« Il n'y a que dans l'ouverture à l'Autre
que la question de la vérité qui parle peut se poser. »

Articles - Le corps et le politique

in « Confrontation », Journée de mai 1979, “L’état cellulaire”, cahier 2, automne 1979,

in « Documents Confrontation », Imprimerie Théoria, en 1980

LE POLITIQUE COMME DIFFÉRENCE ORIGINAIRE DE LA ET / OU DES SOCIÉTES.

Avec l’ « anthropologie politique », naît une science qui s’interroge sur « l’essence du politique » (J. Freund), sur la manière dont se produit, se régit et s’organise la vie de l’homme dans la cité et, par extension, dans la société, voire dans les sociétés.  « Ce qui est visé (par elle), c’est la mise en place d’une théorie générale du politique » et « tout change, écrit Georges Balandier, dès le moment où le politique n’est plus envisagé comme une catégorie restrictive, mais comme une propriété de toutes les formations sociales ».

Avec le concept de « politique », nous sortons du mode de régulation purement « homéostatique » de la société animale pour entrer sur le terrain véritable : « non plus celui des institutions formelles, mais celui des actions qui visent le maintien ou la modification de l’ordre établi* »

Le politique noue l’espace et le temps humains, la géographie et l’histoire humaines. Les actes politiques régissent les rapports de co-existence des hommes entre eux, des groupes entre eux, des peuples entre eux aussi bien que leur devenir et leur survie dans le temps.

Si politique il y a, il est l’instance ordonnatrice des rapports de contiguïté / discontiguïté aussi bien que de ceux de continuité / discontinuité des hommes entre eux et des groupes humains. Le politique se donne donc à entendre comme l’instance régulatrice d’un corps, s’il est vrai que le corps social aussi bien que le corps individuel peut être dit lieu de réconciliation du temps et de l’espace, lieu à partir duquel l’espace et le temps peuvent se penser.

S’il en est ainsi, le politique est à comprendre comme instance symbolique : il ne se repère que dans ses effets, que toujours déjà barré des signifiants sociaux, dans ce qui noue depuis le début l’imaginaire au réel, le projet d’un groupe à ce qui lui arrive.

«  La dialectique de la continuité et de la discontinuité m’inciterait – écrit J.W. Lapierre – à considérer l’histoire politique de l’espèce humaine comme un rebondissement, un relais, un dépassement des modes biologiques de régulation sociale.

Quels que soient, au cours d’une évolution sociale non – linéaire, buissonnante, les stades intermédiaires qu’on peut imaginer (comme le fait E. Morin) entre les sociétés de singes et les sociétés d’hommes, il demeure que les hommes, s’ils conservent de leur animalité les relations de puissance (jamais définitivement établies), sont seuls à pouvoir se lier par des relations d’autorité (toujours transformables). Et seuls ils ont inventé, sous une multiplicité de formes et de degrés, ce nouveau mode de régulation sociale et de direction de leur action collective, le pouvoir politique, combinaison de puissance publique et d’autorité légitime. (…). Apparent paradoxe : les propriétés émergentes dans l’espèce humaine impliquent conjointement l’institution de relations d’autorité, nécessaires à la survie des groupes, et la possibilité des révolutions, peut-être nécessaires à la survie de l’espèce. »

Par politique, nous entendrons donc – avec tous les hommes de l’art – l’instance [qui articule] et où s’articulent, depuis le début les rapports de domination / soumission et ceux de commandement / obéissance, la force et le droit. Il n’y a de corps social humain que relativement à cette instance qui le fonde : elle est le lieu où s’articulent et où se désarticulent l’antagonisme des pulsions partielles (représentées par les groupes ou les agents sociaux) et le désir de l’homme en tant que désir de l’Autre où s’origine et s’élabore la direction, le sens. Elle est l’instance hors de laquelle il n’y a pas de corps de l’homme ou de corps des hommes, de lieu où ça parle.

Comme concept originaire de la société humaine, le politique est ce qui ordonne les rapports de force et de droit à la parole. En ce sens, l’ordre politique n’est pas sans rapport avec l’ordre du langage. Ce qui le constitue, le fait que ça parle, est en même temps ce qui le menace.


TOUT SYSTEME SOCIAL EST APPROXIMATIF ( G.Balandier)

Considérer le politique comme concept originaire du social – comme ce sans quoi aucune société ne peut se penser dans le temps et dans l’espace – suffit à nous laisser entrevoir que la modalité d’un pouvoir politique particulier ne sera jamais juste. La juste mesure d’un politique dans l’histoire apparaîtrait comme un pouvoir politique originaire, valable pour toutes les sociétés et à tous les moments, ce qui est contradictoire et irrecevable.

Sans vouloir être exhaustif, mentionnons que – en ce point – se pose et se repose pour les anthropologues politistes la question du politique comme créateur et / ou comme négateur d’ordre. Le politique en tant que différence originaire de toutes les sociétés, pose toujours la question de l’origine ou de la fin de l’homme et des hommes : cette question s’articule à une utopie originelle, celle des dieux ou du dieu, celle de la volonté générale ou du bon sauvage en tant qu’homme de pure nature, celle de la société sans classes ou d’une économie d’un marché mondial qu’on voudrait génératrice de justice.

Laissons cela cependant et contentons-nous de pointer cette question de l’origine à la manière de Lacan, en restant, si j’ose dire, du côté de la structure : elle se donne à lire comme l’hétérogénéité radicale [sans laquelle il n’y a pas de structure] et que Lacan nous a appris à désigner du terme d‘Autre et à reconnaître comme dimension exigée de ce que la parole s’inscrive dans le réel, en ces effets de vérité ou de mensonge.

Si le pouvoir politique en sa juste mesure est impossible et si, pourtant, cet impossible est le ressort et de l’établissement et de la contestation de tout ordre, alors nous pouvons reconnaître là la trace du désir humain en même temps que ce qu’a d’approximatif son inscription dans la modalité d’une quelconque politique : il y est toujours inscrit soit par « défaut », soit par « excès ».

Approximativement.

Pierre Clastres, dans ses recherches, comme dans la discussion qu’il a soutenue avec J.W. Lapierre trouve ou retrouve – dans l’ethnologie – la dimension d’absolu de la différence politique qui, visant à la réalisation d’une « fin », se trouve rejetée à l’origine comme il ressort déjà de la lecture de Platon et d’Aristote. « Juste mesure » toujours absente, le politique se donne comme la différence absolue, l’impossible qui autorise le possible de la politique. Mesure relative, la politique, fonctionne, elle, comparativement à une autre politique dans l’ordre de l’imaginaire, binaire et idéalisant. Quand elle perd la visée du politique, qui est sa limite constitutive, la politique se pervertit en idéal réducteur.

Pour ceux qui ne l’auraient pas lu, revenons à Pierre Clastres*.

Il s’empare de l’opposition que l’on tend à établir entre les sociétés dites archaïques ou anhistoriques et les sociétés modernes ou historiques. Dans les premières, le pouvoir politique n’apparaît pas : il est apparemment non coercitif, non séparé sous forme d’état et reproduit une organisation sociale identique d’une génération à l’autre. Il sera dit « par défaut ».

Dans les secondes, le pouvoir politique apparaît pour ce qu’il est : coercitif, séparé sous forme d’État, conjugué aux transformations, aux innovations, aux révolutions sociales pour la survie du groupe. Il sera dit « par excès ».

Or, on tendait – depuis Durkheim et avec lui – à voir dans les sociétés dites archaïques la formation première d’un lien social sur lequel viendrait secondairement se greffer le pouvoir politique. Ce dernier supposerait donc préalablement la différenciation sociale. Mais, dit Clastres, il faut « remettre ce rapport dialectique sur ses pieds » : c’est le pouvoir politique qui est la différence ou la division absolue de la société. Absolue veut dire, ici, que cette différence ne se déduit pas du social, ni de rien d’autre. Elle se repère dans toute société, soit par défaut, soit par excès.

Un tel renversement déplace l’idée du politique. Il fait de lui « la scission radicale en tant que racine du social », la « coupure inaugurale » de tout mouvement et de toute histoire, le « dédoublement originel » conçu comme « matrice de toutes les différences sociales ».

Ce déplacement est d’importance : il interdit aux anthropologues européens un certain ethnocentrisme : la société à État séparé n’est plus le modèle et le but vers lequel auraient à tendre comme vers leur perfection les sociétés dites archaïques.

L’exposé, ici, ne peut être que schématique : la discussion, elle, est plus serrée, plus complexe.

Ainsi, la violence de l’État et l’historicité des sociétés modernes ne font que donner à voir la dimension du politique que non-violence et non-historicité des sociétés archaïques cachent. Ce qui, effectivement, renvoie la catégorie du politique à l’origine du social humain. Seul le politique spécifie l’organisation humaine, par opposition aux sociétés animales. Seul, il autorise la sortie, la rupture originelle d’avec la société animale reproduisant, selon la loi de l’homéostasie, la même organisation – sous peine de disparaître. Partout où il y a une société organisant ses propres rapports de force ou ceux qu’elle entretient avec d’autres sociétés selon la possibilité d’obéir librement à une loi ou de la contester, partout où cela existe, c’est en fonction d’un pouvoir originaire dû au fait que ça parle et que ça désire. Où l’on retrouve les signifiants d’une irréductible altérité.

L’institution politique «  par défaut » qui caractérise les sociétés archaïques se convertit en institution politique « par excès » dans les sociétés modernes. Mais, des deux côtés, elles peuvent se pervertir en tyrannie et en despotisme. Des deux côtés se trouve absente la juste mesure du politique et de son pouvoir. Il n’apparaît juste que dans ce qui le fonde originairement, son exercice n’étant que relativement juste, c’est-à-dire partiellement injuste, prisonnier de la différence relative. Il est toujours barré des signifiants du défaut ou de l’excès d‘un pouvoir qui institue les membres d’une société dans un rapport déterminé à la loi, c’est-à-dire au désir de chacun et de tous.

LA DIFFÉRENCE RELATIVE ET LE CORPS

Toute différence relative est dérivée d’une différence originaire qu’elle cache et dévoile tout à la fois. C’est justement dans la mesure où la (une) politique n’est plus signifiée dans la relativité, qu’elle occulte le politique comme visée qui la fonde et qu’elle tend à engendrer le totalitarisme. Et c’est pourquoi il peut y avoir un totalitarisme soit par défaut soit par excès.

Résultant d’un procès de l’imaginaire se clôturant sur lui-même là où le système devrait rester ouvert sur l’irréductible altérité qui fonde le corps social, le totalitarisme politique se boucle sur un Signifiant Premier pris pour origine.

Dans le cas d’une société à pouvoir politique non séparé, le totalitarisme par défaut d’institution tend à installer une sorte de primauté de l’objet partiel pris pour le tout : sa tendance est fétichiste. Tandis que dans le cas d’une société à État, le totalitarisme par excès d’institution politique tend à installer une sorte de primauté de l’idée générale qui réduit à rien tout particulier : sa tendance est idéologique et tyrannique.

Mais, dans les deux cas; c’est le corps en tant  que lieu symbolique de la parole, lieu de son surgissement, qui est épuisé et réduit. Et avec la réduction du corps, c’est la disparition de la parole qui a lieu dans une tentative incessante de réduire l’Autre au même.

Déniant toute dimension d’altérité, obligeant plus ou moins subtilement à confesser le même toujours et partout, le pouvoir politique devient fasciste. Son discours n’est plus simplement légitime, c’est à dire support de la loi, mais il tend à être la loi. Il la prive alors de sa fonction symbolique, il la confisque en s’identifiant imaginairement à elle, en la « personnifiant ». Personnification de l’objet fétiche ou de l’idée s’incarnant dans le culte de la personnalité. Ce qui finalement revient au même.

Dans les deux cas, avec la disparition de l’écart constitutif du sujet entre parole et discours, il y a mutilation ou désorganisation du corps : du corps social aussi bien que du corps individuel : du corps de l’homme.

C’est d’ailleurs à ce signe que l’on reconnaît le totalitarisme d’un pouvoir : il torture le corps. Que le totalitarisme exténue le corps dans la tentative de l’identifier à un objet ou à une idée, est ce qui m’a le plus frappé au cours de cette étude.

Il nous faut envisager rapidement les deux bouts de la chaîne.

Dans les sociétés homogènes, « horlogères » (Lévi-Strauss), sans classes et sans état, c’est au début du procès de politisation que le corps se trouve torturé à outrance. Ainsi en est-il dans les rites initiatiques « qui désignent immédiatement le corps comme espace seul propice à porter le signe d’un temps, la trace d’un passage, l’assignation d’un destin » (P.C., La société conte l’État, p.154) : l’incision fait au corps de chaque jeune homme initié fait de lui un membre à part entière de la communauté : « rien de moins, rien de plus » (158), rien d’autre. Il laisse un peu ou beaucoup de sa peau pour avoir le privilège de devenir un « moi » comme les autres et éviter l’exclusion du groupe qui serait mortelle pour lui.

Dans les sociétés hétérogènes, « machines à vapeur » (Lévi-Strauss), divisées en classes et à État séparé, c’est à la fin du procès que le corps se trouve torturé : après la manipulation d’une production (qui peut aller jusqu’à l’outrance) et qui veut confirmer le bien-fondé de l’idée, le corps se trouve déchu ou rejeté dans les camps de concentration, les hôpitaux de toutes sortes ou les fours crématoires.

Ainsi, dès qu’il cesse de renvoyer l’homme à la parole qui l’institue comme sujet dans un corps – social ou individuel – dont il supporte la loi, le pouvoir devient totalitaire : il s’identifie à la loi tacite ou dite et réduit le corps parlant et désirant au statut d’un objet discourant et conforme.

L’institution politique se mord alors la queue. Elle dévore et absorbe ce qu’elle avait pour fonction de signifier et de faire vivre. Elle produit de l’institué, du conforme et se débarrasse du non – conforme taxé d’illégalité ou de dévationnisme : tout ce qui n’est pas elle, marqué par elle, produisant pour elle des idées ou des objets devient hors – la – loi. Jusqu’à la violence inouïe d’une « idée qui veut faire du social » en ignorant le corps et ses divisions.

L’instance symbolique constitutive du corps social prend alors les traits imaginaires et surmoïques d’une institutrice qui tue le désir et règne en maîtresse sur les corps. Elle devient administration aux bras multiples, inquisition, torture, évacuation de la différence poursuivie dans le moindre de ses effets. Elle réduit le corps à être le non – lieu du désir.

Entre les deux bouts de la chaîne – totalitarisme de l’objet et totalitarisme de l’idée – toute la gamme des compromis pourrait s’analyser. Mais il ne convient pas, pour autant, que nous nous désolidarisions entièrement de ces deux extrêmes, par une entourloupette : nous sommes tous concernés par ce ressort inhérent à l’imaginaire de l’homme et qui ne cesse de bander sa prétention au totalitarisme.

Le politique en tant que concept originaire du corps social se donne à reconnaître à travers la différence relative des politiques et des corps sociaux.

Hors de cette articulation, la société humaine ne pourrait pas se penser autrement que dans la conformité à un discours tangentiellement universel, à un discours unitaire qu’elle tiendrait sur elle-même, ce qui serait la négation même du concept de corps dans la tentative d’une dénégation de l’Autre et par l’enfouissement mortel dans le reflet de la spécularité pris pour le Réel.

On aperçoit aussi que la différence politique originaire ne saurait se penser sans rapport avec la différence originaire des langues, je veux dire : le fait que ça parle dans toutes les langues et que ce : ça parle originaire est irréductible à la prétention fasciste et légiférante de chacune des langues : là se pointe l’irréductibilité de la faille entre le politique et la politique, entre la parole et le discours, entre le corps et l’image.

DIFFÉRENCE POLITIQUE ET DIFFÉRENCE SEXUELLE

La différence politique (à référer à la différence des langues) est dite absolue ou originaire puisqu’elle n’est dérivable de rien d’autre et que, dans l’ordre social humain, toute différence dérive d’elle (différence relative entre les personnes, les groupes, les sociétés, les peuples) : c’est dans la mesure où le jeu de ces différences relatives renvoie à cette limite originaire d’un  « ça parle » qui fonde toutes les langues que se forme le concept de corps social – voire de l’humanité comme corps social.

Cette différence politique pourrait-elle se penser si elle ne renvoyait pas à une autre différence originaire elle aussi : la différence sexuelle. Elle non plus n’est dérivable de rien d’autre et dans le corps humain tout dérive d’elle (différence relative entre l’homme et la femme entre les organes est l’organisme, entre la partie et le tout) : c’est dans la mesure où le jeu de ces différences relatives renvoie à la limite originaire d’un « ça parle » que fonctionne le jeu des signifiants du corps sexué comme lieu d’un sujet parlant : là où un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant (J. Lacan).

Pas plus que le politique ne peut s’identifier à la politique sous peine de faire sombrer corps et biens l’homme dans la fosse du totalitarisme imaginaire, pas davantage le sexuel ne peut s’identifier au sexué sans dissoudre le corps et les biens de l’homme dans l’exaltation vide du phallus.

Dans l’un et l’autre cas, le symbole qui fait l’homme ( la parole) se trouve forclos dans l’imaginaire confondu avec le réel, pris pour lui.

Ce qui est remarquable – et pourtant insuffisamment remarqué – c’est qu’étant toutes deux différence absolue ou originaire, la différence politique n’est pas relative à la différence sexuelle et pas davantage la différence sexuelle ne l’est par rapport à la différence politique. Il y a entre elles un rapport de différence absolue. Aucune des deux n’est première par rapport à l’autre.

Cette différence absolue nous indique seulement que ça les divise en constituant un corps social aux différences relatives pour ce qui est du politique. Et que ça parle originairement dans l’homme et que ça le divise en le constituant comme sujet dans un corps sexué aux différences relatives… pour ce qui est du sexuel.

Autrement dit, différence politique et différence sexuelle sont absolument différentes et elles ne peuvent pourtant pas se penser l’une sans l’autre : il s’agit bien là de la chute d’un signifiant premier imaginaire, laquelle chute laisse les deux systèmes ouverts et articulables sur le seul fait que ça parle. Il y a entre elles l’acte d’une coupure inaliénable : celle que nous sommes accoutumés à lire, avec Lacan, comme l’inconscient. Cet inconscient est la trace du désir, fulgurante et inhumaine d’être trace de l’Autre. Il est ce qui interdit à jamais à l’économie du politique comme à l’économie du sexuel de trouver leur vérité, leur juste mesure, dans l’objet imaginaire : elles ne peuvent la trouver que dans ce dont elles sont originairement et radicalement séparées : l’Autre.

Qu’il soit politique ou sexuel, le totalitarisme valorise toujours la dimension de l’Autre sur l’image du même, l‘autre, sur l’idéal du moi et, de ce fait, il alimente la perversion, c’est à dire le procès par lequel l’image ou la figure est prise pour le réel. Il condamne le sujet à n’être que ce que l’on dit qu’il est, le moi. Le corps social comme le corps sexué sont réduits à n’être plus que le signe exsangue ou l’enveloppe vide d’une idée ou d’une sorte de porte-objet (fétichisme). Ils sont les signes d’un Signifiant prétendument premier et non plus le lieu du jeu des signifiants représentant le sujet pour l’Autre. Structure sociale et structure psychique s’enrayent alors : elles fonctionnent l’une contre l’autre et les corps se dilacèrent soit dans l’orgie d’un pouvoir partiel qui soumet tout à son plaisir, soit dans la désaffection du corps par la parole et la soumission à un discours transparent et conforme. Dans les deux cas, c’est la mort du sujet parlant.

On pourrait dire que, dans la tyrannie, le corps social est soumis au pouvoir sexuel du tyran. Lorsque le corps social est soumis à un pouvoir qui ne le rend plus signifiant de la différence politique originaire pour le corps sexué comme lieu du sujet parlant, apparaissent des phénomènes massifs d’orgie et de rejet, d’exaltation du pouvoir de l’argent et de dépréciation des pauvres, de fétichisation incorporant dans une sphère de la puissance et d’exclusion décorporante dans la marginalisation, la délinquance ou les camps. Cette division insignifiante se répercute alors indéfiniment.

Là où la politique ne peut plus fonctionner comme rapport à une instance symbolique qui fonde son pouvoir, elle cherche sa légitimité dans la violence et c’est dans la violence que le moi, exaspéré de n’être qu’une matrice chutante, se réfugie.

LE TOTALITARISME COMME AFFIRMATION DU PRINCIPE DE L’UNITÉ SOCIALE EXCLUANT LE MENSONGE

Le totalitarisme politique peut jeter une vive lumière sur ce qu’est le corps social : il en est une des maladies et, nous le savons, étudier les maladies est une bonne approche du fonctionnement du corps.

Qu’elle concerne la manipulation, le viol, le meurtre, le génocide, l’exaltation du pouvoir « légitimé » par la violence découle d’une idée – de – soi ou d’une idée de l’homme, d’une idéologie que rien ne peut remettre en question. D’autre manière ou de l’autre tout totalitarisme prétend à un savoir total de l’homme, à une science totale. Cette seule prétention contient en germe son essentielle accointance avec la violence.

Le discours de la violence, en effet, est total, sans faille, sans manque, sans respiration. Il n’autorise personne d’autre à parler autrement. Il ne donne pas la parole. Avec les linguistes, disons que la violence consiste toujours à réduire le sujet de l’énonciation au sujet de l’énoncé : rien d’autre que lui-même n’y est signifié.

En bref, le support du totalitarisme est un discours qui ne parle pas. Cela peut aller jusqu’à la caricature d’une idée identifiée à un corps mort qui, tant qu’il n’a pas disparu, maintient dans l’immobilité une société entière. Nous avons tous encore présent à l’esprit le coma prolongé de Franco.

Ainsi le discours totalitarisme dit  « moi » et rien d’autre. Il ne peut concevoir de sujet et l’Autre que dans l’image qu’il a de lui-même. Il s’enroule et se déroule indéfiniment sur sa propre image dans la tentative crispée de se posséder lui-même en possédant l’autre. Le violent est toujours le même : c’est le moi-même.

Pour lui, quel que soit l’acte qu’il pose, qu’il ait la couleur de la ruse ou de la force il n’y a que du  « même » ou du « rien ». Il n’est que d’écouter les discours de certains leaders, de quelque côté qu’ils se situent, pour entendre que, selon eux, il n’y a que du « même » ou du « qui ne vaut pas la peine », du  « même » ou du « pas sérieux », du « même » ou du « rien à dire ». Je sais bien qu’une telle outrance est commandée et redoublée par la superficialisation réductrice des mass media. La fausse universalisation de ces dernières renforce la fausse universalisation de l’idéologie totalitaire. Avant même que d’apparaître dans le discours sous les signifiants de l’absence, du manque, la dimension de l’Autre y est déchue, rebutée, refusée. Elle n’y est plus signifiée par le manque, mais elle se trouve indexée de la marque du refus. Elle est réduite à la pure et simple opposition, à l’incompatibilité de la dualité ou de la rivalité mimétique.

Tout ce qui n’est pas pour moi, dit le dictateur, est contre moi ! Pas d’autre que moi : rien que des images de moi. Ainsi en est-il de la Tour de Babel : la prétention à l’uniformité d’une seule langue va de pair avec la négation de l’altérité divine. Ainsi en est-il encore pour Narcisse se noyant dans son reflet, pour Louis XIV s’identifiant à l’État, pour la bête de l’Apocalypse se dédoublant pour séduire le peuple et avaler le corps de l’enfant nouveau-né.

Ce qui je voudrais faire remarquer fermement ici, c’est qu’un tel processus exclut la possibilité de la tromperie de l’erreur ou du mensonge pour celui qui le tient. Le totalitarisme exclut le mensonge comme catégorie. Du même coup il rend indiscernable des effets de la parole dans le réel. Il méprise le sujet en l’enfermant dans la méprise de lui-même. Or, exclure le mensonge (ou l’erreur) comme catégorie, c’est enfermer la société sous la loi tyrannique du mensonge qui s’ignore.

Et, à y regarder de près, l’exclusion du mensonge rejoint le critère décisif du totalitarisme qui est l’affirmation – de principe – de l’unité sociale (Marcel Gauchet). Cette affirmation tend à supprimer la dimension conflictuelle, la division constitutive du corps social comme du corps individuel. Le mensonge suprême consiste à nier la division du sujet, le conflit : il est déni de la réalité, occultation pernicieuse de la division originaire.

Dans sa figure centrale, l’idéologie bourgeoise est un discours de dénégation de la dimension conflictuelle de la société capitaliste » et à terme, dans sa figure utopique, l’idéologie marxiste, prenant, en compte l’actuel conflit des classes, en prévoit la disparition dans une sorte d’unité originelle retrouvée. « Dans l’un et l’autre cas surgissent des réponses également fondées sur l’ambition d’éliminer le conflit ou de surmonter la division de la société » (M.G., p.11). Mais dans l’un ou l’autre cas, c’est proprement le concept de corps social qui disparaît dans la réalisation d’une idée par suppression du corps.

Cette ambition ressortit à l’imaginaire de la toute-puissance ou à la toute-puissance de l’imaginaire, excluant du même coup la médiation corporelle et la division du sujet sans lesquelles le concept de parole ne peut être pensé.

« Société consubstantielle au discours qu’elle tient sur elle-même, l’avènement d’un tel régime fournit le modèle inouï d’une puissance de l’idée à produire du social» (M.G.,p.12). Un tel modèle abolit l’écart entre le discours et la réalité, comme lieu de surgissement du sujet parlant et désirant. Il abolit la dimension symbolique d’un espace et d’un temps ouverts au devenir du sujet et à l’altérité qui le fonde. Il abolit le concept même de corps.

On aboutit alors à ce paradoxe intenable et déstructurant d’une société dont la différence originaire politique est occultée et qui ne permet plus le jeu de la division pour des sujets divisés : un sujet divisé dans une société une, sans faille : l’imaginaire contre le symbolique, disruption de la haine. (« l’individu qui réconcilierait en lui (pour un temps) pulsions de vie et pulsions de mort n’est ni en vue ni au programme. ») Et «  si le rapprochement entre Marx et Freud paraît pleinement justifié, c’est à la condition de l’entendre : Freud contre Marx »*, aussi bien que contre toute idéologie bourgeoise totalitaire.

LA LANGUE ET LE CORPS

Avec l’exclusion de la catégorie de l’erreur et du mensonge, avec l’identification du pouvoir à la loi régissant le corps social, c’est, du même coup, le concept de vérité qui, dans l’idéologie totalitaire, disparaît.

Cette disparition a pour corollaires, nous l’avons vu, la réduction et la torture du corps en tant que lieu de la vérité du sujet humain parlant, désirant et souffrant, irréductible à l’idée. La psychanalyse ne cesse de nous l’apprendre : c’est d’être le lieu de la méconnaissance du sujet que le corps est aussi celui de sa vérité : c’est ce rapport de la méconnaissance à la Vérité qui constitue le corps comme lieu de surgissement de la parole à travers les failles du discours.

Le refus anticipé de l’altéré – que réclame l’idéologie et son exaspération dans la violence – conduit nécessairement à la négation de la vérité du sujet, à la forclusion de la parole. Les effets de ce court-circuit se laissent voir dans la réduction du corps à rien. Les meurtres et les génocides sont perpétrés au nom d’une idée de l’homme qui détruit le corps de l’homme et qui va, dans un effet de boomerang, jusqu’à l’exil et au suicide du tyran ou du führer.

Le totalitarisme croit pouvoir vouloir la mort de quelques-uns ou de beaucoup ou même d’un seul : il veut la mort, de tous. Ce qu’il ignore c’est la mort qui le veut. Seule elle est totalitaire. La vie, elle, est plurielle : elle naît de la division qui engendre le sujet dans le corps social comme dans le corps sexué.

Posons donc que si le totalitarisme torture, exténue et tue le corps, c’est qu’il y reconnaît l’agencement d’une structure signifiante où ça parle du sujet et de l’Autre et que, incarnant la parole, il résiste à toute idée de l’Un monolithique, imaginaire, non barré des signifiants du multiple.

Autrement dit, dès lors que le discours de l’Un n’est plus traversé, en ces failles, par la parole incarnée dans le corps comme lieu du sujet dans son rapport à l’Autre, il devient dominateur et mortel pour tous. Il n’est plus soutenu que par le fantasme prétendant réaliser une société qui collerait au discours qu’elle tient sur elle-même. Et l’analyse nous a appris que la réalisation du fantasme est mortelle. Elle équivaut à une langue fasciste, à un langage sans Autre, qui réduit le corps à rien.

«  La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste », écrit R.Barthes dans sa leçon au Collège de France, p.14 :  «  elle est tout simplement fasciste; car le fascisme ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ». Qui n’obéit pas à cette obligation doit disparaître. « Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition. D’une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension du jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers; et ce que les linguistes appellent la modalité n’est jamais que le supplément de la langue, ce par quoi, telle une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est à dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j‘énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la certitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète.

Dans la langue, poursuit-il, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis-clos. On ne peut en sortir qu’au prix de l’impossible. » Cet impossible, R. Barthes le pointe dans la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, ou dans l’amen nietzschéen qui est secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue. Et il poursuit : « Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi, ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature. »

Je laisse à R. Barthes cette dernière assertion d’un jeu avec les mots comme instrument d’une fiction propre à déconstruire le pouvoir du langage. Je le rejoins, en partie, au terme de sa leçon où «  il souhaiterait pouvoir renouveler la (sa) manière de présenter le cours ou le séminaire, bref de « tenir » un discours sans l’imposer : ce sera là, dit-il, l’enjeu méthodique, la question, le point à débattre ».

« Tenir » un discours sans l’imposer, par la force, donc, ou par la séduction, c’est justement la question de ce qui fait parler, de la Parole et de la dimension d’Altérité qu’elle suppose comme source du langage pour celui qui parle et comme lieu d’écoute pour les auditeurs. Tenir un discours sans l’imposer conduit inévitablement alors au risque de mourir, en son corps, pour témoigner du sujet qui s’y trouve tenu par l’Autre. « Tenir un discours sans l’imposer », c’est croire qu’à travers lui une partie de la vérité se dit, vérité mi-dite qui n’est pas pure adéquation spéculaire au langage. S’il n’en est pas ainsi, « tenir » un discours sans l’imposer revient un jour ou l’autre, par les chemins de la langue que R. Barthes décrit avec brio, à s’opposer au langage dans un jeu spéculaire, un jeu du même au même, qui conduit soit à la capitulation, soit à la dérision, à une spécularité destructurante, sans issue symbolique. De toute façon à la stérilité d’une opposition indéfinie des contraires.

L’HORS – GÎT ET L’ICI – GÎT

L’opposition de la spécularité ou, si vous voulez, la spécularité inhérente à toute opposition ne renvoie alors jamais qu’au même sans arriver pourtant à la fonder sur le terrain d’un troisième terme, là où – au cœur du Réel – l’Autre fonde l’identité du même. La fondation du même par le même, dans l’indéfini stéréotype de la répétition, est dérisoire. De même la reconnaissance de soi cherchée dans l’image de soi (prise pour l’Autre) est dérisoire à en mourir. Mort dérisoire, en vérité, puisqu’elle ne signifie rien de ce qui cherche à se dire : pure réduction du sujet à la teneur de son discours qui ne vaut pas davantage que son contraire : « maîtrise qui aliène » et qui dépossède du corps dans la mesure où elle place le «sujet » hors de lui, soit qu’elle l’exalte comme son propre créateur, soit qu’elle le plonge dans le débridement d’un fantasme d’orgie où l’absence de limite finit par tuer. Plus rien ne lie le corps et le discours. À la place de la fermeture ombilicale dont le trait cicatriciel fonctionne comme référence à l’Autre, apparaît le fantasme d’une bouche ou d’un anus monstrueusement ouvert, du désespoir orgastique de se vider totalement et de gésir hors de soi – dans l’hors-gît…moment spéculaire de l’ici-gît. Il n’y a que hors-gît ou ici-gît : il n’y a pas de limite où demeurer hors de la spécularité, dans la parole qui dit le «  nom  ».

Là où le porte – parole du pouvoir politique devrait témoigner de la différence originaire dont il dérive en reconnaissant son erreur ou son mensonge, seule manière de rouvrir l’espace social dans l’ordre de la vérité qui le fonde, là même, il n’y a plus que la menace d’une bouche engloutissante et récupérante qui nie la contradiction au lieu de la dire, hydre à sept têtes dont la terreur fait loi et au discours de laquelle il faut se rendre conforme.

Ce qui réduit le corps à la conformité de l’Un, d’une idée, c’est la peur et le fallacieux espoir que cette conformité donne d’échapper à la menace. Fallacieux est cet espoir qui ne fait que donner le temps de s’abolir soi-même pour être mieux englouti et digéré par le monstre. Ne s’ampute-t-on pas pour éviter la menace de la castration ? Et, plus encore, ne morcelle-t-on pas son corps jusqu’au suicide pour éviter la menace de l’exclusion mortelle que la naissance représente pour le psychotique ?

Le monstre alors n’a plus qu’à digérer le corps dissous, rendu conforme au corps objet dans le rite initiatique, assimilé comme instrument de production à la rentabilité diabolique d’une cadence, évacué enfin dans les feuillées du Goulag.

On pourrait dire que le totalitarisme est le triomphe du modèle de toutes les pulsions : l’oralité dénégatrice de toute différente, désintrinquée. Dans la démocratie, au contraire, seule la division respectée et symbolisée par qui de droit assure la vie du corps social. « La société démocratique n’est pas la résultante d’une dynamique naturelle des forces sociales, écrit M. Gauchet (p. 16). Elle n’est pas davantage le produit d’une volonté consciente. Elle procède d’une disposition sociale inconsciente que le totalitarisme nous fait apercevoir par contraste : disposition de la société par rapport à sa division la laissant libre de se déployer et de s’exprimer. La société démocratique est une société qui repose sur une secrète renonciation à l’unité, sur une sourde légitimation de l’affrontement de ses membres, sur un abandon tacite de l’espoir d’unanimité politique. Contre tout son discours explicite, elle est société qui charge de sens son déchirement intérieur. »

Ainsi donc la différence politique, indissociable de la pluralité des langues ne saurait finalement se penser sans référence à la différence sexuelle, indissociable de la pluralité des corps, irréductible et fondatrice de la structure psychique. Mais pas davantage la différence sexuelle ne peut se penser sans référence à la diversité des langues et à la division politique qui s’y exprime, irréductible et fondatrice des sociétés et des peuples.

Aucune des deux n’est première, avons-nous dit, par rapport à l’autre et chacune interdit à l’autre de se boucler sur le même.

Ce rapport des différences originaires s’ouvre sur un concept de corps humain – social et/ou individuel- comme lieu d’émergence d’une parole irréductible à toute représentation et les fondant toutes dans leur opposition même.

S’il en est ainsi, il me semble que la psychanalyse peut travailler, dans les limites qui sont les siennes, à l’échec du totalitarisme imaginaire qui enferme le sujet et que, par là, elle ouvre la voie à la vérité qui cherche à se dire.

Sauf perversion massive d’un discours analytique devenu lui-même totalitarisme, c’est là qu’on attend la psychanalyse et c’est là qu’elle sera mise à l’épreuve.

D. Vasse