« Lorsque le manque est occulté par un objet ou une représentation, le langage de l'homme devient menteur. »

Entretiens - La psychanalyse éclaire le comportement religieux de l’homme comme son comportement conjugal et social

Le P. Denis Vasse, psychanalyste :

« La psychanalyse éclaire le comportement religieux de l’homme comme son comportement conjugal et social »

In La Croix, 3 septembre 1976, pp 8-9.

Nous côtoyons un nombre croissant de chrétiens qui font l’expérience d’une analyse ou qui s’interrogent sur une éventuelle démarche psychanalytique à accomplir.

Nombreux sont également les croyants qui sont troublés par l’envahissement de la psychanalyse, inquiets des progrès d’une science dont les implications leurs semblent sujettes à caution.

On en parle beaucoup, souvent par ouï-dire. On la tourne parfois en dérision. On la fustige. Elle fait peur. L’intensité des réactions est peut-être même à la mesure du besoin qu’on aurait d’elle et des résistances qu’elle provoque.

L’analyse se présente comme une expérience d’un type particulier. Même si, au niveau des conversations intellectuelles, elle est devenue une mode, la psychanalyse n’est pas une voie de facilité. Elle est une méthode thérapeutique rigoureuse, qui requiert de la part de celui qui l’entreprend volonté et ténacité. Cette voie est parfois l’ultime.

Celui qui entre en analyse constate que cette démarche produit indirectement des effets sur l’ensemble de sa personnalité et a fortiori sur sa foi. Il arrive même fréquemment que cette foi se brise, s’évanouisse. Certains penseront de ce fait que la psychanalyse est une réduction de la religion et des mécanismes inconscients.

L’expérience de la foi est-elle alors radicalement mise en cause par celle de l’analyse ?

Mise au point par Sigmund Freud, la pratique psychanalytique est devenue aussi un système de pensée, élément fondamental des sciences humaines. Elle occupe une place privilégiée dans la culture contemporaine. Elle en est peut-être même l’un des moteurs.

Or celle-ci prend de plein fouet la culture judéo-chrétienne dans laquelle baigne l’Eglise séculairement. La théorie freudienne est-elle un assiégeant redoutable pour la foi ?

Ces questions, nous les avons abordées avec Denis Vasse, qui est à la fois psychanalyste et jésuite.

Egalement docteur en médecine, le P. Vasse a des responsabilités au bureau de l’Ecole freudienne de paris, présidée par Jacques Lacan. Il est connu surtout pour ses ouvrages : Le temps du désir (1), où il entreprend notamment une recherche sur la prière à travers les découvertes de la psychanalyse, et l’Ombilic et la Voix (1), où il relate des analystes d’enfants qu’il suit particulièrement.

S’il refuse avec vigueur tout amalgame entre ces deux expériences, Denis Vasse récuse également le slogan usé : la foi à l’épreuve de la psychanalyse. Pour lui, ce sont sans doute deux expériences qui ont pourtant chacune quelque chose à apporter à l’autre.

(1)  Le Seuil

  • La psychanalyse n’a pas révélé un Dieu bouche-trou
  • Elle nous enseigne qu’inconsciemment n’importe quelle représentation peut jouer la fonction de l’idole
  • Rouvrir notre imaginaire qui tend constamment à se refermer sur lui-même
  • L’homme échappe à l’image qu’il se fait de lui
  • L’expérience de l’analyse et l’expérience spirituelle ont toutes deux quelque chose à voir avec la Vérité

– L’une des découvertes de la psychanalyse a été de révéler un Dieu bouche-trou des insuffisances de l’homme. Vous qui êtes à la fois psychanalyste et prêtre, comment arrivez-vous à vous situer dans ces deux activités qui paraissent antithétiques ?

– La psychanalyse n’a pas, comme vous le dîtes, révélé un Dieu bouche-trou. Freud lui-même l’écrivait à Pfister, un pasteur et un de ses disciples : « La psychanalyse n’est ni religieuse ni areligieuse. » Ce qu’elle découvre, en effet, est d’une tout autre nature : cela s’appelle l’inconscient et l’interprétation, le complexe d’Œdipe et la castration, le transfert et l’appareil psychique, etc.

A partir de là, ce que dit la psychanalyse, c’est que toutes les représentations, tous les « objets » – c’est-à-dire la manière dont nous nous représentons les choses – peuvent fonctionner comme bouche-trou, comme ce qui vient clore notre imaginaire et nous interdire l’accès au réel.

Dans la mesure où la représentation de Dieu joue ce rôle, la remise en travail de la structure psychique va la faire « tomber » sous l’effet de l’analyse. Ceci est vrai de l’« objet » Dieu, mais aussi de tous les autres sans exception. Et l’on ne voit pas pourquoi la représentation que nous nous faisons de Dieu aurait à être épargnée si elle a pour fonction la clôture de l’imaginaire de l’homme, si elle n’est rien d’autre que la projection idéale de son « moi ».

D’ailleurs – et aussi curieux que cela paraisse – cette « critique » et cette chute de l’« objet » Dieu sont loin d’être étrangères à la foi : elles en sont le ressort. Le ressort et le chemin de la foi résident dans la disparition des images que nous nous faisons de Dieu, c’est-à-dire des idoles. Et nous n’en avons jamais fini avec les idoles comme toute l’histoire d’Israël, toute l’histoire de l’Eglise et, finalement, toute l’histoire du monde nous l’enseigne.

La prison de notre moi

–       Précisément, la difficulté ne vient-elle pas du fait que la représentation est souvent identifiée à l’objet de cette représentation, autrement dit à Dieu lui-même ?

–        Je ne connais pas de critique plus radicale de la représentation que celle qu’en fait le christianisme. Déjà, dans l’Ancien Testament, Dieu est celui qui n’a pas de représentation. C’est celui qui n’est adéquat à aucune des images que l’on peu en avoir. Et ce que nous enseigne la psychanalyse, c’est que, consciemment, n’importe quelle représentation peut venir jouer la fonction de l’idole et nous rabattre constamment sur la prison de notre moi imaginaire au lieu de laisser libre l’ouverture à l’Autre.

–       Si je comprends bien la démarche psychanalytique et celle de la foi fonctionnent (dans le refus de l’idole) d’une façon analogue. Mais, pourtant, Freud n’a-t-il pas démonté les mécanismes du comportement religieux de l’homme en le réduisant à la projection idéalisée de lui-même ?

–       La psychanalyse s’exerce à découvrir le fonctionnement d’une « structure », d’un « appareil psychique », comme disait Freud. Elle le fait à travers les avatars de ce fonctionnement ou, si vous voulez, à travers les différents modes de la structure, ce qu’on appelle les « névroses ».

Mais en aucun cas elle ne se situe hors de ce champ, de façon extérieure qui l’autoriserait à juger (de l’homme, du monde… ou de Dieu) au nom de critères « objectifs » ou au nom d’une éthique qui serait étrangère au désir du sujet qui parle, aux fonctions de la parole dans son discours et au champ du langage dans lequel ce discours se développe.

Tout discours sur l’homme, sur le monde, sur Dieu n’en tombe pas moins sous le coup de l’interrogation de la psychanalyse – moins pour le soupçonner, comme on le dit aujourd’hui, que pour le rouvrir, pour rouvrir à l’impossible réel notre imaginaire satisfait qui tente constamment de se refermer sur lui-même.

Pour le dire autrement, la psychanalyse réintroduit – contre les vents et les marées du « savoir » – ce qui, dans le savoir, manque à être et c’est ce manque qui renvoie à la vérité du sujet parlant.

Alors, oui, si Dieu n’est rien d’autre pour moi qu’en représentation, que le prétendu savoir qui vient combler ce manque, il ne peut s’agir que d’un objet  imaginaire sur lequel l’homme projette la toute-puissance de ses fantasmes. Ce Dieu-là, c’est l’idole, et tant mieux si elle se brise.

–       Dans la pratique, n’est-il pas souvent cela ? Nombreux sont ceux qui sont touchés par cette critique. On parlera alors de purification nécessaire de la foi. Mais n’est-ce pas coûteux ?

–       Vous savez, Dieu est drôlement coûteux !

Elle touche au désir de l’homme

–       En forçant les choses, un chrétien conséquent devrait donc faire une psychanalyse ?

–       Non, pas du tout !

Ce que je crois, c’est que, d’une certaine manière, il ne peut y avoir d’élaboration théologique qui rende compte de l’expérience de l’homme et qui fasse l’économie de la psychanalyse. Cette dernière jette une vive lumière sur cette expérience et lui interdit de se réduire à la seule conscience qu’elle a d’elle-même. Elle montre que l’homme échappe toujours à l’image qu’il se fait de lui-même, qu’il est sujet en devenir, sujet désirant.

Si vraiment elle touche au désir de l’homme, quoi d’étonnant à ce que la psychanalyse éclaire le comportement religieux de l’homme comme elle éclaire son comportement conjugal, familial, social, etc. Ce serait le contraire qui serait étonnant. Ou alors cela voudrait dire que le discours religieux n’a rien à voir avec le désir humain !

–       Qu’entendez-vous par désir humain ?

–       Le désir est ce qui vise autre chose que la chose, que l’objet. Lorsque vous demandez quelque chose, vous vous adressez toujours à quelqu’un, du moins implicitement.

Si vous voulez, le désir c’est ce qui soutient la demande et ce qui témoigne du sujet et de l’Autre. Le désir s’oppose donc au pur besoin, en tant que celui-ci ne vise qu’à la consommation de son objet.

–       Vous avez écrit, je crois, que l’expérience de la foi et celle de la prière sont de l’ordre du désir et non du besoin. Mais certains psychanalystes ne voient-ils pas dans la prière une sorte d’évasion, un besoin narcissique ?

–       J’ai plutôt dit que la prière était ce qui articulait ces deux ordres, celui du besoin et celui du désir.

C’est vrai que, de l’extérieur, la prière peut être considérée comme un rêve, une introspection, une évasion narcissique. Ce qui me frappe, c’est que c’est souvent aussi ce que l’on dit de la psychanalyse. Je ne dis pas que prière et psychanalyse c’est la même chose, mais il me semble que ce genre de questions soupçonneuses sur la prière chez les uns, sur la psychanalyse chez les autres manifestent souvent le « refus » ou la « peur » d’y aller : soit à la prière, soit à l’analyse.

Un risque de perversion

–       En quoi l’expérience de l’analyse et l’expérience spirituelle sont-elles analogues ?

–       Peut-être en ce que toutes les deux sont une intégration du sujet dans le temps.

La prière rythme le temps. C’est une sorte de scansion du temps. C’est le temps pris à notre préoccupation des choses. C’est le temps perdu pour notre imaginaire qui croit toujours en gagner ! C’est peut-être cette perte de l’objet temps que l’on tente en vain de capitaliser pour en faire de l’argent ; c’est cette perte de l’objet temps qui troue et déchire l’imaginaire organisé et programmé dans lequel nous prétendons vivre. Cette perte nous ouvre à un temps du sujet – au « temps du désir » – que rythment l’apparition et la disparition de l’autre, la rencontre et la séparation, dans l’acte d’une toujours première découverte de soi qui est toujours aussi première découverte de l’Autre.

Ce que je crois aussi c’est que, la prière, il vaut mieux ne pas trop en parler. Elle se donne à lire dans ses effets et souvent même sans qu’on le sache. Le reste n’est que bon sentiment et littérature…

J’en dirai autant de la psychanalyse : certains, aujourd’hui, parlent beaucoup de psychanalyse, paient cher, se plient à une forme rigoureuse… et tout cela n’a qu’un but : l’évitement de la démarche effective. Ces analyses-là, on les reconnaît à ce qu’elles sont sans effet dans le réel. Souvent, d’ailleurs, elle s’arrêtent effectivement… pour ne plus être que mode et mondanité !

Il me semble que la prière a pu jouer ce rôle à certains moments, c’est-à-dire être pervertie. Pour moi, la perversion consiste essentiellement à tenir le discours de la vérité pour ne pas la faire, pour ne pas s’y soumettre, et il me semble que si la psychanalyse et la prière comportent, dans leur exercice, ce risque de perversion, c’est que justement toutes les deux ont quelque chose à voir avec la Vérité. Avec le silence, aussi.

Propos recueillis par Jean-Claude ESCAFFIT