« Il n'y a que dans l'ouverture à l'Autre
que la question de la vérité qui parle peut se poser. »

Entretiens - Naître pour la mort – Naître à la vie

Naître pour la mort – Naître à la vie ( du 27 juin au 1° juillet 2005 )

Denis VASSE – Interview à la radio suisse romande – Espace 2 – A vue d’esprit

Première émission : La vie ne peut que se donner

La vie ne peut que se donner, se recevoir, se partager, mais en aucun cas elle ne se possède. Cette semaine, nous vous entraînons dans une réflexion profonde, à la frontière entre philosophie, théologie et psychanalyse. Nous vous entraînons surtout à la découverte d’un penseur, le jésuite et psychanalyste Denis Vasse.

Denis Vasse est connu pour avoir éclairé d’une façon originale, en partant de son travail de psychanalyste, des questions spirituelles, théologiques, philosophiques fondamentales. Parmi elles, le rapport à la vie, à l’altérité, à la parole, à la chair également. Sa réflexion s’enracine dans des récits d’hommes et de femmes, d’enfants aussi qui n’arrivent pas à entrer dans la vie, qui refusent l’autre, le réel, qui s’imaginent que la vie ne leur a pas vraiment été donnée, qu’elle ne leur a été donnée que pour mieux être reprise plus tard et que l’amour que, soit disant, on leur porte, n’est qu’une manière de les empêcher d’être eux-mêmes. Ils font écho à tout ce qui, en nous, refuse d’entrer dans la vie pleinement. C’est à une écoute exigeante que nous vous invitons, autour de thèmes tellement centraux que l’on ne peut que progressivement y entrer. Des thèmes autour desquels nous tournerons, nous reviendrons durant toute cette semaine, comme face à un tableau, qui progressivement se dévoile et qui communique au-delà des mots.

Je pense qu’il n’y a qu’une structure humaine. Nous ne la comprenons, nous ne la touchons que par le biais de la pathologie. D’une certaine manière, c’est pareil dans l’ordre de la vie spirituelle. La possibilité que nous avons de découvrir en nous la parole véritable, c’est-à-dire le fait que ça parle en nous, c’est quand même la découverte du péché. C’est cela même qui s’oppose à ce que nous puissions dire, parler, consentir à ce qui se révèle en nous, c’est cela même qui nous fait éprouver, justement, la force de ce qui se révèle, autrement dit la vie. Et tout homme naît parlant. C’est par ce que nous sommes parlants que nous apprenons à parler. C’est parce que nous sommes constitués, intimement, dans notre chair, par la parole que nous apprenons à parler. Mais, apprendre à parler, c’est justement découvrir ce que c’est que vivre, ce que c’est que la vie qui se révèle en nous.

Denis Vasse, selon vous il y a vraiment une structure commune. Est-ce ce que, à la base de cette structure, il y a justement un consentement, qu’on donne ou qu’on ne donne pas, à la vie qu’on a reçue et qu’on n’a pas demandé ?

Voilà : la vie qu’on a reçue et qu’on n’a pas demandé, c’est le langage du névrosé. Et oui, c’est le langage de tous, d’une certaine manière. Dans l’ordre de la conscience, on pense comme ça. Mais, vous voyez bien que c’est là un vrai problème qu’il faut bien entendre, c’est que la vie est ce qui se donne. Or, nous sommes vivants quand nous disons que nous n’avons pas demandé la vie. Autrement dit, nous pensons avec une force formidable que la vie ne nous a pas été donnée, qu’on ne l’a pas demandée, dans l’acte même où nous sommes vivants. Et justement, le fait de dire non – nous y arrivons -, c’est la manière de ne pas consentir, avant même la conscience de la parole, à la vie qui se donne. La vie ne peut que se donner.

Vous dites « ce non peut-être dit avant l’accès à la parole » ça veut dire que ce non peut-être dit chez un très petit enfant.

Oui, très petit, très petit. Il peut être pas dit, mais actué dans ses muscles eux-mêmes. Par exemple, l’anorexie, ça commence très tôt. Ce n’est pas qu’il ou elle n’a pas dit non. C’est qu’il dit non de tout son être. C’est comme s’il refusait, avec l’énergie même de la vie qui se donne, qu’elle se donne. On va parler en ne pas parlant. Par exemple, les autistes, les gens qui ne peuvent pas et ne veulent pas parler (parce que les deux sont vrais), eh bien, vous voyez bien que vous mettez un autiste dans une société quelconque, ça fait un bruit formidable. Non seulement un bruit, mais souvent ce sont des psychotiques, et par conséquent des gens qui vont tenir une place extraordinaire.  En général, ils montent sur les épaules, il tirent les cheveux de leur mère, etc.. Donc il y a quelque chose qui…, une parole qui ne se veut pas. Qui ne se révèle pas. C’est-à-dire que toute vie se révèle. Et elle se révèle par les mouvements, par le corps quelle est et qu’elle habite. Mais aussi, si elle se révèle, au sens rigoureux du terme, c’est qu’elle parle. Comme l’a dit Lacan : « ça parle ». Donc, c’est ce « ça parle » qui devient le sujet parlant. Ne pas parler, c’est refuser de se révéler, c’est-à-dire c’est refuser d’être. Parce qu’il y a souvent une peur de la vie, ou que la vie se présente, dès tout petit ou dès avant la naissance, et à la naissance en particulier, comme quelque chose dans quoi on ne peut pas entrer. « J’ai peur ! ». Et dans cette mesure-là, ne pas vivre, dire non à cette vie qu’il ne veut pas, c’est cela vivre, pour celui qui est un cette problématique là.

Denis Vasse, pour, peut-être, qu’on puisse avoir un visage sur ce que vous nous dites, vous avez publié récemment un livre qui s’appelle « La grande menace », où vous parcourez les deux ans de psychanalyse que vous avez vécue avec le petit Christian, je crois qu’il avait entre quatre et six ans, et qui justement, à un moment de la psychanalyse, va, avec ses mots à lui, parvenir à dire, en fait, que la vie, il l’a reçue, c’est certain, mais il l’a vécue comme un rejet plutôt, comme le fait d’être éjecté. Est-ce que vous pouvez nous raconter cela ?

C’est un petit garçon, qui a quatre ans et demi quand il vient me voir. Je parle avec ses parents, je les interroge sur ce qui est arrivé, j’apprends un certain nombre de choses, qui sont de l’ordre de ce qu’on dit comme ça ultérieurement, mais qui peuvent être vécues, sans en avoir conscience, par un enfant dans le ventre de sa mère ou par un enfant qui naît. C’est une femme, dont elle-même raconte un certain nombre de circonstances gravissimes, où, je ne sais plus trop bien, c’est son père qui tapait dans le ventre de sa mère au moment où elle est née. Et cet enfant, qui est le deuxième d’ailleurs (il vient après une petite fille), c’est un petit enfant qui ne joue pas en récréation, qui ne parle pas chez lui, ou, quand il parle, il attrape des colères. En général des colères qui se réalisent sous le lit de sa propre grande sœur, qui a pas tout à fait deux ans de plus que lui. Toutes les mères savent ce qu’est la colère d’un enfant. C’est quoi ? C’est quelque chose qui se ferme à tout, avec une violence ! Le monde entier ne peut rien contre un enfant qui dit non !

Denis Vasse, pour reprendre une expression que vous avez utilisée tout à l’heure, vous avez dit « ça parle en nous », ça parle, mais encore faut-il qu’on le laisse parler…

Non, je crois que de toute façon ça parle. Mais c’est ça qui est refusé. Nous sommes une parole vivante.

Quand vous dites « ça parle » il faut bien l’entendre au sens large du terme. Ce n’est pas simplement des mots, mais c’est un regard, c’est un geste, c’est une capacité relationnelle avec des objets, des personnes…

Freud lui-même dira que à la place du « ça » surgira, viendra le « je », le sujet. Le « ça parle », c’est une manière de parler, mais comme un acte qui ne dit rien, parce que le « ça » ne parle pas. Pourquoi ? Parce que si j’étais un « ça » qui parle, je vous dirais n’importe quoi. Je serais même dans une espèce de refus de vous considérer comme sujet, et donc de vous adresser la parole. Qu’est-ce qui fait la difficulté de travailler avec un enfant psychotique ? C’est que, vous pouvez lui raconter ce que vous voudrez, c’est comme si vous ne lui parliez pas. Quand je décris Christian, je dis que pendant seize séances, il n’a pas ouvert la bouche. Ou bien il était couché sur ses bras, sur la table, ou bien il émettait des sons de pet avec sa bouche. Donc, je n’avais plus qu’une ressource, désespérée, désespérante, c’est d’entendre que ça ne parlait pas. Et que c’est bien dans la mesure où j’entendais que son attitude inconsciente était que ça ne parle pas, qu’au moins ça signifiait, entre lui et moi, que ça ne parlait pas. Parce que le bébé, il ne sait pas qu’il ne parle pas, et ne sait pas qu’il parle non plus. Et c’est pourquoi, la première manifestation de quelqu’un, pathologiquement, qui ne veut pas entrer dans la vie de la parole, c’est justement se taire. C’est ce qui encombre la bouderie dans nos familles.

Et vous dites, dans ce refus de tout communiquer, d’être en relation, finalement, c’est presque sa manière à lui, à l’enfant, de manifester son identité. Finalement, il est un « non » !

Il est une non existence. C’est ce que dit Françoise Dolto. Donc, vous pouvez le solliciter : « mais fais ceci, mais fais cela », vous pouvez les dresser à parler, mais ça ne change rien. Moi, il m’est arrivé de dire à de petits : « tu me tues ». Par ce que, vous voyez bien que ne pas parler, c’est littéralement refuser l’altérité, c’est tuer l’autre. Et regardez comment une femme qui en veut, même si elle ne le sait pas encore, qui en veut à son mari, ou qui est complètement prise par, justement, une impossibilité où son mari est de lui parler, est capable de ne pas faire exister ce qu’il dit ou ce qu’il désire. Et que c’est la violence la plus grande de la femme.

Est-ce qu’il y aune forme de vengeance là-dedans ? Une vengeance contre la vie.

Une vengeance, que j’ai appelé essentielle, qui est la vengeance de la vie.

Je vous cite. Vous dites : « il y a une forme de vengeance contre cette vie, une vie qu’on va posséder pour soi-même, et puis, finalement, ce fantasme qui va devenir un roman de vie qu’on va prendre pour la vérité, qui est finalement un mensonge.

Oui, c’est un mensonge. C’est un mensonge, pourquoi ? Parce que nous en arrivons à dire que la vie ne nous a pas été donnée, là même où nous la refusons. C’est quoi ça ?

Si je prenais une image : c’est comme si on avait une source d’eau qui coule. On construit un barrage et on me dit : « non, chez moi il n’y a pas d’eau ! »

Avec la difficulté que vous objectivez. Tandis que… C’est toute la question de la perversion humaine. C’est à dire, encore une fois, je reprends ce que je dis, cette possibilité de croire, probablement un fantasme, de croire que la vie ne nous a pas été donnée, là même nous la refusons. On ne peut pas mieux définir la perversion.

Si je vous ai bien compris : par ce que là où nous la refusons, c’est bien qu’elle est donnée !

Oui. Exactement.

Denis Vasse, vous dites : « ce non, il n’est pas premier ».

Non, il ne peut pas y avoir de « non » sans « oui ». Il n’y a ni non, ni oui. Donc, nous sommes dans la source du langage, mais pas du langage qui engage, en disant oui ou en disant non. Parler à quelqu’un, c’est lui dire oui ou non, c’est à dire s’engager dans la reconnaissance avec lui. C’est consentir à recevoir de lui et à lui donner quelque chose. C’est dire oui. Dire non, alors c’est comme ça que le langage devient complètement  neutre et que toute notre époque moderne, avec la science du langage qu’elle a, fait que nous communiquons comme jamais encore nous n’avons communiqué, et pourtant nous ne parlons plus.

Deuxième émission : Le refus primordial


On peut construire une vie sur le déni de sa naissance, en affirmant que la vie ne nous a pas été donnée, et que c’est la mort qui nous a été donnée. Bonsoir et bienvenue dans ce deuxième volet de notre série intitulée : « Naître pour la mort, naître à la vie », série que nous passons en compagnie de Denis Vasse, psychanalyste, jésuite.

Denis Vasse est l’auteur de plusieurs ouvrages qui ont influencé la théologie. Théologie existentielle, qui cherche à repenser la foi à partir à partir du vécu des hommes. Car, précisément, Denis Vasse a construit sa pensée à partir des confidences de son cabinet de psychanalyste. Et il a en est arrivé à exprimer avec des nouveaux mots, des affirmations théologiques aussi fondamentales que, par exemple, le péché originel. Pour lui, il y a quelque chose de commun entre le récit de la Genèse et ces hommes et ces femmes qui, sur le divan, affirment que la vie ne leur a pas été donnée, qu’on les a trompés, et que c’est la mort qu’on leur a donnée. Un refus de la vie, qui se traduit en refus de l’autre, de la réalité et qui conduit ces personnes à vivre dans leur bulle. Bulle dans laquelle nous vivons tous, par moments, dans nos vies, soyons honnêtes ! Alors, la faute aux autres, aux parents, à Dieu, ou à un « non » à la vie qui se dit en nous… inconsciemment ?

Quand on dit que la vie ne nous a pas été donnée, vous voyez bien que, au lieu de découvrir, ou de laisser se découvrir ce qui dit non à la vie en nous, nous allons accuser l’autre de ne pas nous donner la vie.

C’est la faute à l’autre !

Nous allons accuser l’autre. Autrement dit, c’est la dimension paranoïaque de l’humanité qui accuse l’autre de ce qui l’agit.

Mais en même temps, c’est peut-être la faute aussi à l’autre, si on a une mère… On évoquait, hier, des mères qui ont elles-mêmes vécu des choses assez douloureuses, qui n’ont pas su accueillir un enfant… Si on est dans des circonstances de guerre, ou pénibles… Tout dépend du milieu dans lequel on vit, dans lequel on arrive… Ça va être plus ou moins facile…

Ce que vous dites que est juste. Ce que je crois, c’est que une psychanalyse, même d’adulte, qui croirait quelle est arrivée à son terme parce qu’elle est entièrement explicable par ce que les autres lui ont fait, serait une tromperie majeure. Serait un mensonge majeur.

Est-ce que ça veut dire, Denis Vasse, que la liberté est un leurre, d’une certaine manière ?

La liberté, ce n’est pas le choix secondaire, comme aller voter, etc…. Bien sûr, c’est ça… Mais la liberté fondamentale, ce n’est pas ça ! C’est un consentement, que nous ignorons, à la vie qui nous inscrit dans l’existence, et dans l’être, et dans la vie, justement dans la rencontre avec quelqu’un d’autre. Le déni de la vie va être aussi une manière de ne rencontrer personne.

Ce déni de la vie, il peut exister chez des adultes qui sont, par ailleurs, totalement inconscients de ça. Enfin, ce n’est pas du tout… Et pourtant, il y a ce nœud fondamental qui est là, quoi !

Bien sûr, bien sûr ! Et même qui est le nœud le pire. Vous pouvez construire une vie sur le déni de votre naissance. Ce sont ces gens-là qui vivent soit dans la tête (ils peuvent être même de brillants intellectuels), soit dans l’imaginaire. « Il est dans sa bulle », comme on dit.

Et ça a quelles conséquences, dans la vie concrète ?

Eh bien, ça a qu’ils ne sont plus incarnés. Ça a qu’ils ne vivent plus dans la chair. Il n’y a pour l’homme de possibilité que de vivre dans la chair. Et, dès qu’il déserte sa chair, eh bien, il a un corps imaginaire, un corps en images. Et donc il va construire… On peut faire des profils de carrière et des beautés réalisées comme ça… Le monde moderne est très fort pour ça… C’est-à-dire, vous allez passer votre vie à habiter une image. Mais vous voyez bien que c’est la catastrophe ! Habiter une image, c’est se mettre dans un endroit où on ne rencontre personne. C’est comme le lieu de la… l’objectivation de notre volonté propre. Alors que parler, c’est constamment poser quelqu’un dans l’existence, et recevoir de lui.

Et donc, celui qui est dans son imaginaire, dans son cerveau, dans sa tête, d’une certaine manière, il n’a pas la vie en lui, il n’est pas un vivant parmi les vivants.

Il n’est pas vivant. Et c’est ce qui vous disent d’ailleurs. Un jour, il y a un garçon, 18 ans après, qui m’a dit : « Moi, je suis comme une éponge sur le bord d’une baignoire. Ma mère ne m’a donné que la vie. » Ça voulait dire : ne m’a pas donné de nom. Et il disait : « Le nom, c’est comme un chapeau sur la tête. » Donc, vous voyez bien que quelqu’un qui se bâtit comme Gretta Gargo, au lieu de se bâtir dans l’altérité, dans un rapport vivant, qui exige un tiers d’ailleurs, eh bien, au lieu de se bâtir dans un rapport de vie et de chair, et que vous vous bâtissez sur l’image ou sur les canons de la beauté, le jour où vous ne pouvez plus vous regarder dans une glace, c’est catastrophique ! Vous n’avez plus qu’à vous enfermer ! Vous disparaissez avec votre image. C’est l’histoire de Dorian Gray, etc.

On n’est plus qu’une façade. Avec, derrière, un gouffre…

… (Inaudible. Rien ?). Et alors, forcément, vous voyez bien comment cette découverte-là, c’est quoi ? C’est ce qui se passe déjà dans l’enfant qui pleure. Comme c’est impossible, parce qu’il n’a pas de critères, parce qu’il est en colère, parce qu’il est hors de lui, qu’est-ce qu’il fait ? Il va dans les bras de sa mère. Qu’est-ce qui le fait aller dans les bras de sa mère ? C’est la vie ! Il va dans les bras de sa mère, et si sa mère n’est pas trop malade, elle va dire « mon chéri, qu’est-ce que tu as ? », et puis elle va lui dire « tartanpion, etc…. ». C’est à dire, là où lui va exprimer que tout est absent de lui, dans un espèce de désespoir, c’est littéralement sa mère qui le maintient dans la vie. Mais, supposez que cette femme souffre elle-même d’avoir été ainsi rejetée, sans qu’elle le sache, elle ne va pas pouvoir lui parler. Moi, je connais des femmes qui se sont débrouillées, découvrant ça en elles de manière épouvantable, qui se sont débrouillées pour aller confier à un organisme ou à quelqu’un leurs enfants, sachant qu’elles ne pouvaient pas avoir de rapport constitutif avec elles, pour pouvoir se suicider.

Quand on entend ça, Denis Vasse, est-ce que, justement, il y a une telle peur de la parole qui pourrait toucher, de l’Autre, où il pourrait y avoir un lieu de rencontre, finalement, que, du coup, toute rencontre est totalement menaçante ?

Voilà ! Toute rencontre est totalement menaçante !

La rencontre, c’est la mort.

La rencontre, c’est la mort ! C’est la mort dans la mesure où je n’en veux pas. Puisqu’elle se présente comme ce qui tue. C’est une rencontre duelle. C’est une rencontre… C’est comme si c’était l’autre qui était la vie toute entière, et que pour être vivant moi-même, je devrais être comme lui. Mais c’est la mort ! C’est bien ça qui existe dans le rapport duel entre mère et enfant, et où, pour vivre, l’enfant doit devenir la vie de la mère. C’est-à-dire, c’est comme si j’avais Dieu en face de moi… !

Il doit fusionner, il ne doit plus exister. Il n’a plus le choix quoi !

Il doit fusionner ou être complètement séparé, ou être abandonné. Tous les êtres qui ont eu le risque, dans leur existence, de fusionner comme un objet avec père ou mère, justement, vont se retrouver dans l’abandon. Mais, vous envoyez bien qu’on ne peut pas plus vivre de fusionner que d’être abandonné. Dans l’abandon, souvent, on élabore le roman de devenir indépendant ou autonome, n’est-ce pas… Mais ça n’existe pas ! On ne peut devenir autonome, dans une rencontre, où ni l’un ni l’autre des termes n’absorbe ou n’évacue l’autre, c’est-à-dire une rencontre qui a lieu finalement par la médiation d’un tiers.

En ce sens-là, on pourrait dire, d’une certaine manière, on est tous à la fois habités par la peur qu’on nous aime, au point de nous détruire, par la peur également de donner. En même temps, on a envie de donner, mais on a peur de se perdre. On est tout le temps un peu pris dans cette ambiguïté-là.

On a peur… On a peur de ce qu’on appelle l’amour. Pour autant que l’amour n’a pas d’autre possibilité de vous dévorer. Aimer, c’est aimer comme on mange ! Et d’ailleurs, c’est courant : on en mangerait ! J’ai entendu… Quand j’étais gosse, je me souviens d’une tante, qui soignait une de mes cousines d’ailleurs, et qui, au cours de la toilette, lui disait : « Ah ! Que c’est bon ! On en mangerait ! ». J’étais effrayé !

Comment qu’on n’a pas… Parce qu’il faut bien, quelque part, faire cette expérience qu’il existe un amour qui nous laisse être nous-même, qui, au contraire est content qu’on soit différent, qu’on soit autre. Si on n’a pas c’est l’expérience-là, comment est-ce ce qu’on peut y accéder ?

On n’y accède pas. C’est qu’on a fait l’expérience d’un amour mensonger. C’est-à-dire d’un amour qui dévore et qui laisse tomber. D’une vie qui se donne et qui se reprend. On a là le fantasme fondamental qui fait qu’on refuse Dieu.

D’ailleurs, vous citez dans votre livre « la dérision et la joie », vous faites allusion à Genèse 3, au serpent. Vous dites : le pervers, ou celui qui n’a pas fait l’expérience d’un amour qui peut nous laisser être nous-même, finalement, eh bien il ne croit pas au don de la vie en vérité. C’est un mensonge ! Et on le comprend. Et de fait, il expérimente ça et vous dites : il est comme le serpent de la Genèse qui dit « vous serez vivants si vous ne mourrez pas, Dieu est un jaloux, en fait il ne veut pas vous donner la vie ».

C’est ça ! C’est exactement ça ! C’est lui qui ment, ce n’est pas moi ! C’est bien ce que vous disiez tout à l’heure, sous la même forme. Vous disiez : « Mais enfin, si une femme a eu tellement de malheurs, etc., qu’elle ne peut pas parler, alors voilà, tout état de cause de lui… » Mais, justement, cela correspond au fantasme fondamental qui nous habite originellement (pas originairement, mais originellement), c’est-à-dire ce fantasme que la vie est un objet qu’on nous a donné et qu’on peut le reprendre.

Sans cela, il aurait presque mieux valu qu’on ne nous la donne pas.

Exactement !

Denis Vasse, comment est-ce qu’on peut, par ce que vous faites un tableau qui paraît sans espoir, est-ce qu’on peut désamorcer ça ?

C’est sans espoir.

On ne désamorce jamais ça ?

Ce qui peut désamorcer cela, c’est… s’il est vrai que le désir de l’homme est le désir de l’Autre, c’est un Autre, dont nous dépendons dans la mesure où ce qui nous fait vivre de désir, c’est bien l’altérité, ce que nous cherchons et non pas ce que nous projetons, c’est ce que nous découvrons dans la mesure où nous cherchons, et ce n’est pas forcément ce que nous cherchions. Donc le « désamorcement » de là apparaît toujours comme, justement, le don d’une vie qui n’est pas ça, vous comprenez ? Qui n’est pas ça et en tous les cas qui ne se construit pas ce moment-là. Qui dit que la vie, la vie donnée, c’est la vie. Et à quoi on reconnaît la vie donnée ? Ce n’est pas parce qu’on la garde. C’est parce qu’elle se donne en nous de la même façon.

Je la partage. Je l’ai reçue gratuitement, je ne l’ai pas volée, on ne va pas me la reprendre.

Voilà. C’est les phobiques qui croient qu’ils ont volé la vie. C’est pour ça qu’ils ne parlent pas. Parce que si je parle, on va croire que je l’ai volée. Si je parle de la vie, on va croire… Et vous voyez bien que c’est là où ils sont persuadés par eux-mêmes, c’est-à-dire dans le dédoublement d’eux-mêmes, justement, qu’ils l’ont volée. Qu’ils ne devraient pas l’avoir.

Et c’est complètement fou hein ?

C’est la folie. Mais, vous voyez bien, que c’est très important de percevoir cette radicalité-là pour découvrir à quel point ce qui désamorce cette chose-là, c’est le salut.

Qu’est-ce que vous mettez derrière ce mot : le salut ?

Être sauvé de cette perspective-là.

Et ça, ça pourra se faire grâce à la rencontre avec quelqu’un d’autre, une altérité quelconque.

C’est la rencontre avec quelqu’un qui témoigne que la vie qui n’est pas perverse, c’est-à-dire qui se donne sans se reprendre, c’est vrai. C’est la vérité que la vie est vraie dans cette mesure-là et que si nous faisons l’expérience d’une vie vraie, quelle qu’elle soit dans sa modalité, c’est cela, justement, le pardon, c’est-à-dire que nous est redonnée, justement, une vie que nous avions perdue.

Troisième émissionLa parole


Si l’on peut se parler les uns aux autres, c’est parce que nous avons une origine commune. Là, on parle d’une parole avec un « grand P », une parole dont on peut avoir peur, une parole que l’on peut refuser aussi. Nous sommes en compagnie, toute cette semaine, de Denis Vasse, jésuite et psychanalyste.

Denis Vasse est connu pour avoir éclairé d’une façon originale, en partant de son travail de psychanalyste, des questions spirituelles, théologiques, philosophiques, fondamentales. Parmi elles le rapport à la vie,  à l’altérité et à la parole, notre thème ce soir. Il a travaillé ces thèmes à partir des confidences de ses patients. Parmi eux, un petit garçon, Christian, qui est venu le voir lorsqu’il avait quatre ans, un petit garçon qui parlait peu, qui refusait de communiquer au point même de dessiner avec un crayon blanc sur une feuille blanche. Denis Vasse vient de publier l’ouvrage qui relate les deux ans de cette psychanalyse, à travers les dessins de Christian et les dialogues entre le psychanalyste et l’enfant. Ça s’intitule « La Grande Menace » et s’est paru aux éditions du Seuil.

Il est constitutif de la vérité de parler, c’est-à-dire de se révéler.

Denis Vasse, le terme de « parole », « parler », c’est un terme qui revient souvent quand on vous écoute, quand on vous lit. Moi, j’aimerais que vous précisiez : qu’est-ce que vous dites par « parole », quand vous l’écrivez avec un « grand P » ?

Quand je l’écris avec un « grand P », je la mets en place d’origine. C’est-à-dire… Il n’y a pas de parole en dehors de l’acte de parler. Donc la parole est l’acte dans lequel se révèlent et le sujet qui parle et celui auquel il parle. S’il y a parole entre nous, ce n’est pas parce qu’il y a une parole qui serait la mienne, et qui serait tellement forte que vous seriez obligée de m’écouter. Non, du tout ! Il y a là quelque chose qui est de l’ordre de l’unité de ce qui nous fait vivre ou parler. De ce qui fait que nous nous révélons dans la vie.

Est-ce qu’on peut dire que pour qu’il y ait parole, il faut d’abord qu’il y ait deux sujets ? Et deux sujets capables d’entrer en relation avec l’autre.

Non, non ! Il ne faut pas qu’il y ait d’abord deux sujets. Il faut qu’il y ait une origine, qui soit l’origine de vous et de moi. Nous ne sommes pas les mêmes, nous n’avons qu’une seule origine et cette origine n’est ni vous ni moi. Elle est ce qui nous fonde dans l’alliance même où nous sommes, quand nous nous parlons. C’est là que dit la Genèse au début : c’est dans la reconnaissance de la femme par l’homme, comme étant « la chair de sa chair ». D’une certaine manière, il dit qu’il est de sa chair, qu’il est né d’elle. Il est né d’elle, mais, vous voyez bien, et c’est ça la force du texte, la femme, elle a été prise dans la chair d’Adam, dans la côte d’Adam, et elle a été présentée par Dieu, c’est-à-dire par celui qui a créé Adam, et c’est elle qu’il lui donne comme femme. À ce moment-là, la différence entre l’homme et la femme, c’est l’unité d’une différence. C’est dans cette différence que nous sommes un. Et un de Dieu.

Je vais essayer de redire ça avec mes mots. Vous allez me corriger. Est-ce qu’on pourrait dire qu’il y a un lieu, une manière d’être, comme celle que vous venez de nous décrire, où on se reconnaît. On va utiliser le terme public de « frère », de « sœur », etc. On se reconnaît une même origine, on se reconnaît un lien, il y a une généalogie. On n’est pas (pour le coup, on parlait les autres jours de « bulle ») on n’est pas une bulle qui est venue là toute seule, etc. On est dans une unité et en même temps cette unité n’est pas de l’ordre de la fusion. C’est une unité qui respecte notre différence. Alors que, quand on est dans le monde « du pervers », c’est tout des bulles, l’une à côté de l’autre, ou si c’est une unité, il n’y a plus personne.

C’est une unité imaginaire ! C’est une unité imaginaire, c’est-à-dire une plus grosse bulle que les autres. Mais quand vous avez dit « cette union… », vous voyez bien que l’union dans la différence c’est quoi ? C’est la communion ! Et nous n’avons pas d’autre… L’homme n’a pas, je vous assure que c’est vrai, n’a pas d’autre perspective d’unité que celle de la communion. C’est dans la mesure où il communie, qu’il est à la fois lui-même, souverainement lui-même, et qu’il est souverainement en communion avec toutes les unités qu’il rencontre.

Denis Vasse, quelle parole, au sens large du terme (on n’est pas en train, ici, de parler uniquement de mots, on sent qu’on est bien plus profond que ça), quelle parole va permettre au petit d’homme d’entrer dans cette communion  ?

Son nom. C’est pour ça qu’il est baptisé. Le réel de notre corps, ce n’est pas l’image que nous en avons. C’est notre nom. Nous n’avons pas d’autre possibilité d’atteindre quelqu’un dans la chair qu’en le nommant. Et ça, jusqu’à la fin de notre vie. Et c’est ça le paradoxe : c’est que le nom est la personne, est la chair personnalisée de quelqu’un.

Alors qu’on est du côté de la névrose ou de la psychose, on va avoir l’impression que le nom est, en fait, une étiquette. Mais que c’est quelque chose de différent de nous.

Oui, oui ! Tout à fait ! Bien sûr !

Vous parlez beaucoup aussi, quand vous citez des exemples de psychanalyse, de cette peur de la parole, de cette fermeture à la parole.

C’est la résistance. C’est la découverte majeure de Freud. Freud découvre que l’homme résiste à la parole, qui est parole de vérité, mais qui est, justement, la vérité qui se révèle, qui est la manifestation du sujet. Eh bien, il résiste à la parole. Alors, c’est ça la psychanalyse ! On parle de transfert, mais le transfert c’est le lieu où vous ne voyez pas celui à qui vous parlez et, d’une certaine manière, vous ne parlez qu’à ce qui s’imagine en vous. Vous voyez bien qu’on est dans la même position que mon Christian, c’est-à-dire l’analyste qui … laisse parler, ou pas parler, en écoutant cette non-parole, puisque après, il va me faire des dessins, Christian…

Christian, c’est le petit garçon que vous avez eu en traitement de quatre à six ans…

Oui, de quatre à six ans. Et il va me dessiner blanc sur blanc. Et il va choisir, pendant des séances et des séances, le crayon blanc pour dessiner sur du blanc. Et c’est la deuxième fois, je crois, alors que je me préparais à jeter les papiers qu’il avait laissés blancs, je me suis dit « mais non, il faut que j’écoute jusqu’au bout ce qu’il me dit sans le dire ». Alors, j’étais à la fenêtre et j’ai repassé sur la trace qu’avait laissé la mine blanche sur le papier blanc, et c’est comme ça que j’ai pu interpréter, justement, la manière dont il y avait et des personnes, des corps d’hommes, un peu aquatiques, qui étaient couchés l’un sur l’autre, etc. et comment, après, est venue toute la colère et la violence qu’il avait derrière ou à l’intérieur de son silence, et qui était sa manière… j’allais dire sa manière de parler. Mais justement, la violence c’est une manière de parler, justement, qui ne devient jamais signifiante du sujet. Parce que c’est pas possible.

Denis Vasse, j’aimerais qu’on revienne à ce que vous disiez, de cette parole qui est vérité et qui se révèle : comment ça se fait qu’on refuse quelque chose qui paraît aussi positif ? Ma question est basique, mais pourquoi est-ce que ça ne va pas de soi d’accepter ça ?

Et bien que je vais vous le dire. C’est parce que, au lieu de nous considérer comme des vivants, c’est-à-dire des participes présent vivants – le vivant c’est celui qui participe au présent de la vie qui se donne en lui, le vivant c’est celui qui participe au présent dans sa chair invisible de la vie qui se donne en lui -, eh bien ce vivant-là, il voudrait être la vie. Il voudrait la posséder comme on possède l’or quand on est avare ou qu’on possède la dignité quand on est servile.

La posséder pour ne pas la perdre ou la posséder pour ne dépendre de plus personne ?

Pour ne dépendre de plus personne : c’est-à-dire ça s’appelle l’orgueil.

On rejoint donc le péché originel là…

Et comment donc ! Évidemment !

Vouloir être Dieu, mais ne pas accepter d’être créature…

Mais nous, nous avons une manière de le formaliser qui est complètement séparée. Nous n’avons plus la possibilité de voir le rapport d’intimité que ça a avec nous tous. La psychanalyse nous fait ressurgir cette question-là.

Denis Vasse, j’aimerais vous faire commenter le verset de l’Évangile qui dit : « La vérité vous rendra libre ». Ça, c’est la parole telle que vous l’entendez ?

Oui. « Celui qui fait la vérité vient à la lumière, dit l’Évangile, afin que soit manifesté que ses oeuvres sont de Dieu. » Justement, la vérité nous rend libre parce qu’elle nous fait reconnaître la chair véritable, c’est-à-dire celle du Christ. Celle, justement, dans laquelle la vie va se manifester jusque dans la mort. C’est à dire cette manière d’éprouver la résurrection que nous avons tous lorsque quelque chose du mensonge qui nous enfermait dans la bulle, dans le refus, dans le déni, se trouve – et c’est toujours un miracle – ouvert.

Quand vous dites « c’est toujours un miracle », c’est que finalement même le psychanalyste que vous êtes, le fin connaisseur de l’âme humaine, ne sait pas si ça va se produire, quand ça va se produire, comment… Il y a des choses qui échappent.

Il ne sait pas quand ça va se produire. Mais ce à quoi il croit, c’est justement que la vie est là et que la mort et que, d’une certaine manière, le péché n’y peut rien.

Est-ce que ça ne vous arrive pas, quand même, de désespérer face à certaines personnes que vous suivez depuis des années, de vous dire « eh bien finalement, peut-être quand même il n’y a pas la vie, quoi » ?

Eh bien oui ! Vous touchez là à un point fondamental. On m’a souvent reproché, et on a dit à tort et à travers qu’on ne pouvait pas être prêtre et psychanalyste, ou avoir la foi et être psychanalyste. Je pense exactement l’inverse ! Il n’y a que la foi en un Dieu qui nous sauve qui nous permet d’aller si loin dans la connaissance que nous avons de l’homme. Parce que la connaissance que nous avons de l’homme en vérité c’est la connaissance de Jésus, c’est la connaissance du vrai homme qui est vrai Dieu. Vous voyez bien que la vérité n’est pas de l’homme contre Dieu ou de Dieu contre l’homme. Elle n’est pas de l’homme ou de Dieu. La vérité est de l’homme et de Dieu. Et c’est ce qui est contenu dans la formule, qui est dogmatique mais qui est vraie : « vrai Dieu et vrai homme ». Vous voyez bien que ne pas consentir à l’incarnation, à la chair, c’est refuser Dieu, c’est refuser la vérité en tant qu’elle est et de Dieu et de l’homme.

Quatrième émissionL’Autre


Y a, à l’intérieur de nous, au plus profond, une vie qui cherche à se dire et à se donner. Cette vie a quelque chose à voir avec l’altérité, le rapport à l’Autre, mais on peut, inconsciemment, refuser de vivre de cette vie.

La réflexion de Denis Vasse s’enracine dans des récits d’hommes et de femmes, d’enfants aussi, qui n’arrivent pas à entrer dans la vie, qui refusent l’Autre, le réel, qui s’imaginent que la vie ne leur a pas vraiment été donnée, qu’elle ne leur a été donnée que pour mieux être reprise plus tard, des personnes qui se trouvent coupées du monde, des autres, enfermées dans leur bulle. La réflexion de Denis Vasse est complexe. Alors, pour nous permettre d’entrer davantage dans sa vision d’homme, il s’est mis, lors de notre entretien, à dessiner sur une feuille, à faire un schéma où, vous allez l’entendre, on va parler d’un moi qui se projette partout et d’une altérité qui, parfois, tout de même, émerge et parle en nous.

Denis Vasse, pour reprendre ce dont on parlait hier : cette parole, cette parole qui est chair, qui est vérité ; on a utilisé beaucoup de mots ; on sent qu’on tourne autour de quelque chose. Et là, vous venez de prendre une feuille pour qu’on avance, qu’on saisisse peut-être un peu mieux, qu’on essaie de comprendre quelque chose qu’on ne comprend pas forcément, parce que ce n’est pas de l’ordre de l’intellectualisme. Et vous venez de dessiner un petit rond, « H », l’homme, le sujet, et puis un trait, qui part loin, et on a l’Autre avec un grand A. L’Autre, vous me disiez, c’est ce qui est vraiment totalement… Ce n’est pas nos représentations, ce n’est pas à l’image qu’on s’en fait, on est vraiment dans quelque chose d’Autre.

Et d’Autre : ce qui est radicalement autre quand on parle, c’est ce qui voudrait se dire et qu’on ne peut pas dire.

Ce dont on a l’impression qu’on tourne autour, mais… voilà !

Ce qui voudrait se dire est qu’on ne peut pas dire, c’est au cœur de nous-mêmes. Cette altérité dont on parle tant, en fait, nous ne pouvons la découvrir que dans l’exacte mesure où nous ne faisons pas, en parlant nous-mêmes, obstacle à ce qui parle en nous.

C’est toute la critique que vous faites d’un savoir vide.

C’est une connaissance qui est un savoir qui voudrait être un savoir objectif, c’est-à-dire un savoir d’objet, un savoir des objets qui sont dans le monde, et donc qui sont extérieurs à nous-mêmes. Et cette connaissance-là, elle est aussi fondamentale. C’est la connaissance du monde, ce n’est pas la connaissance de la vie.

On ne connaît pas la vie comme on connaît une grenouille ?

Non. On la reconnaît. Comme quand on aime une femme. C’est tout à fait différent. Mais n’empêche que l’un n’est pas le contraire de l’autre. Tous les deux se trouvent inscrits dans le sujet naissant que nous sommes. Mais, la pulsion épistémologique, c’est-à-dire ce qui nous pousse à connaître, est (comme l’œil, comme la bouche, comme l’oreille, comme le sexe) dévoratrice : c’est-à-dire qu’elle réduit tout à elle-même, elle en jouit. Il n’y a pas de jouissance plus grande que la jouissance intellectuelle. Elle est, la jouissance du savoir, ce qui nourrit notre perversion. Au lieu d’aimer, au lieu d’avoir un rapport d’amour avec un sujet, une femme ou un homme, ça peut être le réduire, sous prétexte d’amour, à un objet d’amour.

Le réduire à l’image que je m’en fais aussi ?

Le réduire à l’image que je m’en fais et non pas à ce que je cherche et qui est en moi, plus Autre que moi-même, ce qui parle en moi, mais à ce que j’imagine être en moi. Alors, je vais aimer quelqu’un, ça va être le coup de foudre… Je vais l’avoir rencontré le jour où j’étais dans un désespoir extraordinaire, j’ai rencontré une femme qui m’a… voilà, qui m’a fait un signe… alors, et c’est le coup de foudre, c’est-à-dire je suis elle et elle est moi. Donc, j’ai entendu dire, je vous assure, pendant des années, un homme me dire : « Je suis ma femme ! » Bon, alors, ce rapport-là… – ou bien « je suis la bonté même » -, si ce n’est pas référé à une altérité qui parle en vérité, c’est forcément pas vrai que je suis la bigote, le bigot, qui veut être… la charité de Dieu incarné ! Mais vous voyez bien que cette bonté-là, elle est fondée sur la négation de la méchanceté qui est en moi. Donc, pendant longtemps, on va croire qu’on est bon, comparativement aux autres qui ne le sont pas. Ils sont méchants, tandis que moi je suis bon ! Alors, qu’est-ce qu’il se passe ? Vous allez être la bonne sœur qui croit qu’elle est toute bonne et qui va, tout à coup, découvrir que, disons, c’est fondé… elle ne le dira pas comme ça, mais elle va découvrir que, au fond, la vérité de sa bonté c’est qu’elle cache la méchanceté qui est en elle. Alors voilà : elle va avoir à découvrir la méchanceté qui est en elle. Et alors, elle va dire : mais moi, au fond, c’est la débauche. Et paf ! Ca arrive très très souvent ! Les gens qui sont bons à mourir, ils finissent par être débauchés à mourir. Mais c’est le même endroit ! Et alors, progressivement, nous existons comme ou bons ou mauvais. Regardez dans l’éducation si ça arrive souvent ! Ou bons ou mauvais ! Alors, on ne peut pas sortir de là.

Ce faisant, ce qui est constamment évité – vous voyez que ça croise, mais en même temps ça traverse la ligne selon laquelle notre désir inconscient, c’est dire celui qui nous constitue dans l’ordre de la parole que nous ne pouvons pas dire -, eh bien, il est entre les deux ! Et au lieu de stopper à cet endroit-là – personne ne nous convoque à cet endroit-là -, nous allons passer de la bonté à la méchanceté, de la méchanceté à la bonté : alors, nous sommes dans la névrose bi-polaire comme on dit aujourd’hui !

Je vais décrire notre schéma, qui a évolué pendant que vous parliez. On a le sujet, à l’autre bout on a l’Autre avec un grand A.

A l’autre bout et en dehors du cercle.

Et en dehors du cercle. Et à l’intérieur du cercle, parce qu’on est toujours à l’intérieur du cercle ; on a… ça fait une croix ; on a une des branches, c’est la bonté, l’autre des branches, c’est la méchanceté. Le fait qu’on soit toujours dans ce cercle, où l’Autre, avec un grand A, n’est pas, ça veut dire qu’il n’y a toujours pas d’altérité là ?

Alors, il n’y a pas d’altérité, sauf ce que je vous ai dit tout à l’heure, c’est-à-dire que l’altérité est à l’intérieur de nous, puisqu’elle est ce que nous désirons et que nous ne pouvons pas être, que nous ne pouvons pas nous représenter, pas plus que nous pouvons être la vie qui cherche à se dire en nous et que nous n’arriverons jamais à dire, sauf à mourir et à ressusciter. Il y a là un espace, à l’intérieur de ce cercle-là, mais qui ouvre à une intériorité, qui est quelque chose que nous ne pouvons pas nous représenter à l’intérieur de nous, mais qui fonde alors notre désir d’altérité. Cette altérité, elle est fondée par une présence qui ne peut pas être représentée dans le monde et pas davantage dans l’objet du monde que notre corps est. Il ne peut être entendu que dans le fait que nous sommes la vie, qu’il y a à l’intérieur de nous une vie qui cherche à se dire et à se donner. Et c’est ça l’altérité. Vous voyez comment l’altérité a un rapport essentiel avec l’Origine, avec ce qui est de nous et n’est pas nous.

Pour prendre peut-être la partie négative, en ce sens-là, c’est pour ça que le pervers, ou le pervers qui sommeille en nous tous, d’une certaine manière, en refusant la vie, refuse toujours l’Autre, refuse toujours l’altérité, on revient à cette image de bulle, quoi !

Mais c’est aussi dire que tout homme est pervers, que tout enfant est pervers dit Freud. Ce qu’il cherche à élaborer, en devenant bon ou en devenant méchant, même si ça se renverse, c’est la schize du pervers, c’est la refente du pervers, ce qu’il cherche à élaborer c’est un Autre, forcément puisque c’est essentiel à l’homme d’être dans ce désir qui lui fait désirer pour être ce qu’il est hors de ce qu’il peut connaître. Du coup, quand il va se réaliser, si constamment il n’est pas retraversé par ce mouvement du désir, ou ce mouvement de la parole elle-même, qui cherche à se dire comme Autre, eh bien il va projeter son moi.

En ce sens-là, le moi, ça va être la façade : soit le moi totalement bon, c’est l’image…

C’est l’image. Alors, qu’est-ce qu’il va faire ? A la place du grand Autre, dans son domaine imaginaire, il va construire un moi qui va être tout bon ou tout mauvais.

Qui ne sera pas lui, d’une certaine manière.

Non, qui sera son moi ! Son moi tout seul : tout homme, toute femme, petit… Regardez, un enfant qui grandit, c’est toujours moi tout seul… Je vais faire ça ( ?) moi tout seul ! Ou bien, quand ce n’est pas plus tout seul, c’est pour manipuler l’autre, c’est à dire ( ?)… Moi tout seul ! Moi qui est seul d’être tout.

En même temps, Denis Vasse, on n’est pas uniquement, sauf cas grave, on n’est pas uniquement dans le moi. Le sujet reste. Quand est-ce qu’il émerge ? Quand est-ce qu’on le repère ?

Le sujet ne reste pas ! C’est comme la parole. La parole ne reste pas.

Mais, de temps en temps, il émerge, non ? De temps en temps, la parole, elle surgit ?

Oui, mais elle ne surgit pas une fois pour toutes ! Le sujet est constamment naissant. C’est la métaphore vivante de la vie. C’est qu’il n’y a pas de parole si je ne vous parle pas. Aucun texte écrit n’est une parole. Pour qu’un texte soit la parole, fût-elle celle de Dieu, il faut qu’elle soit mise en pratique. Il faut qu’elle ait un corps. « Tu m’as donné un corps, alors j’ai dit « voici je viens pour faire ta volonté » ». Le grand Autre de Lacan c’est une instance dont la psychanalyse a besoin pour maintenir l’ensemble du système. Le grand Autre de Lacan, en rigueur de termes, n’est pas le Dieu de la foi, même si d’une certaine manière il en indique la place. Le Dieu de la foi ce n’est pas le grand Autre. C’est le grand Autre qui, en tant qu’il parle en vérité, c’est-à-dire qu’il se manifeste comme la vie même dans toutes nos vies, qu’il parle en vérité, eh bien n’a pour se faire, qu’une solution, qui est celle de l’origine, c’est-à-dire de s’incarner, c’est-à-dire de se révéler. La question de l’humanité, c’est la vérité de la vie ! Ou la vie est vraie et on est emporté vers la vérité qui vit, ou bien c’est une illusion et alors, bon, c’est le nihilisme.

J’aimerais juste revenir sur cette idée de sujet naissant. Vous dites, bon, c’est sans cesse naissant. Mais est-ce ce que quand le moi tombe, ou quand la façade tombe, enfin, le sujet naissant, il ne grandit pas quand même un peu ? Sans vouloir l’objectiver, mais est-ce que ce n’est pas à quelque chose… on parlait de colonne vertébrale, enfin des images comme ça…

Je crois que la meilleure chose que je peux vous dire c’est ce que dit Saint Paul, ou ce que dit Thérèse d’Avila, ou ce que dit tout chrétien : ce n’est plus moi qui vis, c’est Lui qui vit en moi. Ce qui n’est pas une négation de la vie, mais qui au contraire, justement, c’est ça qui est le don nouveau ( ?). Quand vous aimez quelqu’un, que quelqu’un vous aime – bon, alors, c’est encore un peu métaphorique, parce qu’on a l’impression que c’est imaginaire -, mais il vit en vous et vous vivez dans l’amour.

Et en ce sen-là, ce sujet ne meurt pas, d’une certaine manière.

S’il meurt, c’est qu’il n’est pas vrai. Du moment que nous sommes vivants, c’est que nous ne sommes pas appelés à mourir. Alors justement, c’est ça la question, c’est que la mort, qui est interprétée dans la sagesse des nations comme le résultat, le salaire du péché, la mort, c’est-à-dire la disparition de l’imaginaire, va devenir le signe de la résurrection.

Alors, je vais peu-être le dire plus simplement, mais la mort, comme la disparition de nos projections, de l’image que l’on a de nous-même, de tout ce lieu où on n’est pas du moi.

C’est moi tout seul. Le moi est toujours tout seul, parce que, comme dit Freud, il ne vit que de se défendre. C’est une construction de défense. Donc, vous n’êtes vous-même que dans la mesure où vous n’êtes pas votre frère. Ce qui est dit dans la foi, c’est : « vous n’êtes vous même que dans la mesure où vous vivez dans l’unité avec votre frère ». Non pas que vous êtes moi tout seul, mais que vous êtes seul avec le vivant.

Cinquième émissionLe désir fondamental qui habite l’homme


Il y a en l’homme un désir profond, plus profond que tous les autres, un désir fondamental, inconscient et l’essence de ce désir est ouverture à l’Autre. Affirmation interpellante pour nous qui avons plutôt l’habitude de vivre dans des bulles plus ou moins étanches. Dernier volet de notre série d’entretiens avec le psychanalyste jésuite Denis Vasse, une série que nous avons intitulée « naître pour la mort, naître à la vie ».

La vie est fondamentalement quelque chose qui se donne, qui se reçoit, qui se partage, mais qui ne se possède pas. Or, pour certains d’entre nous ou à certains moments de notre existence, la vie nous apparaît comme un cadeau empoisonné, comme si, en fait, ce n’était pas tant la vie qui avait été donnée, mais la mort. Derrière cela se trouve un refus primordial, refus inconscient le plus souvent, d’entrer dans l’existence. C’est autour de cette problématique que nous avons cheminé, cette semaine, avec Denis Vasse. Cheminé, tâtonné, dans cette pensée complexe, parce qu’elle touche aux racines de notre être. Denis Vasse est l’auteur de plusieurs ouvrages, qui ont largement influencé la pensée théologique. Une pensée existentielle, car précisément Denis Vasse part des confidences de son cabinet de psychanalyste, pour élaborer sa pensée et pour redire avec des nouveaux mots des affirmations théologiques aussi fondamentales que le péché originel, la parole, l’Autre, la chair. Dernière étape, aujourd’hui, pour découvrir cette pensée, pas facile, mais ô combien enrichissante.

Denis Vasse, vous écrivez que l’essence de l’homme, ce qu’il y a de plus fondamental en chacun de nous, en chaque humain, vise à l’ouverture au réel, à l’altérité.

Oui, parce que, sinon, nous ne serions ouverts, nous ne serions ordonnés, qu’à ce que nous connaissons comme objets. Or nous savons bien que réduire l’autre à un objet c’est justement le tuer, c’est justement en jouir jusqu’au bout, c’est-à-dire le consommer.

Par ce que, Denis Vasse, les jours précédents, justement, on définissait cet homme qui refuse la vie, qui refuse l’altérité, comme quelqu’un qui est dans une bulle, qui finalement ne vit qu’au milieu d’objets, même si c’est des personnes, qu’on utilise, qu’on prend, qu’on jette, comme des mouchoirs en papier, voilà !

Je crois que cette relation-là, de transformer en objet pour soi, qui vous fait vivre, c’est à la fois le fondement de toute idolâtrie. C’est-à-dire, l’idolâtrie, c’est ce qui donne à l’objet le pouvoir qu’il n’a pas, et donc c’est imaginer qu’il parle, et c’est-à-dire qu’il vous aime. Or, un enfant par exemple, un enfant qui devient objet, il devient l’objet de sa mère, l’objet d’amour. Les enfants qui ont été les objet de consolation d’une mère triste, c’est épouvantable ! Ils vont se débrouiller, incarner cet objet de tristesse. Une femme, que j’ai suivi pendant des années, et qui avait la possibilité, qui avait trouvé quand elle était petite la possibilité de déclencher des crises terribles ; elle était devenue l’incarnation de la crise de ses parents. Par ce que ses parents… Sa mère s’était trouvée dans un espèce de désespoir au moment même où elle a été conçue et où elle est née. Elle a tété ça, elle s’est nourrie de ça, et donc elle est devenue cette mère objective. C’est la tristesse qui s’est incarnée en elle, et la tristesse de la crise conjugale, d’une certaine manière, qui faisait qu’elle était arrivée à déclencher elle-même des crises. Elle était la crise, quoi ! Et qu’on a pris pour des crises d’épilepsie ! Et qui l’étaient peut-être, je ne sais pas, parce qu’il y avait bien des zones qui étaient perturbées, mais, je vous assure que quand elle s’est installée sur le divan, elle avait mal partout où ont mal les gens quand on va avoir une crise d’épilepsie.

Denis Vasse, est-ce que cette manière d’être en relation avec l’autre, de le réduire à un objet – l’image que j’en ai, etc. -, est-ce que ce n’est pas une perversion de ce désir fondamental qui est désir de l’Autre ?

Oui. On peut dire même, si on va jusqu’au bout, pour être juste, c’est la perversion fondamentale du désir de Dieu.

D’où ce sentiment d’insatisfaction de celui qui vit comme ça, qui est dans sa bulle, dans le besoin de répéter sans cesse ?

De répéter, puisque ce qui satisfait la pulsion c’est, justement, d’avoir un objet. Parce que quand vous avez un objet, il n’est plus étranger à vous-même, il est dans vous-même, il est réduit à ce que vous savez. C’est pour ça que le savoir a une telle force pervertissante. Un jour, je me souviens, mon père m’a dit – j’avais fait une bêtise, j’étais petit – et il m’a dit : « Mais je te connais comme si je t’avais fait ! ». Eh bien je lui dis : « Et bien alors, tu me connais bien mal ! ». Comme si je t’avais fait ! Comme s’il était mon origine ! C’était un bon type, mon père… Mais c’est pour vous dire comment ceci est inscrit, non pas dans vous, mais est inscrit en nous comme ce qui s’oppose à la vie, comme ce qui ne peut pas se révéler comme étant la vie. Et alors, nous avons la prétention de penser que la vérité de la vie, c’est quand on s’éclate, c’est l’intensité du sentiment qu’on en a, c’est-à-dire quand nous sommes satisfaits. Alors, c’est vrai que nous sommes un montage pulsionnel qui réclame périodiquement des satisfactions : manger, dormir, faire l’amour, voir, et chacune de ces pulsions peut être prise pour le désir lui-même ! Mais qu’est-ce qu’un désir qui se satisfait ? Il ne meurt pas, il recommence ! Effectivement, le désir est infini, comme disent les philosophes. C’est-à-dire qu’il vise, il est ordonné à une altérité radicale.

Et alors, quand il se vit à ce niveau-là, le désir, ça devient quoi ?

Il est de Dieu. C’est-à-dire vous parlez et vous aimez comme Dieu, et vous vivez comme Dieu.

Et je suis dans le partage, je suis dans l’ouverture, dans la rencontre…

Mais ça n’est même plus un souci pour vous ! Deo gracias ! Justement, c’est ça la liberté !

J’aimerais, peut-être, opposer deux termes, vous me direz : d’un côté la maîtrise, qu’on a touchée, avec le savoir scientifique, la connaissance, etc., et de l’autre la chair, l’incarnation, le corps.

Si la maîtrise est imaginaire, c’est la bulle, quoi ! C’est vous qui organisez votre vie ! Alors, c’est vrai en plus, ça, que le désir de l’homme, et Lacan le définira comme inconscient, c’est-à-dire qu’il nous fonde essentiellement, mais nous n’en avons jamais nécessairement la conscience. On le reconnaît aux effets qui sont les siens dans la mesure où il est enraciné dans la vie.

C’est quoi ses effets ? C’est un goût de vivre ?

C’est la vie ! C’est même la vie sans en avoir le goût !

Est-ce que je pourrais dire qu’on est dans la maîtrise, vous dites on est dans l’imaginaire, on est dans le monde qu’on se construit. Alors que si on est dans le désir vrai, on est dans le corps et le corps est dans le réel.

Dans la vie ! Tout à fait ! On peut dire ça. Ce n’est pas le corps, c’est la chair.

Qu’est-ce que vous mettez derrière ce mot de « chair » ?

Eh bien, justement, ce n’est pas le corps qui est dans le réel, c’est la chair invisible qui est la nôtre. Alors, qu’est-ce qui caractérise le genre humain ? C’est qu’il a la même chair parce qu’il est animé du même esprit !

Je ne suis pas toute la chair, vous n’êtes pas toute la chair, nous sommes de la même chair. L’unité de cette chair, elle n’existe que dans la rencontre. Comment c’est possible ? Eh bien, c’est par ce que c’est dans la rencontre de l’homme et de la femme que se donne la chair, l’unité et de la chair, c’est-à-dire l’enfant. L’enfant qui naît d’un homme et d’une femme indique l’origine de tous. C’est-à-dire qu’il révèle à ses parents ce que ses parents savent très bien, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas l’origine de leur enfant. Mais que leur enfant témoigne de la vie originaire qui est en eux, qui a coulé en eux.

La chair comme ce lieu d’origine commune de tous les humains.

Comme la source, tout à fait ! Comme la source. Mais qui est impossible à penser. Pas plus que n’est possible à penser ce qui cherche à se dire que je vous parle. À mon envie, nous ne pouvons pas en parler de nous-mêmes et par nous-mêmes. Et à mon avis, c’est toute la formidable, incroyable institution du sacrement. Je ne peux qu’y croire ! La vie, la vie qui est la mienne, qui est en moi, je ne peux qu’y croire.

Denis Vasse, on a parlé cette semaine de parole, on vient de parler de chair, on tourne autour de ce mystère de vie, donnée. Est-ce ce que quand le moi qu’on s’est construit, notre belle façade, etc., est ce que quand notre belle façade entre en contact avec ces réalités-là, d’une certaine manière, quand il y a une parole qui touche, est-ce que le moi n’est pas, du coup, appelé à s’effriter ?

Ça s’appelle, notre monde a trouvé un mot formidable, il appelle ça la dépression ! Et ce mot scientifique, qui a dans le système où il est employé, dans l’ordre du monde, qui a tout à fait sa logique, c’est un mot qui empêche de s’interroger sur notre attitude profonde, subjective, par rapport à la vie et aux vivants. Mais, s’il n’y avait pas ça, si ça ne nous entraînait pas à la mort, jamais nous ne ferions l’expérience de la résurrection.

On touche vraiment bien là le mystère de la mort – résurrection.

Oui.

Consentir à la vie, finalement, c’est quelque chose qui n’est jamais fait une fois pour toutes. C’est toujours un combat à recommencer.

C’est toujours à recommencer pour nous, mais c’est ce qui est en nous depuis l’origine. C’est-à-dire c’est ce que l’Eglise appelle l’Esprit. Alors, on peut dire que c’est plutôt du côté de l’essentialité du désir, mais, justement, nous on n’est que dans la jouissance du désespoir ! Découvrir en nous quelque chose qui vit, alors que nous devrions être dans la crise, le deuil etc, ce n’est plus être dans la jouissance pulsionnelle, mais c’est à la condition de découvrir en vous un désir qui n’est pas de vous.

J’aimerais, pour terminer notre entretien, vous faire commenter une phrase qui est dans votre livre « la dérision et la joie ». Vous dites : « Long est le chemin qui mène au consentement de l’amour. Celui qui le parcourt aura à découvrir que vivre en vérité, ce n’est pas mourir, c’est vivre avec. Et comme mourir un vérité ce n’est pas ne pas souffrir, c’est mourir pour. »

J’ai tout dit ! Mais oui, tout à fait ! Celui qui aime, jamais ne dira à quel point il se sacrifie pour ses enfants, jamais ! Celui qui aime vraiment donne la vie.