« L'homme peut refuser, plus ou moins consciemment, de consentir au désir qui l'habite.
Dans ce cas, il est comme un aveugle-né. Il est empêché d'interpréter les signes. »

Entretiens - Denis Vasse, communicant

In Libération 27 octobre 1988

Lacanien affirmé, le psychanalyste villeurbannais vient de publier son cinquième libre « La chair envisagée ». Ce nouveau témoignage de sa pratique, destiné à ses confrères mais surtout à « ceux qui souffrent », rappelle que « naître, c’est mourir à ce qui nous conçoit ».

Denis Vasse parle comme il écrit. Lumineux quand il décrit ce qui se passe dans la tête et le corps des analysants qui se succèdent sur son divan, facilement opaque pour le commun des mortels lorsqu’il passe au cran supérieur, la théorie psychanalytique. Mais le plus frappant, c’est que l’homme colle à son discours sur la vérité, que la cure analytique ne cesse de fouiller. Dans La chair envisagée publié fin septembre, comme dans ses libres précédents, il explique que la vie n’est possible que si l’on renonce à son l’image, et qu’il n’y a pas d’autre issue que de reconnaître sa propre division. Le psychanalyste, également médecin et jésuite, a assis son autorité bien au-delà de Villeurbanne, une ville qu’il a choisi lorsqu’il a quitté l’Algérie parce qu’il n’y connaissait personne et par volonté d’échapper à la psychanalyse-spectacle. Très chaleureux, il s’engage dans le dialogue comme un homme divisé, n’ayant pas réponse à tout, ne cherchant pas à vendre l’image du mandarin. Et sans se réfugier, comme il lui serait aisé de le faire, derrière les séminaires qu’il dirige ou derrière ses ouvrages.

Lacanien affirmé, Denis Vasse se défend de « construire une œuvre » en publiant son cinquième livre. Ni « Séminaires » ni « Ecrits », ses ouvrages sont autant de témoignages sur sa pratique analytique. Des témoignages destinés à ses confrères et surtout « à ceux qui souffrent », ceux qui lui écrivent « qu’ils se sont reconnus dans tel ou tel livre et que de mieux comprendre leur situation les avait aidés ».

Le nom de Vasse est souvent associé aux enfants avec lesquels il effectue un travail clinique comparable à celui de Françoise Dolto, dont il était très proche. Dans le cadre, notamment, du « Jardin Couvert » qu’il co-dirige à Lyon. En fait il reçoit essentiellement des adultes dans son cabinet villeurbannais mais dit-il dans un sourire, « il est plus facile dans un livre de s’adresser aux adultes en leur présentant des cas d’enfants ». C’est plus recevable, mais en fait c’est la même chose. Ce qui empêche de vivre : le mensonge, le fantasme de toute-puissance, la peur de l’Autre. Autant de concepts qui s’éclairent dans les allers-retours de son livre entre les « morceaux choisis » de ses clients et ses interprétations. Tel le récit au style direct de quelques semaines de la cure de Katia Lexico, une petite fille qui ne sait pas parler. Katia, six ans et demi, dont le père a quitté le foyer familial à la naissance, s’exprime d’une façon presque incompréhensible. « Après tout, jargonner pour parler quand son père s’appelle Lexico, c’est témoigner on ne peut mieux de sa filiation et de son refus » commente l’analyste. Dans un long tâtonnement – pour vérifier s’il a bien compris les paroles déformées de la petite fille qui rit aux éclats lorsqu’il tape à côté – Vasse met progressivement à nu quelques repères à travers les dessins de l’enfant : un bébé qui veut tuer un monsieur qui l’a abandonné. De temps à autre Vasse avance quelques réponses dans ce dialogue ardu : un bébé meurtrier ne peut plus parler comme un homme – puis, Katia ayant dessiné un bébé avec deux bouches, l’une pour manger l’autre pour parler, il désigne la bouche morte. Katia acquiesce. De séance en séance son discours s’éclaircit.

Denis Vasse s’illumine lorsqu’il évoque ces venues au monde dont il est à la fois le témoin et la sage-femme. Ces naissances balancent les moments terribles où il est « KO debout » au chevet d’une douleur qui s’épuise à ne pas pouvoir se dire. Et qui épuise l’analysant. Cette femme par exemple qui sombrait dans le sommeil après les séances jusqu’au moment où son mari venait la récupérer. La mort, la naissance, le mensonge et la souffrance constituent le corps du livre de Vasse, sous titré « la génération symbolique ». « Naître, c’est mourir à ce qui nous conçoit », écrit-il. Cela pourrait être une des définitions du travail de l’analyse qui affleure au gré des pages de La chair envisagée. Le mensonge, dit-il c’est « la manière fantasmatique dont nous envisageons notre histoire ». Et le mensonge le plus fort, celui qui porte sur l’origine, qui touche à la génération, est inaccessible. On a accès qu’à « ses effets sur notre histoire ».

C’est en parlant de ces effets que l’analysant finit par mettre à jour le mensonge, abandonne son image, son « fantasme de la toute-puissance (« être à soi même sa propre origine. Ne rien devoir et ne rien donner ») et déprime. « La dépression, dit Vasse, c’est la chute de l’imaginaire, un passage obligé de la psychanalyse… Vasse décrit plusieurs de ces « chutes » vers « la vérité », vers la  « division » qui coïncide avec le « surgissement du sujet », dans la souffrance et dans la joie « toujours mêlées ».

« Un travail de délogement » dit-il, qui consiste à « sortir de l’idée que l’on se fait de soi », ou encore « sortir du tombeau de son image ». Pour laisser de la place à l’Autre. Le sujet est donc non seulement à jamais incomplet – il lui faut renoncer à son unité – mais encore condamné à vivre en compagnie de l’inconnu, il lui faut cohabiter avec une forme de vide, d’imprévisible. Ce n’est pas sans souffrance.

Le jésuite devenu analyste parce qu’il a connu une « souffrance qui ne l’a pas tué, mais libéré » se montre très critique vis-à-vis de la psychanalyse affranchie de la souffrance, de la psychanalyse star qui s’étale à la télévision ou dans les journaux, envisagée comme une séduisante méthode de connaissance, un luxueux moyen d’analyse des phénomènes sociaux, politiques ou psychiques. « Devenu instrument d’une lucidité curieuse, la psychanalyse parvient à ce paradoxe : utilisée pour fournir plus de savoir elle nourrit le mythe de la toute-puissance (maîtrise de soi et du monde confondus) qu’elle a justement pour fonction de dénouer ».

Luc VACHEZ