in “Ouvrir les Écritures” Mélanges offerts à Paul Beauchamp, Lectio divina, n° 162, 1995, p. 401-419, Paris, Cerf
On lui donna même (à l’autre bête) d’animer l’image de la Bête pour la faire parler, et de faire en sorte que fusse mis à mort tous ceux qui n’adoreraient pas l’image de la Bête.
Apocalypse de saint Jean (1)
La jalousie du serpent subvertit jusqu’aux racines de l’être, devient négation de soi. Implosion de la parole. Nous comprenons du même coup pourquoi le péché a son emplacement si proche de la création, puisqu’il n’est autre que le refus d’être créé, fondé en autre que soi. Il est une sorte d’ « autodécréation ». Il est à l’origine parce qu’il s’attaque précisément à elle. Il l’infecte.Paul Beauchamp (2)
1. La violence substituée à l’alliance: l’orgie.
2. Le corps comme non-lieu
3. Le Nom du père, métaphore de l’Esprit.
4. Symbole, alliance et chasteté (la lumière de la Trinité)
5. A l’intime de l’intime, la voix de Dieu fait entendre la vérité qui parle de son Fils
La source de l’écriture est ce qui parle dans l’esprit de l’homme. Dans l’esprit de l’auteur comme dans l’esprit du lecteur. Écrire ou lire en vérité, c’est boire à la source qui murmure en nous : la parole. La source est empoisonnée dès lors que la manière d’écrire ou de lire n’introduit plus l’homme à l’écoute de la vérité qui parle et prétend faire parler la lettre morte. Là s’insinuent le mensonge et la désobéissance. Parle, alors, ce qui ne parle pas vraiment. Ainsi est donné à l’animal, au serpent, la place qui revient à l’homme. En un mouvement de boomerang, l’homme entend ce qu’il fait dire à l’autre. Il devient sourd à la vérité. Son histoire est un roman dont la clef est cachée dans ce qu’il écrit ou lit et il oublie d’écouter ce qui parle en lui, dans l’inconscient agrafé au mystère d’une parole originaire refoulée, oubliée dès les commencements..
L’eau jaillissante de la parole est à redécouvrir, jour après jour, dans l’interprétation du discours à la lumière du discernement, entre vérité et mensonge. A la douceur de la vérité, le discours doucereux du menteur substitue la violence. Il trouble l’eau de la source où l’homme s’abreuve. Il met en doute le fait de l’esprit : que la vérité parle, quand il se tourne vers ce qui lui donne la vie. Il ne croit pas que la parole est le symbole vivant d’une vie partagée dès l’origine, dans la source même, entre celui qui donne l’eau et celui qui la reçoit. Une telle source jaillit de l’unique esprit. En écoutant la vérité qui parle, celui qui écrit « se déprend de l’animalité qui est en lui…et fait face à l’autre de même sorte, la femme(3) ». Celui qui lit en vérité puise aux mêmes eaux : il sort, en lisant, de l’enfermement dans sa propre image et de l’ambiguïté qui caractérise l’animal. Il entre dans « un face à face » avec la vérité : écrire ou lire, c’est contempler la parole. Séparé de l’image qu’il se fait de lui-même, l’homme écrit ce qu’il entend et lit ce qu’il ne voit pas. Il apprend ainsi du texte de l’Écriture « qu’il est créé sur une ligne de partage entre lui-même et lui-même…et que ce lieu de division, ligne absolue, n’est pas connu de lui. La ligne divise Adam d’avec lui-même, mais sans qu’il le sache. Et de cette ligne insue sort la vie. Il y a nescience « du bon et du mauvais », qui n’est pas confusion des deux, mais absence de maîtrise du bon et du mauvais.(4) »
1. La violence substituée à l’alliance : l’orgie.
La violence la plus grande est celle qui détruit la référence de l’homme à son origine. Au lieu de boire à la source de la parole dont il a soif et dont il vit, il imagine qu’il est cette source, qu’il a la maîtrise du surgissement de l’eau, qu’il dit et fait la vérité. La lumière des cieux ne racontent plus la gloire de ce qui vit en eux comme en lui, mais fort de sa connaissance, à sa lumière, il prête la parole de vérité à l’image de lui-même. Le poison de cette confusion empoisonne l’eau jusqu’à la source.
La parole n’est plus source de vie jaillissante, symbole de l’homme en vérité : elle devient diabolique. Quand il en boit, l’homme est entraîné dans une chicane mortelle avec les autres, avec lui-même et avec Dieu.
Le poison du mensonge fait basculer le parlêtre dans la spirale de la confusion. Sous prétexte de clarté et d’indépendance – par peur de mourir – il occulte la porte qui ouvre son imaginaire au Réel. Au lieu d’écouter ce qui parle en lui, il projette, hors de lui, sur l’écran, l’image qu’il fait parler. L’identification à l’image nous met hors de nous. La confusion du Réel et de l’Imaginaire est la ruse qui pervertit le désir en le détournant de l’Autre. Il ne reconnaît plus dans sa chair la manifestation de son Esprit. Il en fait un mythe, une déesse, un avenir…A moins que, brûlant ce qu’il a adoré, il n’en fasse le mensonge même, un dieu pervers, le lieu d’une régression dominatrice et jalouse. Là est la ruse qui diabolise l’homme. C’est celle du serpent des origines qui fait passer la parole qui donne la vie pour un mensonge. Instiller le venin de la confusion dans l’oreille du parlêtre, c’est susurrer dans le silence de l’absence – la foi – et dans l’écart de la différence – le sexe – que l’acte d’amour originel n’est pas une alliance éternelle, mais qu’il est un viol, l’autosatisfaction d’une puissance qui ne veut rien d’autre qu’elle-même, une violence.
Le mythe, alors, ne s’interprète plus à la lumière de la parole qui, ici et maintenant, éclaire l’histoire du détournement du désir. Mais sur l’écran de notre imaginaire, il rend compte du risque de perversion que tout commencement, toute naissance de la différence, fait courir au premier différencié en se prenant pour l’origine sous prétexte qu’il possède le pouvoir de parler et que, partant, il domine sur la création. Il se prend pour l’origine, pour la parole, alors qu’il reçoit d’elle le pouvoir de se reconnaître en elle et en tous comme en l’eau de la source.
La perversion dissocie la chair de l’esprit dont elle vit dès l’origine. Pris au jeu du dédoublement projectif du moi, la parole est niée comme symbole, et l’homme se trouve engagé par tout son être dans une alliance avec l’idée de lui-même. Il acquiert un grand nom parmi les hommes. Mais il oublie le nom de son père. Il n’en répond plus. Pour le Fils d’homme ne pas répondre de ce qui parle en lui, c’est quitter la réalité de son corps : son corps n’est plus le lieu de la parole qui, de génération en génération l’ouvre au réel, c’est une image sans fondement, une illusion.
L’illusion de la toute-puissance dont parle Freud est indissociable de la négation de l’incarnation de l’Autre en tant qu’il serait la Parole qui fait vivre les vivants. Le corps de chair est la dimension obligée de la Parole en vérité. En déniant l’ordre de l’esprit qui est unité dans la différence de la chair et de l’esprit, le fantasme fait jouer les termes différenciés – homme et femme, frères, père et fils – l’un contre l’autre : telle est la ruse du menteur : il fait croire que l’identité du sujet est une question d’image. Il conduit l’homme à s’identifier à l’image de sa chair au lieu de reconnaître en elle ce qui s’engendre en lui, le signe et la source de l’esprit dont il vit.
Au lieu de boire à cette source là, l’homme, tel narcisse, se penche sur la transparence d’une image qu’il veut faire vivre alors même, qu’à s’y identifier, il meurt. Là où il était appelé à la contemplation de la parole dans l’Écriture, il s’est laissé fasciner à la lettre morte d’un mirage.
Dans la possession imaginaire de l’esprit par la chair, tout se passe comme si ce qui anime l’homme était prisonnier d’un organe. L’organe serait la source de la vie : il peut s’agir de la bouche, du tube digestif, du pénis, des mains ou des yeux. La dimension de l’altérité est intrinsèque au don de l’esprit. Sa négation se fait toujours au profit d’une pulsion dont l’organe est la source. L’esprit y est confondu, dès le début, avec la convoitise, le désir, avec l’envie, la joie, avec le plaisir. Au coeur même de la parole, il y a comme une torsion qui annule la différence entre le vrai et le faux, entre l’homme et la femme, entre la vie et la mort.
Je ne suis pas en paix avec le début de ma vie,
toutes ces choses là…ne sont pas en accord avec ma vie…(5)
Dès lors qu’aucune rencontre ne vient, au cours de l’histoire, scander le développement de la puissance imaginaire en révélant son mensonge et restaurer, dans la parole, la présence de l’autre en le référant, dès la gestation et à sa naissance, à la parole qui fait vivre avec , dans l’alliance, le désir involue. Faute de témoin, il cherche à se fonder ailleurs que dans l’Autre originaire, dans un objet ou dans la sensation, dans l’image vaine du moi, dans le vide.
Ce fantasme, ce serait de me faire naître moi-même de moi-même
ou quelque chose comme ça…
comme si il n’y avait personne d’autre que moi…
et que, à la fois, chaque autre était tout à fait indésirable…
J’ai été coupée du monde tout de suite :
coupé le cordon! coupée du monde !
sans avoir une autre manière d’être reliée au monde…
Comme si il n’y avait eu de relation avec ma mère,
qu’avant…dans une relation foetale…
Et personne, après, ne peut me donner cette relation que ma mère…
Il y a comme une vengeance…comme si je ne pouvais pas renoncer à être bébé…
Je ne comprends pas cette histoire que vous dites d’absence de témoin…
Ou alors, je sais pas, c’était trop tard et je n’ai pas voulu…
Est-ce que c’est l’absence de témoin ?
ou l’absence de quelqu’un qui témoigne de l’absence de témoin ?
Rechercher un témoin qui témoigne qu’il n’y a pas eu de témoin…(elle rit)
J’aimerais bien que vous m’expliquiez…
Qu’est-ce qui fait qu’on reste enfermé comme ça ?
qu’il n’y a rien qui touche le bébé et lui permet de s’ouvrir ?
d’effondrer cette muraille ?…
Et le bouquet, c’est d’avoir fait apparemment comme tout le monde!
Je ne comprends pas qu’il n’y ait rien qui les ait alertés…
Si, je comprends bien :
ils préféraient ne pas regarder les choses en face, ne pas y songer…
par peur peut-être!
Alors que le petit d’homme croit trouver son sens dans ce qu’il sent, fait ou imagine au lieu d’être attentif à sa filiation de parlêtre, il refuse de naître. Sans le lien à la Parole Originaire que traduit l’interdit de se satisfaire lui-même, l’homme s’aliène. Il reste pris aux rets de la confusion des sensations avec le sens, de la satisfaction pulsionnelle avec le désir de l’Autre. Cette confusion s’origine toujours dans un refus de la différence et du plaisir d’être avec : vivre, c’est être contre dans l’annulation du désir de l’Autre.
Sur le versant sadomasochiste d’une libido débridée conférant un pouvoir presque sans limites sur une chair presque sans référence intime à la parole, la jouissance se confond avec le plaisir de tuer. Un homme de quarante ans, sur le divan, se demandait pourquoi il ne tutoierait pas son analyste, pourquoi il ne me dirait pas : « Tu es ceci ou tu es cela ». Et je l’ai entendu poursuivre après avoir repris : « Tu es ? »:
Tu es…Tuer …et jouir de tuer…
cela me rappelle la perdrix à laquelle j’ai tordu le cou par trois fois
( et qu’il a donnée ensuite à quelqu’un :
la recherche d’une relation subjective est indispensable au sadisme :
elle le suscite et elle le cache. Il le dira plus loin)
le lièvre sur lequel je me suis laissé tomber (et qu’il a donné)
le chat que j’ai noyé récemment…
le plaisir de sentir cette petite vie sous mes doigts,
plaisir de sentir cette petite vie mourir sous mes mains…
et si je m’étais laissé aller, je l’aurais étranglé…
le plaisir de tuer…
et, au niveau du conscient, c’est pour manger ensuite .
Quand mes parents tuaient le cochon,
j’allais me cacher sous un lit pour ne pas entendre les cris…à mort
et, après, le plaisir a pris le dessus…avec la culpabilité….
J’ai envie de fumer…envie de ne plus faire d’effort, de m’en aller…
je vis beaucoup sur mode d’impulsions, d’agir…
Lorsque je choisis, c’est toujours non…un travail…non relationnel…
c’est toujours un prendre contact au niveau de quelqu’un
et prendre un plaisir relationnel,
gratifiant pour moi au niveau de la relation (rationalisation)… indispensable
le mot qui me venait c’était : insupportable.
C’est comme la relation avec cette clocharde.
Elle m’a imposé d’entrer en relation avec elle,
et, à travers ce plein pouvoir qu’elle m’a donné sur elle
parce qu’elle ne pouvait pas signer :
elle prenait des crises de nerfs si elle signait de son nom.
Elle a un rire moqueur : elle pense que j’aime bien l’argent…
Cette femme…débridée…aliénée par le fait même.
Cela me renvoie à moi-même sournoisement…
J’aurais assez la tentation de l’orgie
Ce serait assez mon désir…
ça me fait penser à ma course effrénée dans les couloir …
J’étais plein d’effroi en courant.
Dans l’orgie, il y a une forme de désarticulation, de désespoir.
La présence de l’autre est tout à la fois indispensable et insupportable. L’indispensable et l’insupportable sont les deux mâchoires d’une tenaille qui cisaille le désir en occultant sa visée d’impossible : la vie ne se partage plus dans le lien d’une alliance dont la différence vivante témoigne, elle se réduit au spasme d’une sensation de vie maîtrisée à mort. On comprend que cette maîtrise meurtrière soit mise en scène de manière répétitive dans l’ordre du sensationnel ( aux deux sens du terme) où le critère de la vie est le sentiment explosif ou implosif d’une sensation de plaisir qui dépasse toujours les limites du corps (sensation de perte incoercible des limites, peur de se liquéfier ou de devenir poussière).
Sentir la tension, l’extension, la manifestation de la vie se répandre dans le spasme …n’est-ce pas, là, s’assurer la maîtrise de la vie en dominant sur l’autre, en le réduisant à rien – à l’objet – par la ruse ou par la force, en le niant ? La répétition du passage à l’acte de cette domination à mort saccage toute joie et rend amer le plaisir de boire quand on a soif. Cette problématique nous intéresse tous : elle est au coeur de la jalousie. Tuer nous venge de savoir que l’autre vit et ne vit pas de nous! Tu es appelle tuer. Ce retournement pervers est à l’oeuvre dans l’orgie.
La dissociation orgiaque entraîne le dédoublement de la chair dans la projection d’un savoir de la vie pris pour l’esprit. L’homme en vient presque naturellement à faire parler son image, son idée, sa pensée, voire son organe à la place de l’autre. Dans ce jeu projectif, il ne cesse de se tenir de façon obsessionnelle un discours qui lui évite de consentir, dans l’échange avec un autre, à ouvrir ses oreilles à Vérité qui parle. En confisquant imaginairement l’Esprit dans un organe ou dans une image ou un objet qui devient comme son interlocuteur vivant, il se parle à lui-même jusqu’à halluciner son double. La sensation de vie localisée à l’organe – le pénis en particulier – fonctionne comme un repère et une réassurance. Ainsi en est-il du processus compulsif de la masturbation dans le désarroi et la détresse – ce désespoir de désarticulé (comme il était dit plus haut) – de certains enfants quand aucune parole n’a témoigné en vérité de leur position de sujet et n’a soutenu l’ouverture à la présence dans leur corps.
X. Le sexe, c’était le seul endroit où je pouvais vivre,
et, en même temps, c’était la mort…
Je n’avais que ça pour me retrouver avec mon corps
c’était comme un enracinement,
c’était le seul truc qui me tenait…dans le chaos,
et, à la fois, ce n’était pas possible de parler.
Au début, c’était le fait de la masturbation.
Après, c’était lié au fantasme…
et, maintenant, je ne sais pas ce que c’est,
mais ça ne m’envahit pas tout le temps, ça ne prend pas toute la place
(…)
Après, le plaisir, c’est pas du plaisir…c’est une décharge : on ne sent plus rien
DV. Oui, c’est la mort
X. Oui, et après…
on y revient après chaque ennui, chaque contrariété
c’est comme un tranquillisant ou un antidépresseur.
Et, à chaque fois que j’en ai parlé,
ceux à qui j’en ai parlé ne l’ont pas supporté
ça a fait rupture…
c’est la mort, oui…mais il y a le plaisir associé à la mort…
alors…quand ça prend la place de la vie!…
DV. C’est comme si, pour vivre, il convenait d’être réduit à une vie organique qui se manifeste par la tension et la décharge. Éprouver ses sensations, c’est se réassurer dans la vie par le truchement de l’orgasme ou de la colère qui casse..
X. J’ai toujours l’impression d’être prisonnier de ça,
d’être ras les pâquerettes, limité à ça, à l’organique…
et qu’à la fois, c’est pas possible…
C’était pauvre toute mon enfance…
j’ai pas de souvenir…c’était triste…
au fond, c’était très triste,
c’était triste et ennuyeux à en mourir…
comme un combat à l’intérieur de moi…
C’est comme si mon père me tenait …par le sexe
comme si c’était une garantie, une complicité…ou quelque chose comme ça.
La manière la plus parfaite ou presque –parfaite de mentir, c’est de refuser ou , mieux encore, de faire semblant de parler. Le mensonge se nourrit de vraisemblance. Il fait parler la chair comme l’Esprit, mais contre lui. Ainsi la chair se prend pour l’esprit en même temps qu’elle le dénie. La force du mensonge tient à cette confusion de l’autre et du même. Plus elle est vraisemblable, plus la projection de l’image du même se donne pour la vérité du sujet, plus elle ment.
Le semblant du vrai déconnecte les mots de la parole. Il fait du discours un prêt à porter par n’importe qui et n’importe comment. Il fait du contrat un chiffon de papier et de la loi, un interdit sans promesse. Il détruit la douceur du symbole.
Le discours que le menteur tient n’autorise ne fonde plus les réalités dans le Réel. Là où, d’être articulées les unes aux autres, les réalités s’ouvrent au Réel , il les oppose entre elles : le mensonge ne supporte pas l’émergence du sujet. Dans la rencontre avec l’autre, là où les membres articulés entre eux signifient l’unité des corps dans la parole, là même, il insinue du semblant. Alors, la présence sonne faux – elle est illusoire – et l’absence qui y renvoie comme à une promesse, n’est qu’un vide. A la place de la dialectique présence/absence, l’intensité de la sensation, qu’elle soit fusionnelle ou de rupture, se fait passer pour la vérité et s’offre à la répétition indéfinie et désespérante. A la place de la différence vivante, un collage inhibiteur ; à la place du silence de l’origine, le vacarme du mutisme. Rien ne manque dans cet univers imaginaire, parce qu’il n’y a rien hors de moi et de ce que j’imagine. Et si rien ne manque, c’est qu’il n’y a pas d’Autre à espérer comme étant le lieu originaire du désir et de sa manifestation. L’Autre du désir de l’homme n’est plus qu’un trou inerte, une bouche sans voix qui réclame d’être comblée sans jamais faire corps, ou qui déborde de vomissure jusqu’à l’étouffement.
Quand je pense à mes parents,
je fais un trou entre eux deux,
et c’est autant entre mes parents
qu’à l’intérieur de moi!
(…)Tout est vide et rien ne manque.
Quand il tente de vivre par lui-même, l’homme, dans la contradiction de l’orgueil(6), prétend toujours avoir été abandonné, d’être tout seul. C’est qu’imaginairement, il est à lui seul, tout. Enfermé en lui-même, l’histoire qu’il édifie est insensée, ses constructions sont délirantes et le roman de sa vie, sans origine ni fin, est illisible. L’homme orgiaque ne voit pas pourquoi il interdirait à sa petite fille de venir jouer, le matin, dans son lit, avec son sexe et, pas davantage, il ne verra comment faire autrement que d’étrangler sa femme dans le moment de sa reconnaissance.
La transgression de l’interdit de l’inceste est désobéissance à la loi de l’esprit qui engendre l’homme dans l’histoire. Elle est l’expression de la boulimie anorexique à laquelle est livré le petit d’homme quand il ne reçoit pas et/ou évite la castration orale et ne connaît pas l’intimité de la parole, dans le sevrage. Au cours de l’association libre des idées, l’arrogance gourmande de la chair ou de l’esprit s’exprimera plus tard, et sans même le savoir, sous les oripeaux de la mondanité, par une impudeur d’une vulgarité sans pareil. L’habitude incestueuse est mutique mutile le désir et morcelle le corps en objets partiels de jouissance. Pris dans l’habitude de cette seconde nature, le sujet parlant ne s’éprouve pas comme un corps, mais comme un trou résultant de la dissolution de son corps de sujet dans le fonctionnement de l’organisme. Sans chasteté, sans parole, sans corps. Il perd son visage.
2. Le corps comme non-lieu
Dès lors qu’elle n’est plus référée à la parole, la réalité imaginaire finit toujours par confisquer le sujet dans la prison spéculaire du moi : la clé de la prison du dédoublement est à chercher dans le puits sans fond du narcissisme où elle a été jetée quand l’homme ne voit plus dans sa femme qu’un double ou un objet. C’est du dedans qu’elle ouvre l’homme à la différence subjective de l’être et qu’il voit dans sa femme l’esprit dont il vit dans l’alliance avec Dieu. La reconnaissance de soi cherchée dans sa propre image est, en effet, dérisoire à en mourir : elle est bien l’effet du mensonge. A la place d’un tiers originaire par rapport auquel s’établit la différence structurante entre l’image de moi-même et l’esprit dont je réponds quand ça parle de l’autre en moi, s’est dressée une super-image de moi qui avale l’autre. L’adoration(7) de cette image exige la conformité de l’autre à elle. Ce renvoi indéfini et insatiable d’une image à l’autre, creuse l’abîme d’un redoublement spéculaire – ainsi en est-il pour la Bête dans l’Apocalypse(8) et pour Narcisse dans le mythe; A la place du fondement originaire de la parole, s’ouvre la gueule béante d’un gouffre dans lequel l’identité de l’homme se perd. La force de cette aspiration dans le vide dérisoire du redoublement de l’imaginaire est folie.
La dérision – au coeur de la folie – est violence ultime. Elle confisque l’ouverture à la parole en enfermant la pensée dans le doute ou dans l’objectivité d’un discours exact, mais sans effet de vérité, souvent hostile ou obscène(9). La spécificité de l’homme dans son rapport à l’Autre, c’est-à-dire obéissant à la parole, est détruite, réduite à l’image d’un organisme qu’il fait parler(10).
La violence du refus de la parole transforme l’origine en abîme. Elle efface la différence spirituelle – celle du sujet en tant que lieu de l’unité du corps dans son rapport à un autre. Elle confisque l’esprit dans l’image et fait de nous des marionnettes.
Le passage à l’acte Le meurtre et/ou le suicide qui en résulte est passage à l’acte de la brutalité tapie dans l’inconscient du jaloux. Prisonnière de mots qui ne parlent pas vraiment car il ne les adresse qu’à lui, le jaloux voit périodiquement sa chair inondée d’une agitation outrancière. Comme un forcené, il essaye, pour faire montre de sa bonne volonté, de desserrer les mâchoires qui le tenaillent ou de déchirer la toile d’araignée que les filets de sa propre bave tisse. Mais c’est en vain, plus il enrage, plus il s’englue dans un cocon d’enfer.
Obéir à ce que l’on fait parler, c’est désobéir à la vérité qui parle en s’identifiant à l’objet de sa volonté propre. La désobéissance ainsi comprise fait du corps de l’homme un non lieu de l’esprit. En falsifiant la parole, le mensonge inocule en lui le virus qui le morcelle. Il livre l’homme à la convoitise de la chair et des yeux comme à l’orgueil de la richesse(11). En détruisant la parole infuse dans la chair , la morsure du mensonge inocule le venin de la dévitalisation. Elle condamne l’homme à l’amour de lui-même. Elle l’aveugle. Elle le fait marcher dans les ténèbres. Alors même qu’il prétend porter la lumière en se montrant, l’homme mordu ne voit que ce qu’il imagine : rien d’autre. Il ne lit plus, dans la chair de son frère, le signe de l’Esprit dont lui-même vit. Il voit en elle une image de lui animée de la vie de son amour propre. Les Écritures lui sont fermées.
Il y a une image de moi qui me plaît, que j’essaye d’attraper…
et je méprise l’autre, le visage de l’autre :
je le remplace par mon image (…)
Juste avant j’imaginais que vous me stoppiez avec une gifle
ou qu’il y aurait quelque chose d’immense – un pieu –
qui m’arriverait sur le visage
et qui écraserait tout ça, cette façon de faire…
parce que je refuse la différence…
Je vois bien à quel point, moi, je refuse de souffrir.
Tout ce que je peux faire en face d’un autre,
à la place d’écouter et de voir…
et tout ce que je fais…
ça réveille la violence
et la totale destruction que j’ai en moi et que je projette sur l’autre
Ça m’entraîne dans un truc complètement fou dans ma tête…
plutôt que d’être avec lui.
Le venin du violeur pénètre au plus intime de la différence. Il suscite une opposition sans merci de la chair vis à vis de son double. Il fait parler de sexe opposé et tout tiers médiateur faisant valoir l’unité de l’origine et l’égalité dans la différence, est exclu : il doit mourir. L’ultime outrecuidance réside dans le fait de croire le menteur, de croire que l’acte d’une chair niant l’esprit a le pouvoir de faire venir au monde quelque chose ou quelqu’un. La « projection » imaginaire prise pour la parole en acte détourne l’homme de la reconnaissance de l’autre et de l’écoute de la parole dans son corps. En ne les autorisant pas à advenir, la confiance excessive en soi-même répand les ténèbres sur le monde. Elle avorte la parole dans un monde essentiellement suicidaire. Même dissimulée sous le voile de la liberté, cette violence du mensonge ne crée rien. Elle transforme en résidu le corps parlant. C’est en quittant l’image qu’il en a, à l’appel de son nom, que l’homme réside dans la lumière de son corps.
3. Le Nom du père, métaphore de l’Esprit.
Quand il n’est plus originairement référé à l’ Autre dans et par la parole d’un autre, l’homme devient étranger à lui-même. Il perd son nom. Ou plutôt, il ne sait plus comment il s’appelle. Il n’est plus ancré – encré, écrit – plus dans une lignée. Le nom ,c’est comme un chapeau sur la tête , disait avec dédain un jeune psychotique. Alors se trouve déniée la filiation de la chair selon l’esprit. Alors, la génération du parlêtre entre dans une impasse. Le fils devient esclave.
Quand, détruisant la parole, il touche au nom, le mensonge est l’obstacle majeur à l’incarnation de l’esprit : la chair n’est plus inscrite dans l’ordre d’une filiation spirituelle, celle du parlêtre. Le concept même de père s’effondre. L’ordre symbolique est forclos . L’enfant, livré à l’impasse de l’animalité ou à la prouesse technique n’appartient plus au genre humain. Il est la conséquence d’une volonté qui veut contre le désir.
Consentir au désir de l’Autre dans la reconnaissance de ceux par qui la vie nous est donnée et de ceux auxquels, par nous, elle est donnée, c’est confesser l’incarnation de la parole dans la chair. Incarnée, elle se donne à entendre dans l’Écriture de l’histoire et non dans l’image que l’homme a de lui et qu’il modèle à sa guise. En refusant l’incarnation, l’homme rebelle refuse l’alliance signée avec la chair qui ne lui a pas donné la parole. Paradoxalement, il veut ce qu’il refuse!
Ayant « l’impression que sa mère pensait à l’intérieur de lui », un homme disait :
« J’ai le sentiment qu’il y a quelque chose de très compliqué pour moi :
Je n’arrive pas à me situer par rapport à mes deux parents en même temps.
C’est ce qui est vraiment étrange.
/…/ C’est à partir du moment où j’ai eu un enfant
que j’ai compris combien j’avais pu faire violence à mes parents
et combien j’ai pu être soumis à une violence que je ne pouvais pas imaginer. »
Les effets symptomatiques d’une existence marquée par l’inceste empêche de lire la parole dans l’écriture de nos vies. La non-chasteté refoule, refuse ou forclot la parole d’alliance. Elle exalte l’intensité de la sensation en prétendant repérer dans le dépassement des limites et la convulsion de la chair l’Origine du parlêtre. Confisqué dans la tyrannie sensationnelle (12) d’un principe de plaisir sans au-delà, le sexe inscrit l’homme et la femme dans l’opposition d’une jouissance dominatrice à mort où l’un et l’autre s’annulent. Quand la maîtrise narcissique du monde trouve sa source dans le refus de tous les autres et du Tout Autre et au moment même où il clame sa devise : « Sans dieu, ni maître », l’homme érige son image en maître et en dieu. Les symptômes de cette exclusion du sujet dans et par la dissociation de l’esprit et de la chair, révèlent au jour de l’histoire, le mensonge inconscient qui empoisonne l’eau de la source de vie. Le semblant de parole à laquelle il boit, le plonge dans l’eau stagnante du doute et de la haine.
Dans un désespoir dont il jouit à mort dans le Moi tout seul , répond en écho, Il n’y a personne, ici, dans la chair, que du vide, avec le sentiment indéfiniment répété et angoissant d’être à part ou à côté, d’être un mort-vivant.
J’ai l’impression d’être la haine ou le refus de la vie incarnée.
C’est une partie de moi…
et il n’y a qu’en le disant ici que je ne suis pas dedans…
J’ai l’impression de me défaire…
Ma sexualité, elle me sert à me défaire,
En fait, Je suis en position de guerre permanente
par rapport à mon existence même.
Je serais mon propre dieu et je me déboulonnerais constamment…
De tels symptômes disent la perversion du désir dès le commencement. L’ombre portée d’une telle perversion enténèbre l’origine et, dans la nuit de la foi, l’homme de désir espère l’aurore. En lui, la chair et l’esprit se réconcilient dans l’unité d’un corps. En lui, se manifeste et se dénoue la torsion vicieuse de l’opposition qui annule la différence. Avant même qu’il le sache et que la conscience s’en empare, le repérage des effets du mensonge inconscient annonce le dévoilement de la vérité qui parle. Y a-t-il une autre voie à la reconnaissance de l’Autre en nous que celle qui traverse ce qui, en nous, s’y refuse depuis le commencement ?
Le Nom du Père, la filiation dans la parole, témoigne dans la chair de cette ouverture à l’origine. Il est la métaphore vivante de l’esprit qui traverse les générations. Réalité de la langue, la métaphore n’est pas seulement référence à une réalité linguistique, phonématique ou juridique du nom, elle indique aussi celui à qui le fils est référé quand il prend corps et celui auquel le père est référé quand il engendre. Le nom fait vivre l’homme selon la parole qu’il reçoit et qu’il donne depuis le début. Cette réalité du nom du père , l’esprit s’incarne dans la femme qui seule en témoigne en vérité quand un fils lui est donné. La question posée par son nom et à laquelle il ne peut échapper est : de quel père est-il ? Avec qui la mère a-t-elle fait alliance ? Le Père donne-t-il vraiment la vie ou ment-il en étant homicide dès le début ?
Je suis complètement étranger à mon corps, surtout le visage,
je ne sais pas qui je suis et je suis perdu en moi…
J’ai l’impression de faire les choses contre…je suis seul…
Je n’ai jamais été dans la vie, dans le monde,
j’ai toujours été à côté de ce qu’il y avait de vivant,
j’ai l’impression d’être dans une bulle,
d’être à part des vivants qui sont autour,
j’ai rien de solide sur quoi m’appuyer…
Mon père avait des mots très durs et menteurs…
Dans ce vide de sens du départ, désaxé, distordu du départ,
il y a immédiatement un regard cynique sur ce qui se passe.
La vérité de l’origine réside dans la parole du père quand il nomme le fils. Il témoigne de lui et de ce qu’il est à l’origine du fils. Si c’est un père en vérité, ce père ne saurait être révélé dans le monde que si un homme venait à faire entendre les paroles de la vie éternelle : celle qui se donne sans être reprise : la parole d’un tel homme serait la vérité de sa chair. Lui seul pourrait dire de lui-même : Moi, la vérité, je parle . Sauf à mentir, tous les autres ne peuvent dire que la vérité parle en eux qu’en y reconnaissant d’abord le mensonge qui met obstacle à l’ouverture des commencements sur l’origine.
4. Symbole, alliance et chasteté (la lumière de la Trinité)
Pas de loi juste sans symbole, pas de corps réel(13) sans parole, pas de parole dans la chair sans alliance.
La parole qui donne vie à l’homme est repérable, depuis les commencements de l’histoire, aux effets symboliques qui témoignent de l’Origine de la vie, à laquelle nous n’avons pas directement accès. Aux effets de vie qui donnent un poids de vérité au corps de l’homme, nous reconnaissons la parole en tant qu’elle est tout à la fois l’irruption du Réel dans l’Imaginaire et ouverture de l’Imaginaire au Réel. Dans la rencontre qui est le lieu de l’ouverture à l’autre et dans la génération qui est celui de l’irruption de la parole dans la chair, l’homme se reconnaît en vérité comme être de parole , parlêtre, où se manifeste l’origine.
La loi balise ce chemin. Elle dénonce les actes qui ne respectent pas la vie de l’esprit dans la chair. Tout ce qui empêche la parole de prendre corps dans la suite des âges, apporte le trouble et la confusion dans la génération et rend compte, d’une alliance non chaste, incestueuse.
La chasteté est l’acte d’une chair sexuée, différenciée qui consent au don de l’esprit, sans tenter de posséder la vie. En renonçant à la possession de l’esprit pour être posséder par lui, la chair devient spirituelle : la parole se fait chair. Celui qui n’obéit pas aux règles et aux rites de cette alliance n’est ni chaste ni pur. En lui, l’esprit de Vérité est mélangé à l’esprit de la possession et du mensonge. C’est un esprit divisé contre lui-même. Il est fils du mensonge. Mais être le père du mensonge ne donne le jour à aucun fils. Ennemi du vivant, il est esclave de lui-même. Il ne parle pas. Il contrefait la vie en refusant de prendre corps.
Le père du mensonge cherche à atteindre la femme au ventre – elle n’enfantera plus selon son espèce – et sa lignée au talon – ses enfants ne tiendront plus debout. Il tentera de faire la preuve que la vie ne se donne plus dans la rencontre de l’homme et de la femme et que la mort a gagné. L’ombre portée du mensonge sur l’origine a fait disparaître la lumière de l’origine. Et, dans ces ténèbres, il n’y a pas de pardon.
En d’autres termes, il y a forclusion du Nom du Père. La lumière de la parole ne peut entrer dans le monde avec la vie donnée. Le corps dans lequel les hommes vivent n’est pas un corps réel et la parole qui sourd en eux est un mensonge. (14)
Les ténèbres recouvrent l’origine et cachent aux yeux des hommes le visage de la Vérité qui parle. L’acte d’obéissance s’enfonce dans l’absence d’image et répond à l’unicité de l’origine (15).
Telle est l’espèce humaine : la différence qui la fait vivre dans l’espace et le temps trouve son origine en une parole unique, ce dont témoignent les règles et les rites comme aussi la diversité des langues. L’obéissance est l’engendrement en sa chair de cette parole originaire, elle incarne l’esprit : si la chasteté a un sens autre que moral, on peut dire qu’elle est le consentement de la chair à l’esprit qui la fait vivre et la féconde. Tout ce qui détourne de cet accomplissement du corps dans la parole originaire, fait de la mère, du père ou de l’enfant, une idole, un objet imaginaire, une image qui ne donne ni ne reçoit la vie. Un tel détournement enferme la chair en elle-même et la tue. L’homme ne reconnaîtra plus dans la femme, l’os de ses os et la chair de sa chair, il n’entendra plus la Vérité qui parle et qui s’engendre en lui dans la chair de l’enfant.
Le genre humain est engendré dans la différence sexuelle et spécifié par la parole. Faire de l’homme un être bissexué et travailler, sous prétexte de droit, à l’annulation de cette différence, c’est confondre l’origine et le commencement, l’éternel présent et le temps de l’histoire. Dire que c’est le rapport sexuel qui fonde le genre humain sans voir que, sans la parole originaire aucune différence ne parvient à l’être, c’est dénier la vérité. En naissant différencié, le parlêtre réalise l’histoire d’une alliance éternelle entre la chair et l’esprit. L’unité dans la différence est homme et femme et, hors de cette alliance, sans ce symbole de la parole originaire, il n’y a ni homme, ni femme, ni enfant.
Sans révélation de l’unité de l’esprit et de la chair au lieu dit de la différence charnelle, le sexe perd son sens. L’humanité n’est plus le lieu du surgissement du sujet dans sa réponse au désir de l’Autre. Il n’est rien.
Mais lorsque la joie d’une naissance révèle la parole de vie qui unit depuis l’origine, les êtres différenciés dans la chair, elle prend corps dans l’union des termes d’une différence qui ne s’annule pas, mais qu’elle fonde dans un au delà nuptial . Elle est la marque de l’amour.
Si l’interdiction de l’inceste se retrouve au fondement de toute loi régissant l’action et même l’existence de l’homme, c’est qu’avec lui, l’être humain reçoit un nom dans une filiation le référant à l’origine, à la vérité qui parle, et qu’il occupe, hors de la confusion, une place particulière, unique, dans la suite des générations. Ainsi est autorisée, depuis les commencements, la transmission de la Parole Originaire dont le corps de l’homme est le lieu, le Temple.
5. A l’intime de l’intime, la voix de Dieu fait entendre la vérité qui parle de son Fils.
En réduisant le corps de l’autre à un objet fantasmatique, l’homme pervers entre dans l’impasse du suicide ou du génocide. Pour lui, la violence semble venir de la loi puisque ses interdits le convoquent à quitter son pays et à ne pas confondre la son identité avec l’attachement géographique de ses sensations et de ses perceptions. La loi lui fait apparemment violence quand elle lui interdit l’objet pulsionnel, mais c’est pour qu’il vive en vérité. Elle condamne la jouissance d’une vie dans le non respect de la différence et signale le chemin menant à la porte étroite de la singularité subjective. Il y a donc une manière de jouir de la vie sans joie et sans partage : d’être contre et d’en accuser la loi. En nous éduquant à la liberté, la loi pourtant dénonce la contrefaçon de l’amour : celle qui, sous les apparences de la douceur est violence car elle réduit l’enfant, le conjoint, le frère ou l’adversaire à rien. Sortir de l’aveuglement et laisser tomber la soi-disant clarté de la dérision est toujours éprouvé par le délinquant comme une injustice.
La loi interdit le redoublement de l’imaginaire dans le même. Elle dénonce la jouissance de la fusion, le trouble de la confusion, la colère de l’exclusion ou la haine de la jalousie. Elle signale ainsi l’endroit de la perte de différence subjective et balise le chemin qui autorise l’espoir de la rencontre dans l’obéissance au désir et dans le renoncement à l’immédiateté pulsionnelle. C’est bien là que tout se joue. Dans la peur de devenir ridicules à nos propres yeux tout autant qu’aux yeux des autres, nous manions la dérision qui dit la vérité du désir pour qu’elle ne se fasse pas. L’apparente clarté de la lucidité plonge dans la nuit de l’aveuglement. Les mots sont rendus dérisoires puisqu’ils ne représentent plus l’être de parole incarné; ils l’annulent au contraire, et ignorent le don de l’Esprit dans la différence charnelle qui en est le lieu et le signe. Le discours ne fait plus sens. Il n’indique plus de direction. Il se contredit en disant la même chose. Il fait rire. Mais c’est au prix d’une bascule dans l’ambivalence folle. Le corps de l’homme, bâti en trompe l’oeil sur le sable du mensonge, ne se sait même plus. L’enlisement de la parole et l’affolement du discours sont les effets de la perversion qui coupe le désir de sa source et le détourne de sa fin.
Même dans la mondanité policée où il ne se voit pas, le mensonge durcit le coeur et pollue la source du « franc parler » en exerçant le pouvoir de la vie contre la vie même. En brouillant la ligne insue d’où sort la vie, le mensonge met obstacle à la révélation du visage du Fils de l’Homme, caché au coeur des hommes, dans le Verbe fait Chair.
Au contraire, quand la douceur de l’Esprit se fait entendre, elle brise le coeur de pierre et restaure le coeur de chair : le sang se remet à circuler dans le corps. Où donc ailleurs que dans la chair, la vérité pourrait-elle se faire sentir ? C’est là que, tout à la fois, elle se fait entendre et qu’elle échappe. La douceur vient à bout de toute violence : en elle ce n’est pas de la chair que l’esprit répond mais du don de la vie à laquelle elle s’oppose. Il est Vie.
La parole désintéressée traverse l’imperméabilité du regard et bouleverse le coeur. Elle touche, au-dedans , au point aveugle à partir duquel il faut se situer pour entendre la voix de l’Esprit et voir son visage. Elle ne se laisse pas prendre à la fausse transparence du miroir ou à la brillance de l’oeil. Elle fonde ailleurs que dans l’apparence ou dans la compréhension , l’identité du sujet. Elle l’établit dans l’Origine en interprétant son discours à la lumière de la vérité. Témoin de l’origine, sa douceur traverse le mensonge des commencements jusqu’à l’intime de l’intime, jusqu’à ce qui, en lui, n’est pas lui. Autre. Écouter cette parole délivre d’avoir à sortir de l’emprisonnement dans l’image par une violence plus grande et indéfiniment comptable de ses destructions. En discernant dans le rapport à l’autre, la vérité qui parle, l’homme ne s’édifie pas « contre » l’image trompeuse a de lui-même. Mais il est mis à l’abri d’une violence dont il déchiffre les traces dans son histoire et qu’il interprète comme le refus jaloux de la vie. Ce pouvoir de discernement à la lumière du pardon est l’acte de la vérité qui parle dans la chair rendue à la joie de l’Esprit.
L’homme parle à Dieu dans le Verbe…
dans la parole humaine en tant que Dieu l’habite.
Le plus beau est que les mots ne parlent pas de Dieu
et qu’il soit seulement au coeur du parler humain.
Dieu se dit quand l’homme parle depuis ce centre(16).
Denis Vasse
Lyon, avril 1994
(1) Saint Jean, Apocalypse, 13 15.
(2) Paul Beauchamp, L’un et l’autre testament 2. Accomplir les Écritures, Paris , Seuil, 1990 « L’homme, la femme, le serpent » p.144 avec la note : « L’expression « péché originel » a pu donner à penser que le péché occupait la place de l’origine, alors qu’en réalité l’homme est créé bon et juste. Mais elle sert à exprimer que c’est exactement sur la relation de l’homme à son origine qu’il prend place, d’où son caractère transmissible. »
(3) id. p.124
(4) id. p.128
(5) Toutes les citations sont extraites de discours d’analysants au cours de leur travail.
(6) René Girard, Critique dans un souterrain, Paris, Grasset, 1976, p.61
Les morales qui reposent sur l’harmonie entre l’intérêt général et les intérêts particuliers « bien compris » confondent toutes l’orgueil avec l’égoïsme, au sens traditionnel du terme. Leurs inventeurs ne se doutent pas que l’orgueil est contradictoire dans son essence, dédoublé et déchiré entre le Moi et l’Autre; il ne perçoivent pas que l’égoïsme aboutit toujours à cet altruisme délirant que sont le masochisme et le sadisme. Ils font de l’orgueil le contraire de ce qu’il est, c’est-à-dire une puissance de rassemblement au lieu d’en faire une puissance de division et de dispersion. L’illusion présente dans toutes les formes de pensée individualiste, n’est évidemment pas fortuite; c’est elle, en effet, et elle seule qui définit correctement l’orgueil. C’est donc l’orgueil lui-même qui suscite les morales de l’harmonie entre les divers égoïsmes. L’orgueilleux, on le sait, souhaite qu’on l’accuse d’égoïsme et il s’en accuse volontiers lui-même afin de mieux dissimuler le rôle que joue l’Autre dans son existence.
(7) idem, p.57
« L’illusion de la toute-puissance est d’autant plus facile à détruire qu’elle est plus totale. Entre Moi et les Autres s’établit toujours une comparaison. La vanité pèse sur la balance et la fait pencher vers le Moi; que ce poids vienne à manquer et la balance, brusquement redressée, penchera vers l’Autre. Le prestige dont nous dotons un rival trop heureux est toujours la mesure de notre vanité. Nous croyons tenir solidement le sceptre de notre orgueil, mais il nous échappe au moindre échec pour reparaître, plus brillant que jamais, entre les mains d’autrui. » ( La majuscule dont est dotée l’Autre dans ce texte n’a pas la même fonction que dans le nôtre : elle en serait ici comme la dérision)
(8) Saint Jean, Apocalypse 13 11-15
(9) Sigmund Freud, Le trait d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1953, p.109
(10) Apo. 13 15 cité en exergue.
(11) Première Épître de saint Jean 2,16
Si quelqu’un aime le monde, l’amour du père n’est pas en lui.
Car tout ce qui est dans le monde
– la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la richesse –
vient non pas du Père mais du monde.
Or le monde passe avec ses convoitises;
mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement.
(12) Sensationnel au deux sens du terme : qui a trait au sensations et qui est exceptionnel.
(13) Jacques Lacan Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p.118 : « Le réel, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient ».
(14) C’est encore saint Jean qui dit le mieux cela:
Qui est le menteur,
sinon celui qui nie que Jésus est le Christ?
(le Fils de Dieu le Père)
Le voilà l’Antichrist
(l’Antiparole, le père du mensonge)!
Il nie le Père et le Fils.
Quiconque nie le Fils ne possède pas non plus le Père
( il nie la vie qui se donne en lui).
Quiconque confesse le Fils possède aussi le Père
(il confesse que la vie se donne en lui).
Pour vous
( les hommes, l’humanité, chacun),
que ce que vous avez entendu dès le début
(la parole originaire)
demeure en vous
( dans votre chair).
Si en vous demeure ce que vous avez entendu dès le début
(obéissance à la parole),
vous aussi, vous demeurerez dans le Fils et dans le Père
(dans la vie qui se donne sans exclusion et sans retrait).
Or telle est la promesse que lui-même vous a faite:
la vie éternelle.
(1Jn 22-25)
En tant qu’elle est Épouse et Mère, l’humanité est le lieu du don de la vie. Ève peut être la mère des vivants. Seule Marie, en sa chair virginale, est l’accomplissement de cette humanité, la demeure du vivant. Marie ou Marie-Madeleine, la femme pardonnée, rétablit dans la différence vivante où elle est reconnue comme la chair de la chair de l’homme, l’os de ses os : la vie, en tant qu’elle lui est donnée, est la vie de l’Esprit qui demeure en elle depuis l’origine et dont elle n’est pas maîtresse.
Dès le commencement, le parlêtre est homme et femme. Il est spécifié par une différence, un sexe qui, dans la rencontre qui la fonde dans l’origine, autorise la vie de l’esprit, à se transmettre dans la chair. La différence sexuelle devient le signifiant de l’unité de la parole où chacun s’origine : en elle, DEUX ne font qu’UN : chaque un en lui même est Autre. Il est sujet. L’ensemble des deux – la figure de l’unité – procède du don de la vie de chacun, la parole qui donne corps à l’autre. Si la vie est une, elle ne peut en effet que se donner entièrement à chacun, être unanime.
(15) p.151
(16) Paul Beauchamp, id. p.131