in « Le Journal des Psychologues », n° 54, 1988, p. 23-25, 61 rue Max Dormoy, 13004 Marseille
« Les traces mnésiques (investissements visuels) de l’inconscient vont fournir, grâce à l’étape régrédiente, une possibilité de figuration au désir inconscient ». Ainsi parle Freud au chapitre VII de « l’Interprétation des rêves ». (PUF, Paris, 1967, p.487-493)
Au lieu d’aller dans le sens d’une « appréhension des qualités psychiques » et donc de la différenciation « objective » des perceptions : le doux, l’amer, le bien/le mal, etc…, les excitations ne vont être traitées que selon le mode d’une régulation immédiate obéissant à la formation et à la réduction de la tension psychique, c’est-à-dire au principe de plaisir dont « il faut nous résoudre à admettre qu’il règle automatiquement la marche des processus d’investissement ».
Ces processus d’investissement réglés par le principe de plaisir/déplaisir qui maintient la tension psychique à un degré supportable régulent le désir inconscient en lui « frayant une voie jusqu’à ces restes diurnes et réalisent sur eux son transfert ».
Au lieu de se porter sur des objets qualifiés par la conscience pour obtenir la décharge dans la motilité, dans l’acte, l’énergie libidinale se porte sur des objets mnésiques, non qualifiés par la conscience, au contraire, refoulée par la censure de la veille, pour obtenir – sur une autre scène, fantasmatique, uniquement perceptive – la satisfaction du désir inconscient en même temps que du désir préconscient de dormir. Ainsi se trouvent réinvestis la nuit ce dont nous n’avons rien voulu savoir le jour : ce que seulement nous avons perçu sans le savoir et qui de n’avoir pas était investi, métabolisé par le savoir de la veille, soumis à la censure donc, se trouve libre pour être investi en temps que « traces » par le désir inconscient (et nous donner le plaisir régulateur, celui de « la réalisation du désir » dans le rêve).
– On voit ici d’une part comment, pour Freud, le refoulement est constitutif de la tension psychique : c’est ce qui été refoulé qui attire la conscience, qui cherche à se dire dès que cesse la surveillance. Le refoulement structure le psychisme… à ce point que sans lui il n’y a pas d’acte psychique et c’est cette mise en place du fonctionnement psychique qui va poser à Freud la difficile question du refoulement originaire sans lequel aucun refoulement secondaire n’est pensable.
– On voit ici, d’autre part, se profiler la définition d’un acte psychique, la pensée et/ou le désir.
La pensée n’est pas la conscience : elle est plutôt l’acte par lequel ce qui ne pouvait pas s’imaginer tient à se dire. Elle implique une rupture, un effet de bord, qui suppose l’irruption d’un désir dont l’objet échappe toujours à la pensée elle-même. C’est de ne pas pouvoir penser l’objet du désir que nous désirons en tant que sujet. La perte de l’objet, son échappée, fonde le désir humain qui, de ce fait, à travers toutes les positions transférentielles que l’on veut, vise toujours autre chose que la chose, autre chose que l’objet. C’est en ce point d’un désir humain, indestructible, qui pourtant, dans l’objet, se heurte à une limite et à la mort et qui, à cause de cela même, peut se dire, qu’on peut assurer que le désir de l’homme est le désir de l’Autre, de cela même qui le constitue comme sujet parlant et auquel renvoie tout autre.
– On voit encore ici – sur le plan clinique – comment le passage à l’acte s’inscrit dans l’évitement ou la fuite du transfert, il est refus de l’acte psychique qui donne à l’homme la dimension de sujet, dans le fait qu’il parle et non dans le fait qu’il fait ou produit quelque chose. Ce qui spécifie l’homme, c’est bien la parole en tant qu’elle est l’acte qui lui donne corps. Ainsi la question que cela pose finalement : quelle est la parole véritable, celle qui donne un corps vivant ?
Qu’est-ce que parler – ou rêver ? C’est confesser l’altérité du sujet (quoi qu’on en ait au niveau de l’intention) qui dans la veille nous confronte aux objets « matériels » ou sensoriels du désir, et qui dans le sommeil, nous en déconnecte en nous confrontant royalement à l’inconscient, à l’objet analytique. Il y a un rapport entre l’impossibilité de parler et celle de rêver. La clinique le montre à l’évidence.
Le désir est à l’œuvre dans les deux cas, par la médiation de la langue et du sexe mais son acte ne peut être réduit à la satisfaction du passage à l’acte ou du rêve : il reste ce qui demeure inimaginable, non-dit, dans ce que nous imaginons désirer : le désir est le point aveugle où il faut se situer pour penser l’Autre. Là où l’Autre nous dit, là, ça parle du sujet.
Le désir est toujours là.
« Il est vrai que les désirs inconscients sont toujours là. Ils représentent des voies toujours ouvertes à l’excitation qui les emprunte » (p. 491) « toujours là », c’est-à-dire dans la veille comme dans le sommeil, orientés à la motilité dans un cas et à « l’investissement du rêve devenu perception » (492) dans l’autre, grâce à l’endiguement de l’excitation par le préconscient, endiguement qui l’empêche de s’écouler selon les voies de la motilité. Aussi se réalisent les conditions de « l’autre scène ».
D’où il ressort que l’inconscient est toujours là, puisque le désir est toujours là et que « le désir appartient à un système, celui de l’inconscient » (493).
D’où aussi cette étrange affirmation : « l’indestructibilité est même une caractéristique pré-éminente des processus inconscients (des désirs) » (491). Et cette indestructibilité se caractérise elle-même par la non-prise en considération dans l’inconscient de la limite, de la rupture du temps à partir de laquelle se donnent à penser le passé et le futur, le découpage des souvenirs. « Dans l’inconscient rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié » (491).
Le désir vise en effet un au-delà de la limite ou de la contradiction et c’est même pour cela qu’il n’y a pas de désir hors de l’épreuve de la limite (castration) : il n’y a pas de désir du sujet sans loi. Nous retrouvons toute la problématique du désir chez Freud nécessairement articulé à la notion de censure.
L’inconscient n’oublie pas – dit-il – « et la tâche de la psychothérapie est d’apporter aux phénomènes inconscients la libération et l’oubli » (491).
Vous voyez que cela pose la question de savoir ce qu’est l’oubli. On aurait tendance à croire comme on le dit couramment que l’oubli est de l’ordre du processus inconscient… et voilà qu’il nous est dit le contraire.
« L’effacement des souvenirs (…), nous l’expliquons par l’influence primaire du temps sur les traces mnésiques » (491). Mais ce n’est pas comme ça qu’il s’explique. L’oubli « est en réalité une transformation secondaire obtenue à la suite d’un pénible travail ».
L’oubli est un acte psychique et non pas un non-acte, comme on le croit. Il est le fruit d’un travail qui libère l’inconscient de sa fixation à un objet imaginaire. Il est le fruit de la chute de cet objet et c’est cette chute qui libère le désir.
Mais pour qu’il y ait oubli, il faut qu’il y ait souvenir. On oublie que cela même dont on se souvient et c’est bien là que vient jouer la résistance : elle est obstacle au souvenir. Elle a la forme du « je n’en veux rien savoir » ou du « je ne sais rien ».
Oublier vraiment, libérer le désir inconscient dans sa quête, c’est travailler à réintégrer dans la chaîne des signifiants d’une histoire ce qui ne veut pas être su par la conscience et qui de ne l’être pas, d’être oublié par la conscience se trouve retenu dans l’inconscient et constamment réinvesti par la part libre de libido.
Le travail analytique – dans lequel la part de conscience finalement est infime – participe à la reconstruction de la concaténation de la chaîne signifiante qui, en rétablissant le fil rouge du souvenir inconscient, va libérer le désir (ou une part) de la fixation à un objet non symbolisé. Cette fixation a toujours quelque chose à voir avec le symptôme.
Dans la mesure où le désir peut re-parcourir la chaîne sans s’y trouver coincé, dévoyé, les signifiants vont pouvoir se remettre à fonctionner dans une structure où « le signifiant représente le sujet (exclu de la chaîne) pour un autre signifiant … et non plus venir buter sur un signifiant qui, d’être retenu par l’inconscient, vient occuper la place du sujet.
Il n’y a d’oubli libérateur du désir que dans la mesure où la part d’histoire « oubliée » (c’est-à-dire retenue, non sue) vient rétablir la continuité de la chaîne. Non pas par la restauration consciente du souvenir mais dans la remise en jeu d’un manque où vient s’articuler le rapport du sujet et de l’Autre.
Dans la mesure où se rétablit le courant dans la chaîne des signifiants de notre histoire, trouée par le refoulement qu’impliquent la honte, la peur, etc…. le sujet se trouve libéré d’elle. Le travail analytique nous détache de notre propre histoire prise imaginairement pour le réel du sujet et il la réinstaure dans l’ordre d’un désir qui ne vise pas l’identité imaginaire de notre histoire, mais bien l’altérité qui le fonde dans le désir de l’Autre, là où ça parle du sujet… et non plus là où ça répète indéfiniment ce qui met obstacle à la parole dans le symptôme.
Tout se passe, dans la névrose, comme si la répétition (symptomatique) tentait de conférer au symptôme l’indestructibilité du désir. Elle érige alors une limite en limite infranchissable qui rabat le sujet sur sa figure moïque et occulte le manque en tant que signifiant de l’Autre qui renvoie à la chaîne des signifiants de son histoire au sujet qui en naît.
Il s’agit dans l’analyse non plus de s’adresser à un « moi » dont la mise en série des signifiants de son histoire rendrait compte – ce qui est une position imaginaire de psychothérapeute, une « erreur de perspective de la psychologie » (Lacan) – mais de laisser jouer les signifiants en priorité et de les laisser gagner au point où ils surprennent le sujet là où d’y être il ne savait pas qu’il était, là où il n’y avait rien à dire, là où régnait l’insignifiance répétitive. (1)
Cette priorité du signifiant où Lacan voit « l’aliénation » du sujet aussi bien que sa « causation », cette donnée, il la prend pour l’origine qui réfère à la parole, les parlêtres que nous sommes. À la parole, c’est-à-dire à « l’Autre qui en est la dimension exigée » (Lacan) dans l’ordre de la vérité.
En effet, on peut dire que c’est d’être référé imaginairement à la scène primitive comme à son origine que l’homme perd la parole. Il la perd originairement dans le mensonge. Mais dans la mesure où à partir des signifiants qui ne veulent rien dire par eux-mêmes mais qui représentent le sujet les uns pour les autres, l’homme se trouve dé-chiffré, le sujet humain parle dans le monde des signifiants… en même temps qu’il est irréductible à ce monde. Ici serait à développer la problématique du nom propre et du nom-du-père (des noms-du-père) (1)
La difficulté de ces pages de Freud tient à l’emploi soit pluriel soit singulier qu’il fait du mot « désir ». Pour lui le désir est référé de manière ambiguë à la satisfaction pulsionnelle soit dans la motilité, soit dans l’investissement du rêve comme perception : une pulsion qui détourne à son profit la force du désir inconscient. Avec quelque hésitation il ne conçoit le désir qu’à l’ombre d’un schéma biologique.
Il le réfère à la pulsion, mythe originé dans l’articulation du psychique et du somatique et non comme Lacan au fait que ça parle et que c’est de ce fait là que s’organise le jeu pulsionnel – dans le jeu des signifiants.
L’inconscient, au prix payé du déchiffrement de l’œuvre de Lacan, est structuré comme un langage. Il devient la coupure en acte entre Sujet et Autre et cette coupure n’a d’effet qu’à partir du jeu des signifiants captifs du corps et de la langue, du corps parlant.
La priorité du signifiant sur le sujet ne peut s’entendre que de « ce qu’il existe des êtres parlants », que de ce qu’il y ait de la parole dont le signifiant est le corps. Ce qui est indiqué jusque dans le rêve ou ce qui parle en l’homme échappe à la conscience qu’il a de lui-même et du monde.
Denis Vasse
(1) Lacan Écrits II p. 205