « moi tout seul ». Il ne veut pas risquer d’en répondre par peur de mourir, par peur d’être différencié, en définitive par orgueil. Dans la puissance d’une vitalité narcissique.

Souvent lorsque les psychotiques peuvent rencontrer, au cours de leur histoire, un témoin de la parole, ça leur suffit. Et, comme il leur arrive de le dire, celui-là est leur père et leur mère, en ce sens que, entre eux, ça parle en vérité, ça parle de l’origine. A qui ne craint plus de l’entendre, la médiation de la parole indique l’origine  dans l’alliance  : l’amour dont son corps désirant témoigne. L’accomplissement de la relation à Dieu qui fonde l’Homme passe par la médiation de ce qui spécifie l’homme : la parole.

F.M. Que dire de la prière, qui se veut parole vraie, la plus vraie, même…?

Il me semble que la découverte que j’ai faite du refus en moi, d’abord dans l’ordre spirituel – refus de l’ouverture à l’Esprit qui se manifeste dans la prière – m’a introduit à la compréhension du mouvement du désir qui trouve son origine en Dieu. Nous le percevons d’abord dans la résistance qui en nous s’y oppose. Consentir au désir s’accompagne toujours de l’effondrement de nos remparts et de notre système défensif. Je découvrais que la résistance orgueilleuse  était la marque du désir refusé. S’il n’y avait pas cette ouverture primordiale du désir contre laquelle la colère du bébé le contracte parfois avec une telle force (ou que l’image du moi occulte avec une telle obstination), le refus perdrait sa force et son sens. Quand ce refus a la force inversée du désir, en effet, il se donne comme l’origine même : il nous fait croire que nous sommes bâtis sur nos propres défenses et non sur le don de la vie qui nous fonde, au plus intime, en tant que sujet qui dit « oui » ou « non ». Le refus de la parole – le mutisme – est la marque souvent inconsciente de la résistance à consentir ou à se reconnaître comme désirant : c’est la manière de ne pas répondre de et à ce qui parle en nous. Il s’entend là où le mutisme se dissimule lorsque nous disons oui et non à la fois.

Tant qu’on ne découvre pas cela, nous allons toujours  chercher ailleurs que là où elle s’indique  par notre refus, la vie promise dans l’acte même de la parole. Nous croyons qu’il suffit de changer de place, de métier, de partenaire ou de monde pour en découvrir le chemin. Mais en faisant autre chose, nous nous trompons à nouveau. Là où nous nous défendons contre le désir nous croyons consentir au désir de la vie. Or se défendre ne fait pas vivre. Consentir à vivre, c’est découvrir ce contre quoi nous nous défendons pour rester nous-mêmes : l’Autre du désir. Et nous ne le découvrons que toujours déjà barré de notre volonté propre. Pour découvrir que ça parle en nous, il est nécessaire de découvrir où ça refuse.

F.M. Vous indiquez éventuellement ici la place du directeur spirituel…

De lui et d’autres. Tous ceux qui contribuent au témoignage en vérité de notre devenir d’homme nous dirigent vers et dans l’esprit qui anime notre chair : ils nous donnent corps. La place de directeur spirituel est une place très difficile à tenir. Elle est intenable. Il faudrait plutôt dire que nous y sommes tenus. Elle ne consiste pas à donner des instructions ou à moraliser. Il ne s’agit pas de montrer à quelqu’un ses péchés pour qu’éventuellement, il en vienne à bout. Ce n’est pas parce qu’on est contre le mensonge qu’on fait la vérité. La direction spirituelle est plutôt faite d’un consentement à être le témoin du coeur de l’homme, à pouvoir entendre Dieu là où il ne cesse de revenir, c’est-à-dire là où il y a refus de l’incarnation dans la perversion du don. S’écouter à la lumière de ce qui parle dans la chair en nous et entre nous, c’est boire à la source qui est en nous. Refuser d’entendre, c’est faire mentir la parole  en déniant le corps et le désir.

Répondre de la parole, c’est consentir à la présence d’un Autre, présence réelle qui fait mourir à la vanité du moi-même et naître à la vérité du sujet, dans l’ouverture au réel.

Là, l’Amour se donne à discerner dans ses fruits. Il est de l’esprit de Dieu si la parole et la vie se donnent en vérité et qu’il fait vivre jusqu’à la mort et au-delà ; il est de l’esprit Mauvais s’il vit en disant non à la vie, s’il fait semblant de se donner, s’il ment et fait mourir dans le feu de la jalousie.

Vérité et/ou mensonge sont à discerner dans le champ d’une différence active : qu’elle réponde de la vie, et là se révèle la Parole en tant qu’elle est l’origine (Dieu d’Amour), ou qu’elle la nie, et là elle se nie elle-même comme origine (Enfer).

F.M. Le travail de l’analyste consisterait en fait à permettre que la parole passe à nouveau là où elle n’était plus entendue …

Le travail de l’analyste consiste à être là et à tenir.

L’impressionnant est que tout dysfonctionnement de la structure, tout symptôme peut s’entendre comme un point de refus de la parole, l’effet d’un mensonge mis à la place de la parole originaire. Un tel mensonge s’oppose au désir ou le pervertit. Il laisse entendre que ce qui parle n’est pas la vérité, que ce n’est pas la vérité qui parle dans la création et dans le don de la vie, que notre vie n’est pas réelle mais imaginaire. Le mensonge originel susurre à l’oreille  des vivants que la vie n’est pas réellement donnée puisqu’ils meurent. Le menteur ne veut pas que la vie soit vraie, il ne veut pas la recevoir d’un autre : en refusant de parler, il dénie la vérité de la parole, en refusant de mourir à lui-même pour que l’autre vive en lui et avec lui, il tue la vie dans la rencontre. Mentir, c’est faire avec la parole, le contraire de ce qu’elle fait en vérité quand elle symbolise le désir qui fonde dès l’origine  en elle le désirant et le désiré. En tant qu’être de désir, l’homme naît de sa différence même qui est l’unité de l’Esprit : le Corps qui répond à un nom dans l’union des membres.

Écouter quelqu’un en vérité, c’est dénouer la torsion – ou du moins ne pas en répondre comme d’une parole vraie – en interprétant l’ambiguïté meurtrière qui confond la toute puissance de la pensée  et le désir de l’Autre.

Cette écoute n’a aucune prétention à la manipulation – psychologique  ou morale – elle témoigne que sur le chemin où ça vit en vérité, ça parle en et de nous sans chercher à perdre le vivant en le faisant sortir du chemin, à le tuer en lui ôtant la vie, à le tromper en faisant mentir l’origine. Quand celui qui écoute n’entend plus ça dans celui qui le cherche, c’est que celui qui le cherche est son ennemi absolu qui « veut lui faire tout ce qu’il veut », qui veut sa vie parce qu’il ne veut pas croire en la vérité du don et au chemin qui y conduit. Il se nourrit du mensonge, non de la parole. Dès le commencement, il ne veut pas faire la vérité du désir. Dès le commencement, il la refuse : « Trempant alors la bouchée, Jésus la donne à Judas, fils de Simon Iscariote. Après la bouchée, alors Satan entra en lui. Jésus lui dit donc : « Ce que tu fais, fais le vite »(Jn 13, 26-27).

Le travail du directeur spirituel se fait à la lumière de l’Esprit de Dieu révélé en la mort et la résurrection de l’Homme Jésus, alors que le travail de l’analyste consiste à conduire à la lumière de la raison(6) et de la vérité qui parle en nous. Il n’y a pas antinomie entre les deux. Mais si l’analysant consulte l’analyste parce qu’il souffre de ne pas pouvoir vivre en homme, l’homme qui souffre de ne pas vivre dans l’Amour va voir un « père spirituel » pour chercher le Dieu de la vie qui se révèle dans la vie reçue et/ou donnée dont témoigne le désir de l’homme, celui qui ne se dit que en nous autres, dans l’unité de l’esprit.

Dans l’analyse, le travail de l’interprétation est référé à un supposé savoir de l’analyste qui soutient avec rigueur l’association des idées jusqu’en ce point où se révèle à l’analysant ce qu’il savait sans le savoir depuis toujours. Mais cette révélation, il ne la doit pas au savoir de l’analyste, justement, mais à la vérité qui parle. Le transfert analytique et le temps qu’il demande est le chemin qu’il faut parcourir pour que viennent au jour toutes les résistances à la révélation du désir jusqu’à ce que soit autorisée l’interprétation des résistances dans le médium de la parole et que, par là, soit déverrouillé le redoublement de l’imaginaire.

Dans l’accompagnement spirituel, l’interprétation (il y a toujours, dans la parole adressée à quelqu’un une dimension d’interprétation) a lieu à la lumière de la Révélation de ce qu’est l’homme dans l’Église, fils de Dieu dans l’Esprit, frère de Jésus dans la chair.

Parler ainsi, c’est dire que l’interprétation se fait au nom de Jésus Christ et que c’est sur ce contrat-là qu’est fondée la rencontre. C’est aussi bien ouvrir les Écritures à la lumière de la tradition apostolique qui les lit là où elles s’accomplissent, en lui en tant qu’homme. Puisque Jésus ne parle de lui qu’en citant les Écritures qui, du début jusqu’à la fin, ne parlent que de lui.

F.M. Se tenir à cet endroit-là pourrait être pervers et manipulateur…

La perversion… elle est majeure dans l’Église chaque fois que le Menteur y manipule la vérité du désir et se sert de Dieu pour séduire, pour détourner quelqu’un de son chemin.

Dans les sectes, ce qu’il y a de plus dangereux vient de là : une manière de faire la vérité en faisant semblant. Mais la vraisemblance  ne conduit pas à la lumière afin que soit manifesté que les oeuvres de l’homme sont faites en Dieu. C’est-à-dire pour tous. Le désir de Dieu est alors confisqué par la volonté de puissance du gourou. On peut se servir de l’idée de Dieu – quand elle n’est pas référée à l’accomplissement des Écritures et à l’incarnation de Jésus Christ qui est le chemin, la vérité et la vie de Dieu – pour transformer quelqu’un en son propre disciple, faire une école ou une secte. La vraisemblance et la brillance  peuvent devenir le pire obstacle à la révélation de la vérité.

Les pervers savent ce qu’ils devraient vivre, mais ils sont détournés du chemin de l’incarnation.  Pour eux la vérité est dans la tête, non dans le corps. Ils jouissent de savoir et de connaître tous les secrets de la jouissance. Mais, parallèlement, ils n’ont aucune compassion ni pour les autres, ni pour eux-mêmes. Leur passion de savoir tue.

La compassion prend aussi son sens le plus clair dans l’Église. Elle se révèle en Jésus Christ présent dans un corps. Du péché, c’est-à-dire du refus de reconnaître dans le vivant, la vie de Dieu, Jésus souffre à en mourir. Pour nous aussi, la compassion, c’est souffrir du péché de quelqu’un, du refus qui est en lui – comme en moi – de vivre de la vie de Dieu qui est don. Sous prétexte que je vais mourir, c’est comme s’il n’était pas vrai que je suis , ici et maintenant, vivant.

F.M. Où commence la foi ?

Croire que vous pouvez m’écouter quand je parle, c’est déjà une position de foi. Et croire que je peux vous répondre quand vous me demandez de parler, c’est une position de foi : je crois que vous pouvez m’entendre. Pas absolument, bien sûr. Mais c’est déjà le chemin qui conduit à l’infini du désir dans la singularité  de ce que vous êtes et de ce que je suis. Ces deux positions ressortissent à une seule foi. La confiance n’est pas tout à fait la foi, mais les gens en qui nous faisons l’apprentissage de la confiance nous y conduisent nécessairement. Ils ne mentent pas dès le commencement. Si la parole qu’ils nous adressent ne vient pas de l’intention droite, ils font mentir la promesse. Ce sont des faux-témoins. Celui qui fait mentir la vérité est comme le diable. Il est l’ennemi du genre humain.

La foi, c’est croire que la parole dont nous vivons est le chemin qui nous conduit à la vérité de la promesse de vie contenue elle-même dans le fait qu’y naître, c’est avoir été appelé.

Cette espérance vient de ce que la Parole de vérité nous touche à l’intime, qu’elle nous parle. On l’appelle la parole de Dieu.

F.M. Il y en a qui ne la voient ni ne l’entendent à cet endroit -là…

Qu’est-ce que ça peut faire? S’ils ne savent pas qu’ils croient et qu’ils continuent à se laisser toucher là, s’ils sont fidèles à répondre  de et à cet endroit-là, s’ils le reconnaissent chez ceux auxquels ils parlent, ça ne fait rien, ils ne savent pas qu’ils ont la foi, mais ils sont dedans. Ils répondent de la vérité qui parle en eux.

Lorsque vous rencontrez quelqu’un, sur le divan ou ailleurs parfois, vous êtes le témoin du rapport qu’il entretient avec la parole, à travers la manière dont le langage fonctionne en lui et l’ouvre au réel ou le distrait de ce qui le fait vivre. Ce travail n’est jamais terminé et il est toujours nouveau. Conduire une cure, c’est se laisser guider par ça. On peut passer de longues années sur un divan pour… éviter de faire l’expérience de la vérité. Certains payent même très cher pour cela.

De la même façon, il peut se faire que rien ne se passe pour quelqu’un qui fait sa communion et fréquente les sacrements. Il peut y avoir une espèce de ronron dans la direction spirituelle. On peut ainsi passer toute sa vie à croire qu’on est un bon chrétien.

F.M. C’est donc l’obéissance à l’esprit qui nous sauve…

En sachant que l’Esprit de Dieu n’est pas réservé aux chrétiens… Être chrétien, c’est devenir un homme en vérité à la suite du Christ. Est chrétien celui qui devient homme. Il ne sait pas toujours que c’est en Jésus Christ que cela se passe. Mais là n’est pas notre affaire.

Denis Vasse s.j.

(Parcours proposé par Françoise Muckensturm)


(1) Notamment : « Le temps du désir« (1969), « Un parmi d’autres« (1978), « Inceste et jalousie« (1995); mais aussi « L’Autre du désir et le Dieu de la foi, lire aujourd’hui Thérèse d’Avila« (1991), au Seuil. « Se tenir debout et marcher« (1995) chez Gallimard.

(2) Elle tient de son rapport paradoxal à une altérité essentielle, au grand Autre.

« Il n’y a pas d’image d’identité, (de) réflexivité, mais rapport d’altérité foncière.

Il y a deux autres à distinguer, au moins deux – un Autre avec un A majuscule, et un autre avec un petit a, qui est le moi. L’Autre, c’est de lui qu’il s’agit dans la fonction de la parole ». Jacques Lacan, Le séminaire, livre II. p. 276

Cette « altérité foncière », c’est l’Autre. L’homme est uni à l’autre dans lequel il se reconnaît comme « un parmi d’autres » par le lien d’une Parole tierce et originaire, celle d’une altérité radicale, celle d’un Autre – qui, lui, n’est relatif à rien ou n’a pas d’autre, n’entre pas dans la proximité que pourtant il fonde. Il est et n’est pas le sujet, mais cela même qui lui permet de l’être…au même titre que l’autre. Il est, comme dit Lacan, le trésor des signifiants.

(3) Manière de ponctuer, d’interrompre, de marquer le rythme et les silences, de souligner… qui fait qu’un langage nous parle par la voix de quelqu’un.

(4) Dante, La divine comédie, L’enfer, chant III. Che fece… Il gran rifiuto

Pour certains d’entre nous, il vient, ce jour implacable

Où il nous faut choisir de dire

Le grand OUI, ou le grand NON.

Celui qui le tient prêt en soi, ce OUI,

Le manifestera tout de suite.

Les routes de sa vie s’ouvriront aussitôt

et l’estime des autres accompagnera ses pas.

Mais cet autre qui refuse,

Nul n’osera dire qu’il ment;

Il affirmerait NON plus fort

Si on l’interrogeait à nouveau.

C’est son droit – et pourtant cette petite différence,

Un NON pour un OUI, oppresse toute sa vie

et l’enlise.

(5) Le double tour est à entendre comme un tour donné du côté du témoin qui n’est pas là ou qui fonctionne comme faux témoin, menteur, et un tour donné du côté de l’enfant qui veut ne rien savoir plutôt que de risquer sa vie. A la place d’un lien de parole dans la foi, un faux témoignage qui ne lève pas le doute.

(6) La raison, ici, est à prendre au sens philosophique du terme : « homme raisonnable », qui n’a rien à voir avec « la rationalisation » ou « les motivations » avec lesquelles on la confond aujourd’hui.