« L'homme peut refuser, plus ou moins consciemment, de consentir au désir qui l'habite.
Dans ce cas, il est comme un aveugle-né. Il est empêché d'interpréter les signes. »

Articles - L’éthique du vivant

in Théophilyon 2002 VII-2, p. 509-533, Sciences du vivant, sens de la vie


Introduction à « L’éthique du vivant »

Extrait d’une conversation sur l’éthique[1]

(Denis Vasse – Françoise Muckensturm)


L’épreuve de la vie, l’obéissance et l’altération

L’éthique du vivant consiste à être ouvert à la Vie dans un rapport aux autres, à soi-même et à l’Autre par et dans la Parole.

Elle découle pour chacun de son consentement à la vie ou de son refus.

On pourrait dire que l’éthique est pour l’homme l’esprit de son histoire. Mais, qu’est-ce que l’histoire de l’homme ? C’est ce moment de vie, de la naissance à la mort, qui est orienté dans un sens.

Certes, il peut être orienté en fonction d’un but conscient, connu, pour accomplir ce qu’il veut. A mon avis, ce n’est pas ça, l’éthique. L’éthique du vivant trouve sa source dans la Vie. Nos actions et nos paroles sont orientées à la lumière de la vie intérieure, où s’éprouve la double dimension de la souffrance et de la joie dans laquelle l’homme accède au désir de l’Autre dans la parole. Cet homme-là repose dans le désir et il puise en lui – dans cette re-position de lui – ce qu’il faut faire dans la vie. Nous sommes là aux sources de la morale et de l’éthique. Lorsque l’éthique perd la référence à l’altérité au plus intime de l’homme, elle lui devient extérieure (morale) et au lieu de confirmer ce qu’il fait ou de qu’il dit du sceau de la vérité de la Vie, elle le conforme davantage à l’image qu’il a de lui ou au discours qu’il tient.

Pour moi, la morale trouve sa perversion dans la cohérence d’un discours qui n’autorise plus le sujet à écouter et à parler, à écouter la vérité parler en lui. La morale prétend connaître le bien et le mal, ce qui est le péché d’Adam et Eve. Manger le fruit de l’arbre de la connaissance pour distinguer par soi le bien et le mal, au lieu d’obéir à Dieu. Souvent, la volonté de savoir nous met hors obéissance à la vérité qui parle.

Il n’y a d’obéissance véritable qu’à ce qui parle en nous. C’est-à-dire en chacun de nous – l’origine -, mais aussi entre nous. Cette origine est communion, elle est la source et la fin de nos différences, de la différence sexuelle en particulier qui ne peut se penser qu’ordonnée à l’unité de chacun et de tous. Nous savons que nous obéissons à la vérité du désir dans la mesure où la vie charnelle nous inscrit dans cette tension entre l’individu différencié – le sujet du savoir (ou de la science) qui connaît les différences dans l’univers – et le sujet vivant (de la Vie) qui trouve son sens dans la communion où s’engendre la vie, dans l’amour.

Dans cette division originaire entre savoir de l’objet et vérité de la Vie surgit le sujet qui reconnaît son identité, se reconnaît dans l’Autre du désir, dans la radicale altérité qui ne le fonde ni dans le savoir de la science – ce qu’il peut imaginer ou concevoir seul – ni dans la vérité de la Vie – qu’il ne peut imaginer ni concevoir seul – mais qui le fonde dans l’impossible réel que vise le désir du sujet qui, d’une part connaît les objets de la science et, de l’autre, reconnaît les vivants de la vie. L’homme est le savant et le vivant en humanité.

C’est ce dont témoigne l’homme par la joie qui se révèle en lui, par l’ouverture de la parole à la lumière d’une origine où connaissance et reconnaissance s’articulent, où « savoir et vérité se rencontrent ».

L’obéissance le conduit sur ce chemin. En tant que « parlêtre », être de chair animé de la parole, il donne un nom à tous les éléments de la création. Il la connaît et il donne son nom à la créature à laquelle il s’adresse en esprit et en vérité quand il se reconnaît en elle dès avant et au-delà de toute connaissance, quand il la reconnaît dans l’unité d’une différence radicale, celle de l’altérité, celle du même en tant qu’il est radicalement autre que moi, celle d’une identité dans la différence, dans la joie d’une communion indiquant l’unique vie dont ils vivent, sans le savoir autrement que par ce qui lui met obstacle.

L’obstacle mis à la vie est toujours de l’ordre de la rationalisation sous prétexte d’incompréhension, et de satisfaction que la compréhension donne à l’intelligence. Si bien que nous avons tendance à laisser tomber la joie de la vie qui se donne au bénéfice de la puissance du savoir et de ses démonstrations. La compréhension est une manière de toute-puissance, une façon de mettre la main sur les êtres et sur les choses, de posséder. C’est ce qu’on appelle la maîtrise. Comprendre, c’est maîtriser.

C’est, en définitive, vouloir maîtriser par la connaissance pour éviter de consentir au désir de l’Autre. Le don de soi, que la reconnaissance suppose, quand l’homme consent à l’altération (aux deux sens du terme) du désir, ne peut s’accomplir que dans la réalisation de l’unité dans la communion originaire.

Parler ainsi est très dangereux. Ça fait peur. Quelque chose résiste en nous. Si l’on ose aller un peu plus loin dans cette voie, on peut dire que toutes les pathologies sont des modalités de la désobéissance à la Vérité qui parle en nous.

Il faut alors prendre le mot « pathologie » au sens fort du terme de « discours sur le pathos » au sens philosophique, sur la manière dont s’éprouve la vie. L’éprouvé de la vie – ce spectre des longueurs d’ondes qui s’étendent entre la tristesse et la joie, entre la peur de la chute dans la mort et l’assomption du désir dans la vie – échappe à la représentation conceptuelle ou imaginaire.

Nous sommes au cœur de la question de l’Éthique.

Le pathos concerne l’épreuve de la vie en tant qu’elle est éprouvée de manière pathétique. Rarement, pourtant, l’obéissance à la parole qui se révèle dans la chair est située à cet endroit. Et pourtant c’est son lieu, celui de l’éthique du vivant ordonné à cette ouverture intérieure qui est la joie et à laquelle il n’accède que dans la transformation de la souffrance (cf. Michel Henry).

Il n’accède à la joie que dans la transformation de la défense narcissique en accueil de l’autre qui altère l’image du moi.

Dans cette altération, il devient autre pour l’autre : à la fois différent de, et identique dans le rapport à l’Autre, à la Parole. Pas comme lui et comme lui.

Dans cette altération qui est souffrance du désir, demeure la vérité du sujet. Il y fait l’expérience d’une altérité qui consiste à s’éprouver différent de l’objet aimé et à le reconnaître comme sujet, au lieu de le réduire à la connaissance qu’il en a (à un objet). Il souffre d’être vivant du désir de l’Autre, autre de l’autre donc, et de consentir à une union dans la joie de la vie partagée.

Cette aspiration à l’unité est désir de communion, enracinement de tous les fantasmes dans une présence originaire où la Vie se donne à tous les vivants. L’origine de l’homme est joie dans la communion dans la Vie, joie que ne donne jamais la satisfaction de la connaissance objective et objectivante de la jouissance.

Plutôt que comme savoir, la joie s’exprime comme la vérité du désir, son ouverture au réel, et non comme l’impression clôturante de la pulsion satisfaite ou de l’envie réalisée.

Là se découvre, toujours pour la première fois, la transformation de la souffrance en joie. Un autre naît là, qui n’est pas ce que j’imaginais ou que je savais, qui m’est donné à reconnaître. Cette transformation de la souffrance en joie, caractérise le vivant de la Vie avec d’autres.

L’ÉTHIQUE DU VIVANT

1 – La connaissance du vivant

La vie n’est vraie que si elle se révèle, et elle ne se révèle que dans l’unité de la différence charnelle. La Vie est la chair vivante. La vie qui se révèle dans la chair, c’est la vérité qui parle. Nous avons tendance à confondre la vérité de la vie – sa révélation – avec ce que nous connaissons par nos sens et par notre conscience – la connaissance du vivant. Nous confondons présence et représentation et, pour le dire en deux mots de manière lapidaire, vérité et savoir.

« Tout ce que je sais », répétait souvent Socrate, « c’est que je ne sais rien ». Ne pas se laisser étonner par ce savoir du non savoir de la vie revient, pour l’homme, à s’enfermer dans ce qu’il connaît ou dans ce qu’il sait, au mépris de l’attente de la Vie et de l’expérience gratuite d’une Présence  « infiniment médiatisée par l’action »[2]. La vie, en effet, se perçoit d’abord dans ce qui agit, dans ce qui bouge, dans le vivant.

Pourtant l’essence de la Vie demeure en un lieu qui n’est jamais réductible à la connaissance représentative qu’il a de lui-même. Elle n’équivaut à aucune production imaginaire, qu’elle soit mouvement ou image. Elle lui échappe. En tant que vivant, l’homme est présent à lui-même comme à ce qu’il ne sait pas, à ce que est autre que les représentations qu’il a de lui et du monde.

Il nous faut revenir à la question de la connaissance. Connaître, c’est extraire les principes qui régissent les représentations imaginaires ou inconscientes, les abstraire au profit d’un discours cohérent qui rend tout à la fois compte de l’activité de nos sens et de notre intelligence. Alors, nous comprenons ce qui nous arrive ou ce que nous faisons. Comme nous le disons, nous en prenons la mesure. Grâce à cette « abstraction » des principes, nous pouvons reproduire ce que nous avons compris, nous pouvons vérifier la pertinence de ce que nous savons par l’expérience dont nous acquérons la maîtrise.

Pourtant – et qui n’en a l’expérience ? – la connaissance du monde et des vivants et ce qu’elle a d’indéfini peut nous laisser dans l’ignorance de la vie. Ce que nous ne connaissons pas en tant qu’objet de connaissance, c’est justement la Vie qui se révèle dans tous les vivants parlants.

Certes, elle ne se révèle à nous que si nous la cherchons, mais ce n’est pas parce nous la cherchons qu’elle se révèle. Il en va ainsi de la Vie en tant qu’elle est l’Autre du vivant. Elle ne se connaît que de se révéler, et non pas d’être démontrée ou justifiée par la connaissance abstraite que nous en avons. Et je ne vous connais en vérité, je ne vous reconnais vraiment que dans la mesure justement où j’écoute ce que vous dites, non pas à la lumière de ce que je sais de vous ou de ce que je sais de moi, mais à la lumière de ce que j’éprouve en moi de vous et que je ne sais pas, qui ne tombe pas sous mes sens, dont je n’ai pas conscience. Écouter en esprit et en vérité, c’est prendre le chemin d’une science qui laisse place à la révélation. À la science des choses dont on parle, se substitue la science du sujet qui parle. La science des objets – représentés ou intelligibles – la science objective qui appartient à l’imaginaire, s’articule à la « science » du sujet vivant dont la présence demeure invisible dans la représentation et qui est la source même de l’intelligibilité. L’homme sait qu’il ne sait rien de lui quand il s’éprouve comme vivant sans savoir pourquoi ni comment. L’autorévélation de la vie est son auto-justification[3].

Être vivant en vérité, qu’est-ce donc si ce n’est prendre à chaque moment le chemin de la vie, vivre de la vie ou, pour le dire autrement, se laisser prendre par elle quand elle se révèle en nous.

La vie qui se donne dans le genre humain engendre les vivants que nous sommes et qui sont référés, de génération en génération, à une origine commune, à la manière dont ils sont générés dans la chair, dont ils naissent au monde des objets en même temps qu’à ce qui spécifie leur essence dans une origine commune qui les différencie de toutes les autres espèces, et les inscrit dans l’ordre symbolique de la parole. Dans cet ordre, ils communient à la Vie dans l’unité de la chair, dans l’alliance en se multipliant. Cette manière que la chair a de vivre dans la différence sexuelle où la parole fait surgir la différence subjective – je, tu, il, nous, vous, ils – caractérise ou qualifie le genre humain du seul fait que tous ses membres parlent. Cette chair parlante témoigne, de génération en génération, dans le présent de la vie des vivants, de leur origine commune. Il s’ensuit que l’homme sujet vit dans une dimension d’altérité radicale, originaire, qui ne peut se penser autrement que comme identité dans la différence, communion. Comme l’a dit Jacques Lacan, le psychanalyste et, avant lui, Arthur Rimbaud, le poète : Je est un Autre.

Du même coup, tout ce qui nie cette altérité spécifique n’autorise plus l’homme à prendre le chemin de l’origine du genre humain, ni celui de sa fin. L’opposition dans la différence – et particulièrement dans la différence qui fonde la chair – d’où qu’elle vienne et où qu’elle aille – fait prendre à l’humanité le chemin de la guerre où l’essence du genre humain s’abîme. Au lieu de partager la vie et s’y conjuguer dans l’unité de la différence qui s’exprime aujourd’hui comme le don de l’origine dans la communion des vivants, s’ouvre alors le spectre d’un chaos primordial, d’un trou sans fin à la place de l’origine. Dans une multiplicité pure et indéfinie, aucune alliance ne saurait signifier l’unité de l’univers et aucun vivant ne saurait désirer la Vie dans son partage, sa communion avec les autres. La présence de la Vie en tant qu’elle est réelle, désirée comme telle, Vivante dans la chair, ne serait plus qu’une illusion. Serait vrai alors, ce qui n’existe pas : la mort[4].

2 – Le don de la vie

Le don de l’origine est la Vie en tant que tous les vivants y participent : être vivant en vérité, c’est participer maintenant à la Vie. Dans le vivant, l’essence de la Vie se révèle au cœur de la nuit où il naît, au cœur de la souffrance et de la patience où il espère, au cœur de la mort où, passant de génération en génération, la Vie ressuscite les vivants en elle et s’engendre dans leur rencontre.

Dans la nuit, dans la souffrance et dans la mort, l’homme se révèle et se lève à la lumière du jour, dans la joie de l’esprit et la vie de la chair : en d’autres termes la vie naît en lui, malade, elle le guérit, mort, elle suscite à nouveau des vivants.

Le don de la Vie est inconscient. Le vivant ne la connaît pas dans l’ordre de la représentation, il l’éprouve comme ce dont il vit en esprit et en vérité. Elle le met à l’épreuve de la foi. À travers la foi, le ressenti de la Vie se joue sur la gamme du désir du sujet dont les signifiants ne sont pas ceux des sens, mais ceux du sens de la vie qui se révèle dans la souffrance et/ou la joie. La souffrance tend à nier la vie en lui ou dans les autres et, dans son excès, elle se nie elle-même. La joie est action de grâce, révélation de la vie partagée, elle tend à se répandre en tous. L’une et l’autre participent du désir. Le désir est tout à la fois ce dont l’homme souffre dans la patience et ce dont l’homme se réjouit dans l’espérance. Lorsque, dans le maintenant, le présent éternel de l’origine affleure en lui, la vie se donne à entendre comme souvenir gratifiant du don du passé ou comme projection espérée du don à venir. Ceci est vrai, même et surtout s’il s’agit d’une histoire (d’un roman dirait Freud) douloureuse.

Entre souvenir et projection qui sont de l’ordre du fantasme, l’homme vit du présent ou du maintenant de la Vie où le réel affleure, tandis que passé et futur ressortissent de l’imaginaire. Pourtant, de cet instant présent comme du réel, il ne sait rien. La présence réelle échappe à toutes les représentations du sujet vivant. Il y croit comme à ce qui excède la connaissance qu’il a de lui en qui il s’éprouve comme un Autre, une présence échappant à la représentation qu’il a de lui, mais répondant à un nom qui le distingue de tous les autres objets et de tous les autres sujets.

Celui qui vit et agit en cette histoire, entre passé et futur, d’une part, entre souvenir et projet, d’autre part, participe au présent de la vie. Il est le vivant ici et maintenant. Le vivant ne sait pas la Vie, il ne la connaît pas comme il connaît ses sensations, il l’éprouve. Lorsqu’il est empêché de l’éprouver, il en souffre. La souffrance est division conflictuelle de la vie et du vivant à l’ombre de la mort. Elle est la marque d’une vie qui n’est pas gérée par la vérité qui parle mais par le mensonge qui la tait ou la ruse qui consiste à dire la vérité pour ne pas la faire. Alors l’homme est tenté de croire en la mort au lieu de croire en la vie, de faire confiance à l’idole de ses sens (la projection de lui-même prise pour Dieu) par peur de mourir, au lieu de faire foi en la Vie qui s’incarne maintenant en lui. C’est en tant qu’il est vivant maintenant qu’il éprouve, selon les moments, la Vie dans la joie et/ou dans la tristesse. La tristesse est du côté d’une vie sans joie et sans autres, d’une non vie, d’une fin de vie. La joie, elle, n’est jamais du côté d’une vie sans tristesse et sans autres. Elle s’espère et se partage comme l’accomplissement du désir infini, d’une vie sans fin.

Vivre en vérité, c’est marcher sur le chemin de la Vie jusqu’à la mort où le vivant rend l’esprit dont il vit et qu’il partage avec tous les vivants, et avec la Vie engendrée en lui et en eux : tout au long du chemin de l’histoire, le vivant signifie la Vie en tant qu’elle se donne maintenant, depuis les commencements et pour les siècles des siècles.

Ce maintenant est son origine.

La Vie ne cesse de faire passer le vivant de l’inexistence à l’existence – de lui donner naissance –, de le faire passe de mensonge à la vérité – de le pardonner – , de le faire mourir au fantasme du souvenir et du futur pour qu’il entre toujours à nouveau dans l’éternel présent de la Vie – de le re-susciter.

Quand l’homme ne répond pas à la Parole de Vie qui fonde l’univers en esprit et en vérité et l’ouvre au réel et à l’Autre, en lui et hors de lui, il se laisse aller à « la souveraineté du fantasme » qui s’appelle nihilisme[5]. En devenant indifférent aux épreuves de la vie, il annule la différence entre réel et imaginaire au profit d’un fantasme de toute-puissance de la pensée qui ne tient plus compte du principe de non-contradiction, celui de la raison dont le sexe est le lieu entre l’homme et la femme comme entre les générations[6].

Le vivant étant l’agent de la Vie qu’il partage avec tous les autres vivants, son art de concevoir et d’agir, son éthique, se comprennent et s’affirment dans la manière de vivre ensemble l’unité d’une vie qui se révèle en tous. Cette vie, elle ne peut être vraiment vivante par le seul fait que moi, je pense avec vous, si je parle avec vous, si je vis avec vous, nous sommes tous à penser autrement la même chose, et cette chose, cette unité dans la différence, pose la question de la transcendance de ce dont nous parlons et qui parle en nous. Est-ce que cette vie est la Vie comme telle, la vie éternelle ? Elle se révèle en nous. Parole et révélation nous réfèrent à l’origine. La vie dont nous parlons, nous pouvons la reconnaître comme la nôtre mais, en même temps, aucun d’entre nous – pas moi non plus – ne la produit ni ne la démontre.

Nous n’avons sur la modalité de cet acte de la Vie aucune maîtrise. Autrefois, et c’est le champ de la morale, on parlait de la maîtrise des mouvements pulsionnels. Aujourd’hui, on parle de la maîtrise de la vie. Jadis, la loi nous enseignait comment maîtriser nos pulsions : tu ne mentiras pas, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, tu ne porteras pas de faux témoignage. Ainsi, en renonçant à faire ce qui nous était interdit nous tentions de vivre selon l’esprit de celui qui nous l’interdisait, selon la Parole qu’il nous donnait. Cela s’appelle obéir.

Écouter et mettre en pratique ce que l’on entend, c’est incarner l’esprit de celui qui nous parle. Dans cette opération de l’esprit s’instaure la différence en tant qu’altérité. Elle autorise le désir de l’Autre et le souvenir de la communion originelle dans laquelle il s’accomplit. Dans l’acte même où elle sépare les êtres de chair en en faisant des sujets, la parole leur donne la Vie. C’est cela l’amour. La vérité de cet acte n’est pas de savoir, mais de Vie. Il est gratuit. Il n’est ordonné à aucune maîtrise, il est l’acte du don de la vie qui se repère à la patience du temps du désir où il s’élabore, et à la joie dans laquelle il se réalise : celle de l’unité dans la différence, celle de la louange dans la rencontre. Cet acte est le Symbole par excellence. Avec lui, la souffrance de la différence se transforme en joie de la naissance ou du pardon. Contrairement au savoir, l’acte de la vie partagée, le symbole (la parole) nous convertit : il nous tourne vers l’origine dans laquelle elle s’accomplit, le maintenant de nos histoires et nous détourne de la complaisance dans le passé ou de la fuite en avant.

Naître, être pardonné, ressusciter sont l’acte du Vivant dont les vivants que nous sommes ne cessent pas de chercher le visage dans l’histoire. Chercher le visage de la Vie est la plus haute expression du désir de l’homme. C’est ce visage qu’il reconnaît dans ceux qui l’aiment et dans ceux qu’il aime.

3 – La transformation du désir en joie de la rencontre

Tels sont les points de repère de l’éthique du vivant qui n’est pas une éthique professionnelle, celle d’une stratégie. Elle vaut pour le genre humain tout entier et elle déborde toute éthique professionnelle : souffrance et joie sont des indicateurs repérables par tous, mais ils exigent, dans chaque métier, le discernement du sens qui anime la chair entre tristesse et joie : va-t-il dans le sens de la tristesse, vers la mort ? Ou dans le sens de la joie, vers la Vie ? C’est dans l’obéissance[7] à l’esprit de la Vie – ou à la vie de l’esprit – que le vivant découvre qu’il est conduit, au-delà du plaisir ou du déplaisir des sensations et du savoir qu’il en a, à la reconnaissance de la présence de l’Autre où se condamnera au constat d’une absence de communion que, pour ne pas souffrir, il transforme en vide, en rien, ce rien que Lacan classe parmi les « objets a » de nos névroses. Ainsi, objectivées en représentation d’une pulsion – définie par une source organique, (la bouche par exemple), la tension d’un trajet (la faim), et le but visé à atteindre (le plaisir ou le déplaisir) – souffrance, louange, joie, parole et présence ne sont plus la qualification de la vérité du sujet dans la chair. L’essence du sujet dans son rapport aux autres, à lui-même et à l’Autre tombe dans l’ignorance perverse d’un refus de la parole ou de la Vie. L’homme prétend alors que la vie ne lui est pas donnée, alors même qu’il la refuse obstinément. Il ne veut pas reconnaître qu’il ne sait pas tout, que la Vie dont il vit, il ne la connaît pas. Découvrir qu’il ne sait pas ce dont il vit creuse en lui un désir dont il souffre, et dans lequel il s’offre à la révélation de ce qu’il cherche : la présence dont l’homme a soif et qui l’altère au deux sens les plus obvies du terme, celui d’un manque à être originaire qui le tourne vers l’Autre et celui qui fait de la différence avec l’autre le lieu d’une communion qui le signifie. Cette présence du réel dont l’homme a (ontologiquement) soif, elle s’accomplit dans la transformation de la souffrance du désir en joie de la rencontre. Elle est, au sens le plus fort, présence impossible dans l’ordre de la représentation, elle n’est pas de l’ordre du savoir et de l’imaginaire, elle est présence réelle, présence impossible d’un présent éternel où le verbe se conjugue dans la chair de nos histoires. Il y révèle les sujets que nous sommes, inimaginables, irreprésentables et pour le dire de la manière la plus éthique qui soit : vivants de la Vie.

4 – L’éthique du vivant

S’il en est ainsi, quel est le principe de l’action de l’homme, c’est-à-dire qui, vivant, participe au présent de l’action de vivre ? « L’action du vivant appartient à l’ensemble des dimensions par où une personnalité se comprend et s’affirme. Elle implique un art de vivre qui lie conviction et agir[8]. L’action du vivant est de vivre : elle est ordonnée au don de la Vie dans la rencontre des vivants qui la reconnaissent comme la Vérité qui parle de génération en génération et qui les ordonne à la Parole originaire qui, s’ils sont comme elle, a aussi un visage et un nom qu’ils ignorent… ou un nom qu’ils donnent.

L’alchimie du pathos est l’essence du désir dont la naissance ne va pas sans angoisse, quand le sujet y consent entre tristesse et joie en souffrant et en s’offrant. Elle est le principe dans lequel se trouvent liés l’affect et l’action, elle est la source.

La vérité se révèle dans la chair sous l’opacité de l’histoire et des sens. Chaque vivant en est à la fois le voile et le dévoilement : au cœur du silence où la vie échappe à ses sens, il parle.

Notre histoire c’est quoi ? Dans l’histoire des vivants, la Vie participe au présent de son origine. Elle se donne dans le temps, dans le moment présent. C’est dans cette ouverture invisible de la Vie aux vivants ou des vivants à la Vie que l’homme puise le sens de son histoire – le sens de ses affects et de ses actions. Il le lui donne en tant que, par lui, le Sens de la Vie se révèle comme chair parlante et agissante, vivante. La Vie, le vivant ne peut la penser ou l’imaginer – elle le dépasse, elle est « plus grande que lui » -, mais il peut la nommer comme ce qui se révèle en lui et dans ses actes. Il la reconnaît comme ce qui s’enfante en son humanité et qu’il n’est pas. Il est comme ce qui s’enfante en lui dans la rencontre et il n’est pas comme ce qui s’enfante en lui. Il est comme et pas comme : il est comme elle, il est de sa chair, il sait pourtant d’expérience qu’il meurt. Il ne connaît pas la manière dont il est affecté, altéré par elle, et de manière singulière et de manière universelle : elle est son origine, elle est l’origine de l’univers, le réel en expansion. Tout homme est affecté singulièrement par ce qui l’altère. Il éprouve la vie comme ce qui l’affecte, une souffrance, celle du désir de l’Autre. Il souffre de s’enfermer dans le savoir qu’il croit posséder, ou dans les représentations qu’il a de lui-même et dont il tente de jouir à mort par peur du don qu’il éprouve comme une perte. Il l’éprouve comme une perte car il ne peut se le représenter autrement, dans le grenier d’un savoir sur lequel il compte pour maîtriser la vie et la garder. C’est là que, imaginant gagner la vie, il perd la joie. La vie ne se manifeste que dans la blessure de l’altérité. Elle est amour.

En effet, l’homme trouve la joie à laquelle il aspire quand il communie avec les autres dans la Vie partagée. Cette aspiration est le souffle du désir par lequel le vivant est ordonné au don de la vie et à sa révélation. Elle est l’esprit qui fait vivre la chair dans laquelle elle s’engendre.

Conclusion

La morale est, d’une certaine manière, une loi extérieure se définissant par la qualification des actes que l’on fait : c’est bien ou c’est mal. Mais tout le monde sait que ce qui est bien pour les uns peut être mal pour les autres et réciproquement. La morale ne peut donc être au principe de l’action. Elle classe plutôt les actions selon la loi entre le bien et le mal, mais cette distinction ne trouve pas nécessairement son principe dans la Vie et la vérité du désir de l’Autre. Il me semble que si elle ne le trouve pas dans cette ouverture-là, celle du désir et de l’au-delà du principe de plaisir, elle le trouve dans l’intention qu’il a de se donner la vie à l’image du vivant qu’il imagine… et non à l’image du Vivant qui le fait vivre.

Récusée ou complexifiée à l’extrême pour répondre à tous les attendus, la loi finit par se moquer du chemin qu’elle est censée indiquer pour qu’il vive. Ce chemin de l’esprit, elle s’en moque dans la mesure où elle entend tout régenter par elle-même. Ne référant plus chaque cellule ou chaque membre à la Vie dont ils vivent ensemble, chaque cellule ou chaque membre se multiplie de manière déréglée comme c’est le cas dans le cancer : elle se multiplie en fonction des circonstances. La loi éclate en une infinité de règlements et détourne la gestion de l’unité de l’esprit dont tous vivent.

L’éthique, elle, plonge ses racines à l’intime de l’intime, dans la conception que nous avons de l’homme à la lumière de l’esprit qui nous anime, de la foi en la Vie… ou de son refus. Il me semble que l’éthique vient du dedans. Elle nous tourne vers la source de la Vie où se conçoit et se révèle l’homme. Pour être humaine, l’action doit obéir au principe qui fonde dans l’esprit le genre humain… Ce que je crois, en parlant de l’éthique du vivant, c’est que l’homme a la liberté de consentir à la Vie. Hors de ce consentement, il se prive de toute liberté. Pourquoi ce mot de « consentir » ? Pour ne pas dire comprendre. Pour dire croire et espérer en la vie qui parle, se révèle et promet de s’accomplir[9].

Le vivant, nous le disions au début, est celui qui participe au présent de la Vie. Du seul fait qu’il fait et qu’il parle – son action par excellence – il est promesse de présence, parole en acte. Le vivant n’appartient pas à la seule sphère biologique – son chat, son chien, ses puces ou son jardin – ou à la seule sphère logique – sa machine, ses calculs, qu’ils soient ceux de la mathématique, de la science ou de la ruse -, c’est l’homme en tant que le Vivant qui se révèle dans l’acte de la Chair et de la Parole comme celui au service de qui sont la biologie et la logique.

La question de l’homme finalement est là. « La vie est un principe universel d’évaluation et ce principe est unique »[10]. La Vie, en l’homme, se laisse entendre et se révèle. À travers souffrance et joie, elle ne cesse de se révéler dans les actes et les paroles qui expriment le désir, lequel, à l’intime de l’intime de sa chair, trouve son origine et son accomplissement dans une Présence qui dépasse toutes les représentations qu’il peut avoir de lui et du monde.

Le pathos, la souffrance et la joie

Le principe de non-contradiction

Une souffrance sans joie ou sans espérance

serait l’expression « pathétique » et univoque

qu’aucune vie n’arrive ou que la vie est vaine,

qu’elle n’est partagée avec personne.

Chez le vivant,

la souffrance n’est pas la négation de la vie

Ou le vide,

elle est d’abord absence d’un autre vivant

sans lequel il n’y a pas de communion dans la Vie,

elle est une joie qui ne peut pas se dire

ou être entendue

et, de ce fait, elle n’existe pas.

Alors,

elle est l’invivable d’une vie sans autre,

un pur manque à être,

le souvenir d’un chaos sans naissance,

d’un péché sans pardon,

d’une mort sans résurrection.

Elle est le fantasme d’une fermeture

qui ne renvoie au souvenir et à l’espoir

d’aucune ouverture.

Elle est la suture d’une négation

ou d’un refus de rien,

L’affirmation d’un déni de la vie et de l’histoire.
L’éthique d’un souffrant sans joie serait celle d’un mort-vivant,

d’un vivant de la mort :

elle enferme dans une tristesse à mort :

pareillement, une joie sans souffrance

ne pourrait rendre compte de l’expérience de la vie.

Une vie pure

sans altération et sans altérité,

sans soif

et qui ne souffrirait d’aucun désir,

serait la négation de l’essence même de la différence

–  indifférence -,

elle serait une vie qui ne se donnerait pas,

ne s’offrirait pas.

Elle ne manquerait de rien,

elle serait Vie sans naissance,

sans grâce

et sans pardon,

Vie sans autre

et sans révélation dans la chair,

elle serait la négation de l’incarnation.

L’éthique,

le principe de l’action pathétique du vivant,

réside

dans le discernement

du mouvement

qui anime la chair,

et l’oriente vers la lumière.

Ce discernement est distinction

de la vie et de la mort dans un corps,

de la vérité et du mensonge dans la parole,

de l’homme et de la femme dans la chair,

de la lumière et de la nuit dans l’univers.

Ici, toutes ces modalités de la différence sont exclusives :

elles ne peuvent s’entendre en esprit et en vérité

que dans un sens.

Car,

la vie n’appartient au vivant que si elle n’est pas la mort,

la vérité n’appartient au parlant que si elle n’est pas mensonge,

le sexe n’appartient à l’homme et à la femme

que si la vie s’engendre en eux dans l’alliance,

la lumière n’appartient à l’univers

que si elle révèle la vie qui s’incarne

en vivant

dans le chaos,

dans la nuit et

dans la mort,

pour la gloire de Dieu

qui est

le salut de l’homme.

Denis Vasse


[1] Le texte « L’Éthique du vivant » est la transcription de la conférence publique donnée le mardi 18 décembre 2001 à l’Université Catholique de Lyon par Denis Vasse, dans le cadre du Centre Interdisciplinaire d’Éthique (CIE), en conclusion du module intitulé « Le phénomène de la Vie ». Nous remercions très vivement Catherine Perrotin, Directrice du CIE, de nous avoir autorisé à reproduire ce texte, et Denis Vasse dont le propos, pour cette publication dans Théophilyon, est précédé de cette Introduction « L’épreuve de la vie, l’obéissance et l’altération », et suivi d’une Post-face « Le pathos, la souffrance et la joie ».

[2] Henri Laux, Le Dieu Excentré, Paris, Beauchesne, 2001, p.69.

[3] « La vie est sans pourquoi. Et cela parce qu’elle ne tolère en soi aucun hors de soi auquel elle devrait de se manifester et ainsi d’être ce qu’elle est – auquel elle aurait à demander pour-quoi elle est ce qu’elle est, pour-quoi, à dessein de quoi elle est la vie. Seulement, si la vie ne laisse hors de soi aucune réalité extérieure à elle, à laquelle elle aurait à quémander la raison de sa manifestation et ainsi de son être, aucun horizon d’intelligibilité à partir duquel il lui faudrait revenir sur soi pour se comprendre et se justifier elle-même, c’est uniquement parce qu’elle porte en elle ce principe ultime d’intelligibilité et de justification. C’est parce qu’elle se révèle elle-même de telle façon que dans cette révélation pathétique immanente de soi, c’est elle aussi qui est révélée. L’autorévélation de la vie est son auto-justification » Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 320.

[4] « Il se trouve que cette mise hors jeu de la vie transcendantale s’est produite sur le plan théorique au début du XVIIème siècle et qu’elle a déterminé tout le développement de la science moderne. C’est de façon explicite en effet que Galilée avait assigné à celle-ci la connaissance de l’univers composé de corps étendus matériels, dont toutes les propriétés relatives à la vie transcendantale et tributaires d’elle de quelque façon avaient été éliminées. Nous avons exposé la nature de cette réduction galiléenne, qui n’a qu’une fonction méthodologique destinée à circonscrire de façon rigoureuse un domaine de recherche scientifique, l’immense domaine de la connaissance objective de l’univers matériel.  Dans la mesure où la science moderne a donné naissance à une technique entièrement nouvelle qui tend à remplacer progressivement l’activité subjective de la vie par des processus matériels inertes, c’est l’ensemble des sociétés modernes – leur pensée aussi bien que leur « pratique » – qui se trouve marqué par cette mise hors jeu de la vie et de son corrélat, le règne sans partage de l’objectivité dans le nihilisme. » Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000 p.316

[5] « La souveraineté du fantasme appelle le nihilisme. (…) L’anthropologie travaille à la fois l’image, le corps et le mot. (…) L’Occident a su conquérir la non ségrégation, et la liberté a été chèrement conquise, mais de là à instituer l’homosexualité avec un statut familial, c’est mettre le principe démocratique au service du fantasme. C’est fatal dans la mesure où le droit, fondé sur le principe généalogique, laisse la place à une logique hédoniste héritière du nazisme. En effet, Hitler, en s’emparant du pouvoir, du lieu totémique, des emblèmes, de la logique du garant, a produit des assassins innocents. Après Primo Lévi et Robert Antelme, je dirai qu’il n’y a aucune différence entre le SS et moi, si ce n’est que pour le SS le fantasme est roi. Le fantasme, comme le rêve qui n’appartient à personne d’autre qu’au sujet (personne ne peut rêver à la place d’un autre), ne demande qu’à déborder. La logique hitlérienne a installé la logique hédoniste, qui refuse la dimension sacrificielle de la vie. Aujourd’hui, chacun peut se fabriquer sa raison dès lors que le fantasme prime et que le droit n’est plus qu’une machine à enregistrer des pratiques sociales. (…) L’état occidental n’est qu’une forme transitoire de cette vie. Il reproduit du sujet institué, en garantissant le principe universel de non-contradiction : un homme n’est pas une femme, une femme n’est pas un homme ; ainsi se construisent les catégories de la filiation. La fonction anthropologique de l’État est de fonder la raison, donc de transmettre le principe de non-contradiction, donc de civiliser le fantasme. » Pierre Legendre, historien du droit, Nous assistons à une escalade de l’obscurantisme, Le Monde du 23 octobre 2001.

[6] « Qu’est-ce que le principe de raison dans une société ? Je dirai : c’est la construction culturelle d’une image fondatrice, grâce à laquelle toute société définit son propre mode de rationalité, c’est-à-dire son attitude devant la question humaine de la causalité. Cette construction produit un certain type d’institutions, une politique de la causalité, dont procède ce montage de l’interdit que nous appelons en Occident l’État et le Droit. Selon cette perspective, le système institutionnel porté par l’image fondatrice a pour fonction de transmettre la Raison, d’inscrire la reproduction humaine dans le rapport à la causalité, de perpétuer l’interdit (au sens anthropologique de ce terme [celui de tuer et celui de l’inceste]) à travers les générations. Ainsi une société n’est-elle pas un bétail d’individus comptabilisables, mais dans le principe une composition historique de sujets différenciés. De la sorte, nous naissons tous présumés raisonnables. Cette condition impose à la folie statut de décontamination, soit en termes de tradition européenne, statut de maladie de l’esprit. À proprement parler, l’esprit se défait (de-mentia). », Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie, Traité sur le Père, Champs, Flammarion, 1989, p.57.

[7] Cf. la note introductive à ce texte (extrait de Conversation sur l’éthique, Denis Vasse – Françoise Muckensturm).

[8] Henri Laux, Le Dieu excentré, Paris, Beauchesne, 2001, p.54

[9] « L’espérance est comme une foi antérieure à la loi. Antérieure, en ce qu’elle dépasse toute religion particulière, et même tout référence à Dieu, puisqu’elle est simplement une condition pour vivre. », Paul Beauchamp, Testament biblique, Bayard, 2001, p.61.

[10] « Le nihilisme s’entend d’abord comme une négation de toutes les valeurs. Or, depuis l’origine des temps, des valeurs règlent les actions humaines, déterminant les structures et le fonctionnement des sociétés. Pour qu’advienne le nihilisme, il est donc nécessaire qu’un certain nombre de processus divers – processus de destruction, voire d’autodestruction – aient abouti à l’ébranlement, à la dissolution et finalement à l’élimination de toutes ces valeurs. En fait de valeurs cependant, il n’y en a aucune dans la nature. C’est seulement dans la vie pour elle, en fonction de besoins et de désirs qui lui appartiennent en propre, que des valeurs corrélatives à ses besoins sont assignées aux choses. La vie est un principe d’évaluation et ce principe est unique. Du même coup, la vie se révèle être l’origine de la culture, pour autant que celle-ci n’est rien d’autre que l’ensemble des normes et des idéaux que la vie s’impose à elle-même dans le but de réaliser ses besoins et ses désirs, lesquels se résument ou se concentrent finalement en un seul, le besoin de la vie de s’accroître sans cesse d’elle-même, d’accroître sa capacité de sentir, le niveau de son action, l’intensité de son amour », Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p.312.